Avant d’aborder le sujet essentiel de l’entretien et qui se rapporte à votre, ou vos projets, pour l’Unesco pour les années à venir, pouvez-vous nous décrire vos sentiments après l’annonce des résultats des élections qui étaient pour le moins féroces ?
Si je parle de mes sentiments, je dirai que j’étais bien sûr au comble de la joie, une joie mêlée de fatigue. Mais je ne vous cache pas ma surprise après l’annonce des résultats. A tel point que j’étais devenue pendant un moment tout à fait inconsciente de ce qui se passait autour de moi. Je devais prononcer une allocution devant le conseil exécutif de l’Unesco. J’ai commencé par féliciter Farouk Hosni pour sa performance et l’esprit de tolérance qu’il a manifesté. J’ai aussi noté que je ne croyais pas en la théorie du choc des civilisations. A ce propos, je me souviens que lorsque nous avions accueilli l’auteur de cette théorie, Samuel Huntington, dans les années 1990 en Bulgarie, nous lui avions affiché notre opposition véhémente. A mon avis, le monde est dominé par une seule civilisation, celle humaine, qui réunit sous sa bannière des cultures multiples qui puisent les unes des autres et qui s’influencent mutuellement. Les cultures connaissent des moments de gloire comme des moments de décadence, mais elles déversent toutes dans une seule et unique civilisation qui est la civilisation humaine.
Enfin, je ne manquerai pas de souligner que, pendant ce marathon électoral, je croisais souvent le ministre Farouk Hosni, et je peux dire que nous sommes devenus amis. Les félicitations qu’il m’a adressées après mon élection montrent sa vraie personnalité et qu’il est un artiste issu d’une grande civilisation. Son geste était cordial et généreux.
Dans la culture de votre pays, la Bulgarie, quels sont les éléments qui vous ont amenée à rejeter la théorie du choc des civilisations ?
Notre différence avec Samuel Huntington était le résultat d’une série de discussions qui nous amenait toujours au refus de sa théorie. La Bulgarie, en tant que pays de l’Europe de l’Est, a depuis toujours cultivé des liens étroits avec le monde et la culture islamiques, notamment durant l’époque ottomane qui s’est étendue sur plusieurs siècles dans les pays du Balkan et dans l’est de l’Europe. Nous nous sommes rapprochés de cette culture de l’autre qui nous a beaucoup influencés. Il s’agit donc d’une influence culturelle qui remonte à plusieurs siècles et qui est bien ancrée dans notre histoire. Ce n’est pas une culture qui nous était simplement parvenue à travers des immigrés, comme c’est le cas ailleurs.
Ceci est bien évident. Mais pouvez-vous expliquer à nos lecteurs égyptiens et arabes qui ont beaucoup entendu autant sur le dialogue des cultures que sur le choc des civilisations, comment deux mondes considérés comme différents peuvent-ils se réconcilier pour autant dire ? Quelles sont les idées que vous proposez à cet égard ? Il n’existe pas deux mondes, mais uniquement un seul. c’est le monde de la civilisation humaine avec ses multiples ramifications et ses différentes étapes d’essor et de déclin. Au Moyen-Age, les cultures dans le monde islamique étaient très avancées par rapport à celles qui prévalaient en Europe. Ce sont les savants arabes, avec leur savoir et leur science, sur lesquels l’Occident a bâti la civilisation d’aujourd’hui. Aujourd’hui, il y a des sociétés dans le Sud et l’Est de l’Asie ainsi qu’en Amérique latine qui ont réalisé d’importants développements. Toutes ces cultures déversent dans un seul fleuve, celui de la civilisation humaine. A l’heure de la mondialisation, les avancées réalisées au sein d’une culture auront sûrement leur influence sur les autres et enrichissent de la sorte la civilisation humaine dans son ensemble.
Nous vivons aujourd’hui dans un monde multipolaire qui n’est plus axé sur les Etats-Unis ou l’Europe. Aujourd’hui, il y a la Chine, l’Inde et l’Afrique de Sud, sans oublier les forces ascendantes en Amérique latine. Tout cela forme un dynamisme facilité par la mondialisation et du progrès technologique.
Il s’agit donc, comme vous le dites, d’un seul monde, mais un monde souvent rongé par des guerres et des conflits ? Naturellement, parce qu’au sein de ce monde, il y a le nord et le sud, et à l’intérieur de chacun d’eux, il existe des entités plus petites, avec tout ce que cela représente en termes de différences culturelles et méthodologiques. En réalité, les problèmes ont commencé avec l’ère de la mondialisation, car il y a des pays qui n’ont pas pu réaliser l’équilibre requis face à cette vague déferlante qu’est la mondialisation. Au sein de chaque pays, il y a ceux qui ressentent un danger menaçant leur identité. Ils se battent alors pour la préserver. C’est là un phénomène ressenti dans tous les pays du monde, riches soient-ils ou pauvres.
Le monde, avec ses multiples cultures, est en quête de son identité, mais en même temps, il souffre d’une importante disparité en termes de développement et de progrès technologique. La partie du monde qui souffre d’une carence à ces niveaux et a du mal à se rattraper alors que l’autre partie du monde évolue à grands pas. Ceci crée un état d’instabilité entraînant à son tour des maux politiques et sociaux dont l’extrémisme par exemple.
L’extrémisme est-il une réaction politique à l’injustice, une réaction sociale à l’inégalité ou bien une réaction culturelle à ce déséquilibre ? Au départ, il faut dire que l’extrémisme existe dans tous les pays et il est incorrect de l’attribuer à un peuple précis. L’extrémisme est le résultat de tout ce que vous venez d’évoquer. Il trahit en effet un déséquilibre au sein des sociétés.
Quel pourrait être le rôle de l’Unesco vis-à-vis d’un phénomène comme l’extrémisme outre la promotion du dialogue des civilisations ? Dans un monde en pleine mutation, je pense que l’Unesco doit également jouer un rôle social. Les efforts dans les domaines de l’éducation, des sciences et de la culture n’auront aucun sens s’ils ne sont pas accompagnés d’une évolution sociale et humaine, et d’un dialogue de civilisations ou, plus précisément, de cultures.
Mais l’Unesco, qui est finalement une organisation aux ressources limitées, comment pourra-t-elle se procurer les fonds nécessaires au financement de ces programmes ambitieux ? La conférence générale prévue dans quelques jours discutera du budget de l’Unesco pour les deux prochaines années. Permettez-moi de vous dire que j’ai des idées pour améliorer le statut financier de l’Unesco en sollicitant notamment les institutions financières mondiales tels que le FMI et la Banque mondiale, entre autres, pour participer à ses activités.
D’ailleurs, le directeur général sortant Koïchiro Matsura s’est effectivement engagé dans ce sens. Bien sûr, les pays arabes auront un part à assumer en ce qui concerne le financement, surtout les pays pétroliers, tels que l’Arabie saoudite, certains pays du Golfe, la Libye et autres. J’ai déjà eu des contacts avec les ministres et les ambassadeurs de ces pays et nous travaillerons dans une prochaine étape pour consolider la participation arabe aux projets de l’Unesco, d’autant plus que l’apport arabe est demandé avec force.
Concrètement, quelle sera votre prochaine démarche ? Je commence par une tournée qui m’amènera en Egypte et d’autres pays arabes. Je tiens à rencontrer le président Hosni Moubarak et son épouse qui déploie, comme je le sais bien, un énorme effort dans le domaine de l’action sociale et culturelle. En effet, M. Matsura m’a conseillé de les rencontrer au plus vite pour bénéficier de leurs expériences dans ce domaine. Je rencontrerai également mon ami Farouk Hosni et je tâcherai de tirer profit de ses idées inédites sur le dialogue des cultures qui formaient la clef de voûte de son programme à l’Unesco. D’ailleurs, je tiens beaucoup à son apport dans le domaine de la préservation du patrimoine humain.
Entretien mené par Ahmed Youssef