La crise écologique et la nouvelle ignorance
Sommes-nous suffisamment conscients de la détérioration sans précédent de l’état de notre maison commune, fragilisée par les perturbations climatiques, et de « la menace immédiate
et potentiellement irréversible pour les sociétés humaines et la planète », dont les conséquences entraînent l’insécurité, les mouvements de réfugiés, des pertes et des préjudices définitifs, et qui constitue « un sujet de préoccupation pour l’humanité tout entière (1) » ? Ce qui est gravissime, c’est le pillage des ressources vivantes, la perte de la biodiversité et l’asservissement excessif des espaces naturels (ou écosystèmes). Il est désormais acquis que l’être humain est la principale cause du réchauffement planétaire, notamment depuis la révolution industrielle ; à cela s’ajoute le fait que l’humanité n’a jamais autant pollué que depuis le début du xxie siècle, comme l’a établi le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et comme s’en alarment plus de 15 000 scientifiques de 184 pays signataires d’une « Mise en garde des scientifiques du monde entier à l’humanité », publiée en décembre 2017 dans la revue BioScience (2). Il n’est pas inutile de relever que leur avertissement faisait écho à une mise en garde analogue rendue publique vingt-cinq ans plus tôt, en 1992, qui incluait la signature d’une majorité des récipiendaires du prix Nobel alors vivants.
Pour la première fois dans l’histoire – avant la défection récente des États-Unis – un accord avait pourtant fait l’unanimité mondialement : tous les pays, « toutes les parties », et non plus seulement les pays industrialisés, se sont engagés à des politiques de lutte contre le changement climatique lors de la XXIe séance de la Conférence des parties sur le climat (COP21), tenue en décembre 2015 à Paris sous l’égide de l’ONU. La COP21 a marqué historiquement la convergence multilatérale des États du monde : elle a décidé de limiter la hausse des températures en deçà du seuil critique de 2 degrés Celsius et d’atteindre un équilibre entre les émissions dues aux activités humaines et celles absorbées par les puits de carbone : forêts, océans ou techniques de captage de CO2. L’océan, en particulier, est un puits de carbone majeur pour la planète, surtout les eaux froides polaires dans lesquelles le
CO2 est plus soluble – mais de moins en moins, avec leur acidification par le CO2. Le temps est venu de passer à l’action. Deux faits enjoignent tout spécialement le Canada et ses institutions à veiller à la survivance de la planète et à jouer le rôle de sentinelle pour l’humanité entière ; c’est ce qui a inspiré, de notre part, la tenue d’un important colloque international et transdisciplinaire à l’Université Laval à l’automne 2017, dont les Actes paraîtront prochainement. Il s’agit de :
a) sa contribution majeure à l’adoption par l’Assemblée générale des Nations Unies (en 2005) du principe de « La responsabilité de protéger » comme fondement de l’action collective ;
b) sa position géographique privilégiée aux avant-postes de la zone Nord, qui est particulièrement affectée par les conséquences des transformations du climat et de
la fonte des glaces sur toute vie humaine, animale, végétale – et microbienne, la flore microbienne étant, on le sait, à la base de la chaîne alimentaire.
Il est bien établi, de surcroît, que le réchauffement du climat induit par les gaz à effet de serre est amplifié aux hautes latitudes nordiques. Rien d’étonnant dès lors à ce que l’observation du Nord permette de mieux anticiper ce qui attend le reste de la planète.
La dignité
Nous proposons la dignité à titre de nouveau paradigme pour penser, orienter et imprégner les actions visant à préserver les écosystèmes mondiaux et à assainir les relations humaines concernées, car la dignité est la cause la plus fondamentale de toute action d’aide et parce que le respect de « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine », telle qu’énoncée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, appelle au respect de notre oikos (« habitat ») auquel renvoie le mot « écologie », bref de notre « maison commune ». Il s’agit aussi d’éveiller encore davantage à notre dignité d’agents libres, en vertu de laquelle nous avons à répondre de nos choix et de nos actes. Ceux-ci affectent tant la nature qu’autrui, à commencer par celles et ceux qui sont les plus immédiatement exposés à la grave dégradation actuelle du Nord, notamment les autochtones du Canada. Nous osons penser en outre que la sagesse des peuples autochtones, qui témoigne de la dignité
de la nature elle-même, nous invite à redéfinir les rapports de l’être humain à son environnement et à dépasser le paradigme technocratique trop souvent dominant, au service de l’utopie de l’immédiat. On découvre ainsi trois acceptions distinctes à la dignité : celle d’autrui « du seul fait qu’il est humain » (Ricœur (3) ; celle d’agents libres ; et celle de la nature. C’est Emmanuel Kant qui semble avoir le mieux défini la dignité à l’époque moderne, en précisant, par exemple, que
[…] ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité […] Les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, autrement dit comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant notre faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect). Ce ne sont donc pas là des fins simplement subjectives, dont l’existence, comme effet de notre action, a une valeur pour nous : ce sont des fins objectives, c’est-à dire des choses dont l’existence est une fin en soi même, et même une fin telle qu’elle ne peut être remplacée par aucune autre […] (4).
Le défi que nous avons à relever – comme tant d’autres plus que jamais à notre époque – est complexe. Autrement dit, il est concret, mot dont l’étymologie est révélatrice ; concrescere signifie « croître ensemble ». L’arbre concret ne saurait être réduit au tronc, aux branches, aux feuilles, mais c’est tout autant la sève, l’eau, la lumière, sa croissance, la solidarité de la forêt et ainsi de suite. Ne considérer que l’un ou seulement quelques-uns de ces aspects de manière isolée est aussitôt abstrait et du même coup fallacieux. L’erreur dont il faut se garder avant tout, ici encore, est celle qu’a su admirablement dénoncer le grand philosophe angloaméricain A. N. Whitehead sous l’appellation The Fallacy of Misplaced Concreteness (5), « le paralogisme du concret mal placé », ou encore « la localisation fallacieuse du concret ».
En d’autres termes, le défi c’est le tout. Pour peu que l’on s’interroge sur l’être humain, par
exemple, en faisant le tour d’une institution du savoir, telle une université, pour trouver des
réponses, chaque discipline sans exception donnera de l’information essentielle à la compréhension de l’être humain, certes, mais leur juxtaposition ne saurait suffire. Il faut un principe unificateur qui nous permette de les intégrer toutes. Comment éviter une simple juxtaposition, un émiettement sans résolution ? Or, justement, le principe unificateur que nous proposons est celui de dignité. En notre qualité d’universitaires et de chercheurs, de décideurs, de représentants de tous les âges, fidèles à la responsabilité de protéger dont il est ici question, nous appelons toutes les compétences et les bonnes volontés à la prise de conscience de cette réalité. Il est urgent de provoquer un sursaut, et d’agir maintenant, là où nous sommes, en prenant des mesures appropriées dans nos pays et dans l’ordre international auquel nous appartenons, afin d’infléchir le cours de cette dégradation et d’assurer la dignité de tous dans la sécurité. Nous appelons à une vision élargie à l’ensemble
de la planète et au long terme, qui considère que le droit à la vie oblige absolument (Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948, Article 3). Que peut-on désigner de plus universel que le soin de l’air et de l’eau, par exemple ? On ne saurait mieux résumer la situation actuelle que dans les mots qui suivent :
Le véritable problème c’est la façon dont les humains occupent la planète, quel que soit leur nombre. L’habitent-ils de façon harmonieuse, raisonnable et responsable, ou plutôt d’une manière abusive, prédatrice et destructrice ? La réponse est que l’humanité, en particulier dans les pays riches, habite la planète de façon de plus en plus prédatrice. Cela est vrai notamment dans l’agriculture mondialisée, l’une des grandes responsables de la détérioration de la biosphère et des bouleversements climatiques, de même que de la destruction de la petite agriculture familiale appauvrissant les campagnes et contribuant à l’exode vers les villes. L’agriculture industrielle, aujourd’hui largement entre les mains des multinationales de l’agroalimentaire, produit trop et mal, notamment en externalisant et en socialisant les coûts et les risques écologiques. Le bluff qui consiste à affirmer que l’on doit mettre en culture une part croissante de la planète, notamment en la déboisant davantage, n’est que cela, un bluff, par ailleurs fort coûteux. Le problème n’est pas le manque de nourriture, mais la distribution inégale tant de sa production que de sa consommation. L’agriculture mondialisée, source de gigantesques profits, produit déjà assez de nourriture pour nourrir plus de dix milliards de personnes. Pour de multiples raisons et de multiples façons nous gaspillons au moins le tiers de la production alimentaire mondiale, une production elle-même fort mal répartie au plan géographique, si mal qu’on en arrive à créer de véritables déserts alimentaires (6).
Les États et les collectivités ont non seulement l’obligation morale de protéger des intérêts aussi universels, mais c’est tout à leur avantage de le faire. Ils ne devraient pas être dupes du faux dilemme suivant : ou bien l’écologie, ou bien l’économie. Si on pense que le moteur de l’économie est l’intérêt individuel, il serait aisé de conclure qu’elle ne serait pas compatible avec la recherche de l’intérêt collectif que traduit l’écologie. Il n’en est rien. En effet, c’est
parce qu’intérêt privé et intérêt collectif peuvent coïncider que le progrès économique n’a pas à se réaliser au détriment de l’écologie, de même que l’écologie n’est pas inéluctablement un frein à la prospérité ou au système économique. C’est ainsi, par exemple, qu’en investissant dans les technologies vertes et en finançant massivement la recherche d’énergies alternatives, on servirait le bien de chaque personne.
Comme le fait remarquer Vittorio Hösle, il serait dangereux d’abandonner l’intérêt personnel qui est celui-ci ne se réduise pas à l’égoïsme dans une économie laissée à elle-même, Hösle précise-t-il à juste titre qu’il est crucial de lui poser des limites et des règles : « Seule l’application conséquente du principe pollueur-payeur est compatible avec l’idéal d’autonomie qui est au fondement du capitalisme : celui qui dégrade ou surexploite l’environnement doit en payer le prix (7). » Il est clair qu’en pareille perspective, l’économie et l’écologie peuvent œuvrer de pair dans la recherche du bien commun (8).
La beauté qui nous est confiée
Il y va de la beauté du monde visible, dont la reconnaissance préserve la possibilité de l’émerveillement devant la nature, la découverte de sa fabuleuse organisation, source de joie universelle en tout temps et en tout lieu, que manifeste le processus immémorial de la civilisation, inspirant l’art et la créativité, les sciences et les cultures. La recherche de cette beauté témoigne de l’appartenance de l’être humain à ce monde dont il se réjouit, mais aussi de sa capacité « de servir un autre type de beauté : la qualité de vie des personnes, leur adaptation à l’environnement, la rencontre et l’aide mutuelle » en intégrant cette beauté jusqu’à l’urbanisme et à l’architecture (9), sans parler de son désir de voir au-delà et de trouver du sens à l’existence. Enfin, elle ouvre le regard sur la nature non exploitée qui sauve l’équilibre de la planète, contrairement à la conception étroitement utilitariste de l’exploitation qui réduit l’humanité et l’environnement au statut de moyen.
Le crime de la nouvelle ignorance (10)
Depuis un demi-siècle, la température augmente rapidement, les glaces fondent, les océans sont pollués, la transformation irréversible du sol, des côtes, des mers, tout cela entraîne des conséquences sur la vie quotidienne des peuples, sur leurs cultures et l’équilibre de leur vie sociale, sur la faune et la flore. Les projections pour l’avenir proche annoncent des effets – entre autres des conflits inter- ou intraétatiques pour l’eau, des migrations climatiques – qui menacent la sécurité collective et la paix internationale. Selon une estimation de 2018
par la Banque mondiale, la migration attendue au cours des prochaines décennies en raison de dérèglements climatiques, comme la sécheresse et la montée des océans, pourrait concerner 143 millions de personnes d’ici 2050.
Or la nouvelle ignorance, obsédée par le court terme et l’immédiat, la consommation débridée et la fuite en avant de la production industrielle, ignore, en son double sens, involontairement et volontairement, cette situation nouvelle et son caractère global. Ainsi des climato sceptiques nient la part déterminante d’origine humaine dans ces phénomènes qui proviendraient selon eux de l’activité solaire et de cycles de la nature qui nous échappent.
Pourtant, les rapports scientifiques indépendants attestent que l’augmentation actuelle des perturbations climatiques et leurs conséquences sur la nature et les êtres vivants demeure largement due à la production de CO2 (émanant du charbon, du pétrole et du gaz naturel) par les activités humaines. Dans le passé, les perturbations climatiques ont été causées par des phénomènes naturels tels que les éruptions volcaniques et les changements de l’orbite
terrestre.
Il importe de souligner le caractère essentiellement idéologique des raisons qui soutiennent les thèses climatosceptiques. Tout en refusant les faits établis par le consensus scientifique, le désir de détourner le regard de la réalité motive un discours justifiant sa déformation par l’obsession de la rentabilité économique à court terme, dont la vision, focalisée sur l’immédiat, donne l’impression qu’il n’y a rien à faire dans le temps présent pour changer
la situation. Cela dit, le climato scepticisme n’est pas uniquement présent chez les grands de l’industrie et de la finance. Plusieurs études ont montré que c’est malheureusement un phénomène qui touche maintenant plusieurs couches de la société, essentiellement manipulées, certes, par ces derniers, par l’entremise des médias qu’ils contrôlent (11).
Pourtant, ce qui n’a que l’apparence du lointain a néanmoins besoin de notre attention et de nos soins immédiats ! L’urgence de la situation ne nous permet pas de rester ainsi volontairement myopes. Malgré des sirènes électorales et des opiums publicitaires visant à rassurer la population et à l’enfermer dans une vision déformée du réel, malgré la crédulité dérisoire à l’égard de « faits alternatifs », les discours doubles sont trompeurs : il n’y a pas de conception « alternative » et pas de planète de rechange. De même, la confiance aveugle en nos capacités technologiques pour trouver demain une solution aux problèmes qui seront à nos portes – qu’ils ont en réalité déjà franchies – ne peut aboutir qu’à des impasses ; l’expérience montre assez que les seules solutions techniques engendrent trop souvent d’autres difficultés sans remédier aux problèmes (12).
Les négations des sceptiques servent l’idéologie du marché. La primauté de l’offre commerciale évite toute analyse des besoins et réduit la demande aux besoins solvables (avec l’obsolescence programmée, un gaspillage organisé et encouragé, la surconsommation,
la suffocation sous des déchets non dégradables…). Il ne faut pas non plus passer sous silence le rôle que jouent celles et ceux qui bénéficient de la structure actuelle de l’économie. Les plus fortunés ont tout avantage à ce qu’on relativise les effets produits sur la planète par les dérèglements climatiques afin de permettre la poursuite du mode indéfini de consommation sans inquiéter l’opinion publique. Nous considérons comme une attitude criminelle envers l’humanité la négation des constats effectués par les scientifiques et le refus de dirigeants politiques d’adopter des mesures recommandées par la COP21 pour protéger la planète des conséquences de l’accélération du réchauffement climatique. Ici encore, toutefois, il ne faut pas non plus ignorer la montée du climato scepticisme en d’autres
couches de la société. Le fait qu’elles soient sans contredit influencées et manipulées par les industriels et le monde financier n’excuse personne (13).
Au risque de nous répéter, il faut déplorer, en outre, le mépris des climato sceptiques à l’égard d’une convergence multilatérale aussi imposante que celle de tous les États du monde, marquée par la COP21. C’est pourtant là qu’a pu se constater une première fois l’unité du genre humain en son expression nouvelle et unanime, et où l’humanité tout entière fut appelée à prendre des décisions en faveur du bien commun universel.
Cette ignorance de la réalité et cette méconnaissance de notre responsabilité constituent en fait un crime contre les générations à venir alors que l’humanité a la capacité distinctive « de ne pas jouir simplement de l’instant présent, mais de rendre présent le temps à venir, fût-il très éloigné (14) ». Il en va du droit à l’existence et à une vie pleinement humaine de celles et de ceux qui n’ont pas encore de voix.
La version complète du Manifeste, notamment Propositions pour une « riposte efficace et progressive » est à commander à www.pulaval.com.