CONSIGNE : "Balthus"
"Inquiétant"
Ecrire (au maximum) une page A4 "inspirée" par ce tableau inquiétant de Balthus
Ce jour-là, on marchait au milieu du labyrinthe de la forêt de béton, où pouvaient croître des tuiles, du parpaing et du verre.
Mon père, la baguette à la main et notre petit Bichou au doigt, ma mère à l’inquiétude sculptée au visage, on se dirigeait vers la plage.
Je me souviens de notre direction, parce qu’on adorait voir Bichou barboter et échouer à attraper les poissons. Mes parents ne me croyaient pas quand j’expliquais qu’il faisait exprès de les manquer. Ce n’était pas possible que Bichou soit si nul ! Cela dit, il ne savait pas aboyer non plus...
À un moment, nous croisons un homme, assis sur le trottoir, le regard fixe vers celui d’en face, bien habillé et les pieds nus.
Ne vous méprenez pas, je ne suis pas de ceux qui jugent. Mais permettez-moi de trouver ça biz... original que d’être richement vêtu et de manquer de chaussure.
Donc ce jour-là, ce 6 juin de 1936, était étrange.
Cette image (de mon père avec la baguette et le chien à son pied, de ma mère me regardant de son air éternellement inquiet) se répétait.
Déjà vu, me direz-vous. Mais à cela s’ajoutait la présence de cet homme.
Que nous avons vu, bon nombre de fois. Trop souvent pour que ça soit le même homme, trop précis pour qu’il en soit un autre, et trop proche pour que la scène soit saine.
Je m’en souviens. Comme si c’était hier... Non. Comme si ça se produisait, maintenant.
Comme si vous étiez rentrés par cette porte pour la cinquième fois de la journée habillé de la même façon avec la même mèche rebelle et le même faux sourire et les mêmes yeux cernés après cinq fois où moi-même vous l’ai fait remarquer.
Comme si cette boucle ne s’était jamais arrêtée.
Vous ne la sentez pas ?
Ma mère, elle...
Quelque chose n’allait pas.
Nous avons donc croisé cet homme et son regard fixe comme une barrière invisible dans des ruelles des intersections et des directions toutes différentes, comme s’il essayait de nous arrêter par la pensée.
Nous allions à la plage, n’est-ce pas ? Et plus l’air salin se faisait sentir, plus oppressante était sa présence.
Comme si nous nous rapprochions de la chose dont il voulait nous garder et qu’il était bientôt trop tard pour que sa tâche soit effectuée.
Je pense souvent que si nous l’avions écouté ou que nous avions pris peur comme il le voulait...
Je ne sais plus ni quand ni pourquoi mais je me suis approché de lui pour voir ce qu’il nous voulait ; ses yeux portaient le linceul et je n’ai pas réussi à m’extirper de ce regard mouvant, je me sentais m’enfoncer dans des pensées d’une noirceur abyssale.
C’est l’aboiement de Bichou qui m’en a sorti.
Quand les yeux de l’homme ont dû lâcher leur emprise, mes parents m’ont pris par les bras et nous avons continué notre route dans le dédale.
Ma vie avait changé, je me souviens avoir remarqué pour la première fois la peur défigurer mon père.
Nous n’avons pas arrêté de le croiser, je le voyais devant moi à côté de moi et si je me retournais je le verrai derrière moi.
Juste avant que nous ayons la mer en vue, il m’attrapa le bras, si fort qu’il aurait pu nécroser.
« Préparez-vous à la noyade. »
Nous y sommes allés. Nous nous sommes baignés. Avons passé une superbe journée.