Le roman graphique, bien plus qu’une bande dessinée
Nous confondons à tort -dans la représentation que nous pouvons avoir- entre bande dessinée et roman graphique. Même si les deux genres sont composés de bulles qui contiennent des paroles dites ou des pensées exprimées, la différence se situe au niveau de la sérialisation de la bande dessinée dont la publication s’étend sur des mois, des années, etc., alors que le roman graphique présente la même structure de fond qu’un roman traditionnel, et est destiné à un public diversifié de lecteurs (enfants et adultes). Il est lu comme une seule histoire, avec un seul thème. Autrement dit, le roman graphique est un récit unique raconté à travers l’agencement d’images ou de combinaisons d’images et de mots pour dire une histoire ou développer une idée (W. Eisner, 1985). Le premier à avoir initié le terme Roman graphique pour ce genre « très connu et peu reconnu » et qu’il définit comme « art séquentiel », est Will Eisner. En effet, la juxtaposition des images volontairement séquencée pour construire du sens, le différencie des autres formats multimodaux.
Dans un roman graphique, l’image et le texte ne doivent pas être traités séparément. L’association image-texte permet de construire du sens (S. McCloud, 1994). Le lecteur du roman graphique est amené à prendre part à chaque séquence narrative : il s’identifie à l’héros/héroïne en particulier, se compare aux personnages en général, s’interroge sur l’intrigue/l’histoire, ressent l’atmosphère/l’ambiance/la couleur ou son absence, voyage dans l’espace/le temps, fait appel à sa sensibilité/culture, active sa perception pour construire progressivement du sens. L’avantage reste que tout lecteur n’a pas besoin au départ de décoder le texte pour l’acquisition des aptitudes de compréhension (T. Edmunds, 2006).
Si tous les romans graphiques sont des bandes dessinées, toutes les bandes dessinées ne sont pas des romans graphiques (J. McTaggart, 2008 : 31). En effet, « un roman graphique est une BD autrement nommée ». (J. GHOSN, 2009 : 9). Dès lors, la conception du dessin dans le roman graphique est considérée comme « écriture » et non comme une illustration. À cet effet, « le roman graphique nous projette dans la notion de “roman” à travers une forme illustrée où le texte et les images fonctionnent dans une dynamique pour dire une histoire et de ce fait, construire du sens » (L. Boumendjel, 2018).
Le roman graphique, une culture populaire partagée en classe de langue
Dès l’enfance, on est plongé dans la culture populaire, alors que certains enseignants ignorent simplement cette réalité. En intégrant la culture populaire dans le programme, les enseignants peuvent combler ces différences sociales de nombreux apprenants, éprouvées à l’intérieur comme à l’extérieur de l’univers de la classe (T. Morrison, G. Bryan, et G. Chilcoat, 2002). Plus qu’une « histoire racontée », le roman graphique est un discours social qui pourrait être observé comme « support et outil », un matériau mis au service des pratiques de l’enseignement/apprentissage d’une langue. C’est un texte multimodal, une scène animée d’une dynamique qui fait interagir la langue, le visuel, le mouvement, l’espace et le temps, le son –à déchiffrer -, etc. Plusieurs critères sont pris en considération pour la sélection d’un roman graphique destiné à être utilisé en classe. Ils dépendent de plusieurs facteurs tels l’âge des apprentis1 de la langue, la typologie des romans graphiques (la fiction, la fiction historique, la fantaisie ou la littérature non-romanesque, etc.), les thèmes abordés, la langue utilisée, l’interdépendance des mots et des images, la qualité artistique, etc. Ce genre de romans couvre effectivement une variété de thèmes et de sujets, y compris le vrai crime, l’histoire, la science, la biographie et les mémoires (A. Behler, 2006) ; il traite des sujets mûrs et pertinents, à titre d’exemple les conséquences d’un rendez-vous qui a mal tourné, la vie quotidienne des individus au sein de chaînes sociales complexes, les catastrophes naturelles, le génocide et la violence (L. Boumendjel, 2018). En outre, la valeur humaine y est largement exposée et peut potentiellement influencer la vie des lecteurs. Ils peuvent « littéralement mettre un visage humain sur un sujet donné » (R. Versaci, 2001 : 62), ce qui créé un lien affectif, étroit entre lecteurs et personnages d’une histoire. Les lecteurs/apprenants pourraient alors réfléchir à la manière dont les aspects visuels des personnages codent des éléments de race, de culture, de tempérament, etc., puis voir comment ces esquisses de personnages sont appuyées ou subverties tout au long de l’histoire racontée (C. Sly, 2017).
Médiateur culturel, le roman graphique au-delà des frontières
Les cultures -aussi diversifiées qu’elles soient- qui transcendant les frontières des nations, défilent dans les romans graphiques : Persepolis (2003) de Marjane Satrapi renseigne sur la condition féminine en Iran ; Palestine (2001), de Joe Sacco expose le témoignage d’un vécu dans deux camps différents : « La bande de Gaza », et « Une nation occupée » ; Helldorado (2006-2009) de Jean David Morvan, Miroslav Dragan (Scénario) et Ignatio Noé (Dessin et couleurs) relatent l’histoire d’autochtones survivant aux conquistadors espagnols ; V for Vendetta (1982-1990) de Alan Moore (auteur), David Lloyd et Tony Weare (artistes illustrateurs) qui dépeint une guerre mondiale nucléaire, est un symbole de la rébellion face à l’ordre établi ; etc. Il serait impossible de citer ici tous les romans graphiques produits. La liste reste ouverte, car le choix des thèmes, des sujets, est illimité.
Le roman graphique, de la prose aux médias centrés sur l’image
Le roman graphique qu’il soit en noir et blanc ou en couleur doit être captivant pour répondre aux besoins de la classe de langue. Apprendre à comprendre et à interpréter les images à l’intérieur des panneaux, motive les lecteurs à agir et échanger avec le monde dans lequel nous vivons. Les récits graphiques qui traversent les démarcations culturelles et/ou conventionnelles, constituent un fait observable de tous. C.W. Chun (2009) donne un bon nombres d’exemples tel le roman réécrit de Gregory Maguire : The Life and Times of the Wicked Witch of the West (New York : Regan, 1995). Ou encore celui de Neil Gaiman qui célèbre le roman graphique en se concentrant sur Sandman, maitre du monde des rêves où il invoque des éléments d’horreur, de fantastique, d’histoire et de mythologie en utilisant Shakespeare comme personnage. De grands classiques sont également adaptés au format « roman graphique » pour permettre d’accéder plus facilement au contenu. De sérieuses réalisations ont été effectuées, à titre d’exemple le roman graphique de Robert Crumb comportant la biographie de Kafka, (écrit by David Zane Mairowitz ; Lanham : Totem, 2000). Ainsi, l’intégration des romans graphiques en classe fournirait la passerelle entre les écrits traditionnels en prose et les médias centrés sur l’image (K. Monnin, 2013).
Le visuverbal pour accéder à la langue
Le monde actuel est visuel, les jeunes lecteurs montrent un intérêt grandissant pour la bande dessinée japonaise (Manga), mais aussi pour le roman graphique, car multiculturel et transculturel. Au vu de ce constat, ce médiateur culturel visuel suscite plusieurs réflexions dans les pratiques enseignantes des langues et des cultures étrangères à travers le monde, car il interpelle et motive. Bien qu’actuellement, il semble plus facile d’accéder à une grande variété de ce support en raison de l’accessibilité à Internet et aux médias, cela ne garantit pas une exploitation pertinente -pratique et riche- à des fins d’apprentissage. En effet, il est nécessaire d’envisager son adaptation en classe de langue, car introduit dans un programme pédagogique, l’enseignant l’utilise en se préoccupant des thèmes parfaitement adaptés aux besoins des apprenants, de leurs sensibilités et de leurs intérêts, en mettant donc en œuvre les objectifs visés et assignés. Il peut ainsi conduire les apprenants dans une étude de « modes de vie contemporains, de mythes et de valeurs » (B. Brocka, 1979 : 31). En effet, la culture des compétences visuelles et un style de lecture plus flexible sont d’une grande importance pour les jeunes lecteurs d’aujourd’hui qui sont de plus en plus appelés à donner un sens à la profusion d’indices visuels qui abondent dans le monde contemporain.
Certains enseignants qui ignorent ce qu’est un roman graphique le réduisent à un support juvénile : ils ne le considèrent pas comme étant un roman réel puisqu’il contient des images. Pourtant, l’équilibre qui était en faveur du mot, se trouve actuellement renversé en faveur de l’image. Le roman graphique, de plus en plus populaire donne aux enseignants l’occasion d’explorer « la rhétorique » du monde visuel et offre aux apprenants l’opportunité de développer des compétences en lecture et en écriture (R. Varnum et C.T. Gibbons, 2001).
La lecture des romans graphiques n’est pas que linéaire. C’est une lecture d’itinérance oculaire qui permet de collecter des informations en alternant la vision de la page entière pour se concentrer sur des panneaux et des détails spécifiques à l’intérieur des panneaux, et ainsi intégrer des informations dérivées d’images et de mots. Une terminologie spécifique est établie par W. Eisner, dans Comics and Sequential Art (1985) et Graphic Storytelling and Visual Narrative (1996) et S. McCloud dans Understanding Comics (1993) pour permettre à tout lecteur de se familiariser avec les concepts et les conventions qui aident à comprendre le support Roman graphique : les bulles à paroles, les panneaux et les gouttières. La « Gouttière » (Gutter) ou cet espace entre les panneaux par exemple, reste l’un des éléments les plus importants dans le design du roman graphique. Le moment d’inférence est alors créé afin de permettre aux lecteurs de déduire en utilisant leur imagination, nécessaire à leur déplacement tout au long de l’histoire. L’imagination du lecteur créé donc ce qui n’est pas montré (aux yeux) et où l’action et le mouvement de l’histoire se dessinent dans l’esprit (S. McCloud, 1994, K. Monnin, 2010).
Bien que chaque panneau inclue sa propre histoire et des éléments du décor, ce sont les gouttières qui rassemblent les éléments entre eux afin de construire l’ensemble de l’histoire. Des aspects supplémentaires sont pris en considération, tels que la variation de police d’écriture, les onomatopées ou d’autres sons non linguistiques, les expressions faciales, les gestes physiques, les couleurs. Dès lors, on peut comprendre comment ils fonctionnent et communiquent. Incorporer le roman graphique dans un cursus nécessite donc de connaitre les « codes » - visuels et verbaux - de lecture du roman graphique. En lisant un roman graphique, on ne fait pas que « voir », mais on apprend à « visualiser » les illustrations, les mots, et les actions ou événements de l’histoire. Une fois cette aptitude acquise, le sens de l’histoire racontée dans sa complexité peut être établi.
Par ailleurs, les différentes histoires racontent le danger, l’héroïsme, la force, l’humour, la lutte pour une quête, des idéaux, etc. Ces dernières sont directement liées à la vie de tous les jours y compris ce qui est vu dans le cinéma, la télévision, internet. Cette similarité avec le monde réel attire les lecteurs vers ce type de textes (T. Butcher & A. Manning, 2004, P. Crawford, 2004, G. Schwarz, 2006). La richesse du vocabulaire à l’intérieur des romans graphiques, permet de construire des activités autour afin de développer des stratégies d’acquisition. Il faudrait toutefois bien choisir le thème du roman graphique pour une adaptation qui répondrait aux besoins de la classe de langue.
La prolifération de l’image conduit au changement du comportement du lecteur qui ne fera pas seulement que lire, mais aussi regarder. Pour ne retenir que l’essentiel, le roman graphique aide à casser la monotonie en classe de langue ; stimule et motive ; permet de maintenir la concentration ; installe des compétences de compréhension et d’expression écrites et orales ; fait acquérir un vocabulaire aussi riche que varié ; encourage à interagir et à communiquer et procure un contexte intéressant d’utilisation d’une langue.
Conclusion
Dans le roman graphique, en plus de l’image, LA LANGUE -vectrice de pensée et d’expression- est outil de communication, de transmission d’informations et façonne ainsi, le référentiel des lecteurs et de leur patrimoine culturel. Ce support est une preuve vivante de la valeur du langage dans la communication des pensées, des idées et des émotions. L’utiliser en classe de langue, pourrait constituer un passage à des textes plus complexes (en prose), car l’image possède ce pouvoir de rendre explicite et compréhensible ce qui est donné à voir, chose que les mots seuls ne peuvent faire si l’on ignore les codes d’une ou de la langue. Il a une influence positive sur l’autonomie et la motivation des apprenants puisqu’il encourage l’apprentissage des langues et des cultures. Son exploitation favorise le transfert des connaissances et des compétences acquises dans contextes de la vie réelle. Dès lors, faire muter l’enseignement d’une langue y compris le français langue étrangère nécessite de parcourir des terrains non exploités ou peu exploités, car combien d’échecs de parcours ont été observés. En effet, en observant de plus près la réalité des apprenants, il devient indispensable de s’ouvrir à une pédagogie non classique : intégrer un support multimodal, le roman graphique.
(1) L. Boumendjel (2018).