La Culture, une utopie réunionnaise ?
Ile de la Réunion (France), le 30 janvier 2020
Dans l’hémicycle de l’Hôtel de Région à St Denis, l’assemblée plénière débat du budget primitif 2020 consacré à l’île. Au même moment, dans le hall d’accueil, sous les yeux des vigiles, des artistes de toutes disciplines et des professionnels de la filière culturelle du territoire (comédiens, plasticiens, musiciens, chorégraphes, cirquaciens, techniciens, directeurs de salles, administrateurs de compagnies...) protestent et manifestent leur mécontentement et inquiétude concernant la chute des budgets annoncée : -39 % de subventions pour la filière culturelle soit une baisse drastique de plus de 5,3 millions d’euros. Ce qui représente -73 % de coupe pour les associations culturelles et -52 % pour toutes les manifestations.
Budget qui après une journée de débat houleux quelque peu électrisé et tendu par la présence sonore et rythmée des manifestants, au demeurant impuissants, est voté à la majorité face à une opposition trop minoritaire malgré des arguments acérés et instructifs.
Cette décision délibérée de sacrifier la filière culturelle de l’île, ainsi que les baisses dans bien d’autres secteurs, arrive non seulement à l’heure des élections municipales, mais aussi au moment où la question brûlante de la construction en cours de la nouvelle route du littoral monopolise les esprits. Ne discutons pas ici du bien-fondé de ce projet... En revanche, une mise en perspective s’impose. Ce chantier génère une dette et des pénalités qui dépassent les 250 millions d’euros. La baisse budgétaire globale qui affecte tous les postes et domaines d’interventions des collectivités locales de l’île tourne autour des 258 millions d’euros. Une réflexion n’est-elle alors pas permise sur la gestion de ces financements ?
Comment une Région qui présente publiquement la culture comme étant « le cœur de son projet de développement* » et qui, par ailleurs, revendique une démarche de co-construction de partenariats avec les acteurs culturels et les structures qu’elles impliquent peut-elle quelques mois plus tard saboter son propre discours en signant ouvertement le déclin de l’émergence culturelle réunionnaise en plein foisonnement et dynamisme ?
Les conséquences seront lourdes : annulations de spectacles et festivals, pertes d’emplois, cessations d’activités, pertes de débouchés pour les nouveaux entrants dans la filière, absence d’export des créations et des projets, assèchements des projets artistiques et culturels menés en lien avec l’Éducation nationale, la santé et les diverses structures associatives. Par répercussions seront touchés les publics et aussi les prestataires de la restauration, de l’hôtellerie, du tourisme, des transports, des médias… En somme, une grande partie du tissu social et économique de la Réunion en fera les frais !
L’élue régionale chargée de la culture a reproché aux manifestants d’utiliser le Maloya pour servir leur cause en déplorant ceci : « le Maloya a suffisamment été instrumentalisé, il n’est pas un objet politique ! » Que répondre ? Le Maloya inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO est un chant de révolte contre l’esclavage ! Prohibé par le pouvoir en 1946 lors de la départementalisation française de l’île ! Longtemps censuré par les médias, il revient en force avec les jeunesses communistes des années 70 et notamment à travers la voix engagée du chanteur Danyel Waro. Le Maloya est une expression artistique qui a servi la voix du peuple et lui a ouvert une voie de liberté ! Alors, c’est quoi pour vous madame l’élue, le Maloya ? Une musique d’ambiance policée, à écouter une coupe de Champagne à la main, destinée à venter l’île exotique et à distraire les touristes ? »
C’est peut-être ça au fond le problème : la vision sociétale ! La Réunion serait-elle uniquement une île touristique, flambeau tropical du continent français ? Ses cirques magnifiques, paradis des marcheurs, son cœur volcanique, ses infrastructures accueillantes, ses fruits délicieux et les gens, tellement chaleureux. Une vision exotique qu’il faut assurément entretenir et développer, n’est-ce pas !
Mais que fait-on de la pauvreté, de l’illettrisme ? Comment va-t-on à la rencontre des populations en difficultés sociales si ce n’est par l’apprentissage, l’échange, les livres, la langue, l’art, le sport ? Comment permet-on l’ouverture sur le monde si ce n’est par la promotion des outils culturels et l’éducation artistique, véritables fils d’or pour tisser une société critique ?
Sommes-nous une fois de plus face à un pouvoir qui sous couvert de votes démocratiques cherche à taire toutes formes d’expressions porteuses de différences et de singularité (2) ? À ce propos, il est important de rappeler que l’UNESCO adopta en 2001 une loi universelle pour le respect du principe des droits culturels humains fondamentaux afin « de faire mieux humanité ensemble » ! Diversité, liberté, dignité, expression de soi et interaction avec la cité fondent l’éthique de ces droits ! La décision de la Région Réunion va à l’encontre de cela !
L’absence de rayonnement de la filière créative n’entrainera-t-elle pas sur le long terme le cloisonnement de l’île ? Le budget alloué à l’exportation des projets artistiques est sabré à 100 %. Ne serions-nous pas en droit de questionner l’État ? S’il peut s’honorer d’avoir la Réunion au sein de son patrimoine, que fait-il face à une telle décision politique régionale ? Que deviendront les identités créolophones et francophones si elles sont privées de moyens d’expressions et de diffusions ? L’insularité doit-elle être vécue comme une punition ?
Au-delà des pertes financières, nous alertons sur les perspectives ! Nous parlons d’une richesse impalpable, celle qui nourrit les pensées et les consciences ! Or, encourager une forme de « médiocrisation » des esprits, marcher vers l’ignorance est-il un projet d’avenir pour l’île, pour ses habitants ? Comment regarder plus loin ?
(1) Lu dans Réunion magazine « L’identité culturelle Réunionnaise », nov 2019.
(2) https://www.profession-spectacle.com/elections-municipales-et-droits-culturels-les-sept-questions-a-se-poser/
Sources contenu : communiqué de presse public du collectif KOLET dédié aux travailleurs du spectacle vivant à la Réunion.
Chiffres budget : tirés du travail mené par le collectif KOLET.
Nelly Cazal
Comédienne, plasticienne, travailleuse réunionnaise du secteur culturel et artistique, artiste associée de la Cie Zafer K
Photo du logo : © Nelly Cazal : Expression sur ruine
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