Cinq heures du matin, en plein cœur du Parc National du Haut Niger en Guinée. Des cris aigus et puissants réveillent tout le camp de Somoria. Les travailleurs sur place entrouvrent un œil, analysent les cris, concluent que ce ne sont que quelques chamailleries sans gravité, remettent correctement leur sac de couchage et, habitués, se rendorment. Parmi eux : une armée de soigneurs, quelques managers, une vétérinaire et moi, professeure de français. Les fautifs de ces réveils très, voire trop matinaux sont les pensionnaires du Centre de Conservation pour Chimpanzés : un sanctuaire qui recueille, réhabilite et relâche les chimpanzés issus du braconnage et du marché noir. Les chimpanzés arrivent la plupart du temps (très) jeunes ou sont repris, plus vieux, aux familles, aux zoos ou aux hôtels qui les détiennent illégalement. Pour tous, leurs conditions de vie avant leur arrivée au centre ont été déplorables et ont provoqué des dégâts psychologiques importants. Il faut du temps, beaucoup de temps, et de la patience pour leur (ré) apprendre à vivre normalement. Les chimpanzés arrivent donc à « l’école de Somoria » et il faut dire que leur programme est chargé ! Savoir trouver sa nourriture en brousse, faire son nid, utiliser les bonnes vocalises, la bonne posture et les bons gestes pour communiquer avec ses pairs, montrer les comportements sociaux adéquats… Autant de compétences essentielles à acquérir pour pouvoir ensuite intégrer un groupe d’adultes et finalement, au terme d’un long processus de réhabilitation, être relâchés dans la nature.
Une vingtaine de soigneurs locaux les accompagnent tout au long de ce processus, prenant ainsi le rôle de « professeurs de la vie sauvage ». Et ces professeurs ont eux-mêmes une professeure, leur « maîtresse » comme ils m’appellent ici. Mon but est de les aider à progresser avant tout en français. Issus d’horizons très différents, certains ne savent pas ou très peu lire et écrire ; d’autres sont déjà alphabétisés et souhaitent progresser, que ce soit à l’oral ou à l’écrit. Mon travail de professeur est un peu moins exotique que le leur, mais tout aussi important ! Eh oui, tout le monde en tire profit : les soigneurs, dans leur vie personnelle et dans leur travail ; le centre qui, en confiant davantage de responsabilités à des soigneurs plus éduqués, peut ainsi évoluer ; et bien sûr moi-même, qui allie avec ce projet bénévole, passion des animaux et passion de la langue française. Alors non, être passionnée par les animaux ne veut pas dire que j’apprécie ces réveils matinaux. Mais leurs cris, nocturnes et diurnes, font partie intégrante de cet environnement. D’ailleurs, quand tout est silencieux depuis un moment, il ne tarde pas pour que l’un d’entre nous dise : « Dis donc, ils sont sacrément calmes aujourd’hui ! ». Ainsi, les chimpanzés participent largement, à leur manière, à l’aventure. Et quelle aventure !
Faire école en brousse au milieu d’eux signifie tout d’abord se plier aux aléas de la vie du centre. Une échappée d’adulte ? Tous aux abris ! École interrompue jusqu’à ce que l’évadé soit de nouveau dans son enclos. Il manque un soigneur pour sortir avec les jeunes chimpanzés en brousse ? Ok j’y vais, leur découverte de la vie en brousse passe avant l’école. Le fleuve Niger a débordé, empêchant la voiture d’arriver jusqu’ici ? C’est parti pour plusieurs kilomètres en brouette pour ramener toute la nourriture des 65 pensionnaires (mes bras s’en souviennent encore). Un soigneur a une crise de paludisme et ne peut pas venir ? Bon, pas grave, comme tout prof j’ai toujours d’autres choses à faire : des exercices à corriger, des cahiers à préparer, une nouvelle activité à construire.
Faire école en brousse avec les soigneurs signifie aussi être polyvalente : on ne se limite pas au français s’il vous plaît, il faut satisfaire leur curiosité ! Et pour être curieux, ils sont curieux : friands des sciences naturelles, les volcans, les tremblements de terre, notre système solaire, le cycle de l’eau ou encore les maladies n’ont maintenant plus de secrets pour eux ; déjà bi, tri voire quadrilingues, certains apprennent en plus l’anglais ; hyper-connectés (et ce malgré un isolement profond en brousse sans réseau téléphone ni internet), tous veulent apprendre l’informatique ; perdus, quelques-uns ne le sont plus et savent situer leur pays, le mien, et plein d’autres sur une carte ; sans oublier la touche artistique avec « la petite guitare », mon ukulélé qui résonne, intrigue, attire et me permet de leur enseigner les rudiments du solfège. De prof de français, je suis passée à prof de tout. Et jamais élèves n’ont été aussi motivés de tout apprendre. Ils viennent à l’école en dehors de leurs heures de travail avec les chimpanzés, le matin et l’après-midi. Après le nettoyage des infrastructures, après les sorties en brousse avec les bébés et adolescents ou une fois que tous les poilus ont bien reçu leurs bananes, choux, feuilles, concombres, fruits sauvages et autres, ces « professeurs de la vie sauvage » deviennent à leur tour élèves et arrivent à mon école : encore transpirants en saison sèche, encore mouillés en saison des pluies. Leurs niveaux disparates ainsi que le planning de travail ne permettant pas de faire des cours groupés, les heures d’école sont individuelles : bien plus agréable pour eux comme pour moi, et beaucoup plus productif. Cette manière de procéder ne les pousse pas à l’individualisme, au contraire : ils se corrigent mutuellement à l’oral (« c’est un conseil, pas une conseil », « on dit il faut que j’aille, pas il faut que je vais », « c’est film, pas flim ») et, durant leurs heures de repos, s’entraident au camp pour les exercices ou se réexpliquent les leçons. Ici, pas d’évaluations, pas de notes. On progresse et on révise ensemble, pas à pas. On revient sur des notions mal comprises ou oubliées. J’explique et réexplique. Ce n’est toujours pas compris ? Pas de soucis, je réexplique encore avec d’autres mots, avec des dessins parfois. Faire cours individuellement me permet de consacrer durant plus d’une heure toute mon énergie pour un seul soigneur. Et de son côté, toute son attention est focalisée sur ce que je lui explique. Ils ont la patience avec les chimpanzés, j’ai la patience avec eux. L’enseignement, c’est surtout ça !
Faire école en brousse signifie également une bonne dose d’adaptation, car chaque moment peut éventuellement être le moment de l’apprentissage. Profiter de toutes les opportunités, de tous les lieux et de tous les moments pour enseigner. Pas de repos pour les professeurs, le savoir n’attend pas ! Que ce soit lorsque je suis assise près du Niger pour me détendre en fin de journée ou bien dans la voiture qui m’amène quelques fois à la ville, sur cette piste que tous les amortisseurs ont en horreur, il se trouve toujours un soigneur pour venir me poser une question ou me rendre un exercice. À Somoria, les limites de l’école vont donc bien au-delà de ses murs physiques. Mais oui d’ailleurs ! Elle ressemble à quoi cette école en brousse ? Et bien au début c’était une case. Avec ses murs en terre et son toit de paille. Ce fut l’époque confortable : des affiches clouées au mur, des étagères pour le matériel scolaire et une graaande table (assez grande pour entasser beaucoup de bazar dessus et pouvoir quand même continuer à faire école sereinement, chapeau). Le tout fourni avec deux chaises bien entendu, sinon cela n’aurait pas été si confortable que ça. Bon, cette époque est maintenant révolue, car le toit menace de s’effondrer à chaque instant. Les pluies diluviennes, fréquentes en cette saison, et les termites, fréquentes tout le temps, continuent d’y travailler intensément et ne vont pas tarder à arriver à leurs fins. Alors pour éviter tout dommage corporel et matériel, tout le monde (maîtresse, élèves, livres, cahiers, stylos, globe terrestre, affiches et puzzle de l’Afrique) a été prié de trouver un autre endroit. Qu’à cela ne tienne, ce n’est pas comme si on manquait d’espace ! Personne à plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde, si on met de côté hippopotames, phacochères, singes verts, babouins et autres animaux sauvages sympathiques. Alors quitte à changer d’endroit, pourquoi ne pas aller à une vingtaine de kilomètres plus loin ? En effet, ce déménagement (ou plutôt, cette expulsion forcée par les termites) a parfaitement coïncidé avec une évolution de mon travail : en plus d’être la professeure du centre, me voici maintenant participant activement au travail de Bakaria, le site de relâché des chimpanzés ayant terminé avec succès l’école de la vie sauvage à Somoria. J’ai déjà mentionné l’importance de se plier aux aléas de la vie du centre, d’être polyvalent et de faire preuve d’adaptation : le coronavirus ayant bloqué toute venue en Guinée, il a fallu honorer ces trois principes et aller prêter main-forte à l’équipe sur place qui surveille à distance les chimpanzés relâchés. Heureusement ces deux tâches, suivre les chimpanzés quotidiennement et enseigner sont très compatible. Et c’est ainsi que mes élèves et moi-même sommes entrés dans l’ère du camping-école. Le camping-école consiste à improviser des cours à n’importe quel endroit, à n’importe quelle heure (sauf quand il fait nuit, il faut quand même savoir se reposer ; et puis de toute manière, il n’y a pas l’électricité), en s’adaptant à l’environnement, à la météo et au travail de Bakaria. L’école a évolué et s’est donc déroulée pendant les missions de suivi des chimpanzés : ces longues heures passées en brousse au cours desquelles nous notons chaque demi-heure leur position grâce au signal envoyé par le collier qu’ils portent sont propices à l’enseignement. Finies tables, chaises et affiches. Place à la bâche-école pour s’asseoir par terre ! Quand le Niger déborde et qu’il nous est impossible de trouver un endroit sec, place au bateau-école ! Et lorsque la pluie vient, loin de nous l’idée d’arrêter l’apprentissage de la lecture : place au toit-bâche-école ! Mais soyons honnêtes : malgré toute notre bonne volonté, il faut bien avouer que l’école ne résiste pas à tout. Un orage démentiel ou une pluie qui, grâce au vent, nous cingle latéralement peuvent nous faire renoncer. Tout comme ces fameux mout-mouts, véritable fléau ici et dont l’existence reste complètement ignorée en Europe. Ces minuscules insectes de la famille des abeilles viennent voleter, par centaines, autour de nos têtes. La moustiquaire de tête (ou plutôt, la mout-moutiquaire de tête) n’y fait rien : certains, si petits, passent entre les mailles. Ayant pour but ultime d’arriver à se poser dans nos yeux, leur piste d’atterrissage favorite, ils nous obligent à d’incessants mouvements de mains, de bras ou de branche pour les chasser. Mais inlassablement, à chaque pause minime, ils reviennent à la charge. Impossible de continuer l’école dans ces conditions. Ne pouvant plus garder les yeux ouverts très longtemps et harcelés par les bzzzzz bzzzzz incessants autour de nos oreilles, les cahiers sont alors fermés, les stylos rangés et c’est ainsi que, parfois, la Nature a raison de notre motivation. Mais en relevant la tête des cahiers nous redécouvrons alors pour la énième fois les paysages magnifiques de Guinée qui nous entourent : le fleuve Niger, les fromagers qui sont aussi grands que des baobabs, les « forêts-galeries », véritables labyrinthes d’arbres et de racines le long du fleuve, ou encore les nuages qui n’en finissent pas de nous émerveiller. L’école reprend parfois un peu de terrain, oralement : une explication, une découverte à partager au détour d’une conversation. Ah, et puis zut, on est en retard ! C’est l’heure de noter la position des chimpanzés.
Le CCC est un acteur clé pour la conservation des chimpanzés, la protection du Parc National du Haut-Niger et la sensibilisation des populations locales aux problématiques environnementales. Le coronavirus ne nous a malheureusement pas épargnés, tout comme les nombreux sanctuaires à travers le monde, et les mois à venir s’annoncent difficiles : financements arrêtés, impossibilité de faire venir des médicaments spécifiques et du matériel essentiel au bon fonctionnement du centre ou encore personnel bloqué en Europe.
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