Petits sacs à dos remplis de câbles, de batteries et de mon fidèle Fuji, me voilà parti à Limoges suivre quelques heures du festival des Zébrures de printemps. À mon programme, écouter et travailler avec Kouam Tawa et Emmelyne Octavie. Plaisir et bon esprit assurés. Limoges n’est qu’à 100 kilomètres de chez moi. Plaisir et bon esprit faciles à attraper au vol. Ne pas s’en priver. Deux surprises de taille m’attendaient. J’aurais dû garnir mon sac à dos de barres énergétiques, d’un passeport et de paires de chaussettes ! Chacun leur tour, Kouam Tawa et Emmelyne Octavie m’ont pris par la main, débouché les oreilles, sorti de mon enveloppe cartésienne et ouvert des portes. Comme le souligne Emmelyne, « une porte permet d’entrer, mais aussi interdit de sortir ! » Voyages inattendus entre deux portes...
Porte ouverte
Ce soir Kouam Tawa joue Ôhó solidement accompagné par un habitué du festival, l’homme orchestre Mangane. Le premier, tout en rondeur, doux et apaisé, vient du Cameroun. Le second est longiligne, sénégalais jusqu’au bout du balafon. Ils sont accueillis au Vieux château de Vicq-sur-Breuilh, construit en 1515 comme demeure du représentant du Pape dans la région. Meurtrières et fenêtres Renaissance traduisent son équilibre entre deux époques. Grande classe. Les deux musiciens entrent dans la salle, l’ancienne cuisine, qui sera leur cocon ce soir. 36 yeux les observent déjà. Les 18 statues des disciples du Bouddha attirent l’œil et impressionnent le moins bouddhiste des visiteurs. Ambiance ! Le maître des lieux expose là sa passion autant qu’un souvenir de Conseillé culturel en Chine des années durant. Il ne se remit jamais de sa lecture jeunesse du « Lotus bleu »...
Mais le voyage auquel Kouam et Mangane convièrent les 80 personnes heureuses et consentantes d’être tassées comme des sprats dans une conserve ira bien au-delà de la Muraille de Chine. Au contraire d’une muraille, Kouam, l’auteur du texte, nous fera pénétrer au Royaume des Ancêtres ! Voyage immobile, mystique, angoissant autant que survoltant. Kouam offre là, le plus intime, le plus éprouvant des cadeaux. Ôhó est l’Adieu à son ami, son compagnon au sens du compagnonnage, son double, son maître, son inoubliable Wakeu Fogaing. Cour des Papes à Avignon, théâtres de l’Odéon et de la Colline, « toutes » les scènes françaises, africaines et camerounaises, Wakeu Fogaing fut de toutes les aventures théâtrales. Au Pays, il était un « initié », un notable, un descendant de Prince et... un Ami.
Fichu Covid. Perte indicible. Des larmes qui ne cessèrent de couler qu’avec la langueur du temps. Et encore, pas sûr qu’elles aient cessé... Kouam fut désigné par la famille pour organiser les funérailles de Wakeu Fogaing. Attention, funérailles camerounaises. Pas un discours expédié entre deux pleurs avant d’aller se restaurer et se raconter les souvenirs liés au défunt. Funérailles, ici, signifie la cérémonie possiblement éloignée des obsèques qui permet au défunt de revêtir le statut d’Ancêtre. Elle ouvre le Royaume des Ancêtres au son des tambours, mâles et femelles, qui se mélangent. Pour enrichir et rendre ce moment inoubliable, metteurs en scène de théâtre ou de cinéma, acteurs, critiques et « monde de la culture » participent à un colloque, jouent des pièces, organisent un concours d’écriture en diverses langues pratiquées au Cameroun, dansent... Une nuit – 23 h à 6 h – de la culture rend hommage au défunt. 500 personnes sont de la partie, la famille et les amis prennent la parole successivement et... et après avoir organisé cet événement, Kouam Tawa se doit de prononcer Le discours. Pression, émotions, interrogations, impossible de se défiler. Ainsi est né Ôhó. L’Adieu. Le seul mot que Kouam a pu prononcer pendant si longtemps. Seul, à la Cité des Arts au bord de la Seine, où il était quand il apprit la triste nouvelle, que dire d’autre que Ôhó. Ne lui a-t-on pas reproché (est-ce le bon mot ?) de pleurer comme une femme ? A-t-on compris la profondeur de la perte qu’il venait de subir, peut-être pas. Ôhó a remis les pendules à l’heure. Ôhó est « une arme forgée pour tenir le coup », un grigri qui parle de son ami, certes, mais aussi de l’esclavage, de la colonisation, de l’Indépendance, de la clique des opportunistes qui mettent la main sur ce pays si complexe malmené par les tricheurs, les violeurs et les dictateurs...
Et Mangane, dans ce contexte aussi intime et douloureux pour Kouam, comment peut-il s’intégrer ? Comment peut-il ne pas se sentir étranger ? Simplement par la communion artistique. Les deux hommes se sont rencontrés voilà une semaine. Kouam a lu Ôhó à Mangane accompagné par son balafon et sa sanza. Simples spectateurs. Bien que Sénégalais et musulman, de culture si différente, Mangane s’est immergé sans effort dans la tête et le cœur de Kouam. Il est arrivé « sans avoir où on allait ». Il a vu la force et l’énergie de son partenaire. La magie du moment. Le balafon a résonné, la sanza a apaisé. Adieu et plaintes que seuls les artistes savent, grâce à leur propre alchimie, transformer en geste émouvant, qui prend les tripes du spectateurs à des milliers de kilomètres... De Mangane, Kouam dit « c’est un sorcier ». Respect.
Bien que Kouam Tawa s’en défende, Ôhó est un geste littéraire, pas uniquement un Adieu écrit pour un Ami. L’émotion retenue, mais si visible qui le saisit en prononçant les derniers mots humidifia les yeux des 70 privilégiés qui ne purent qu’applaudir en remerciements à Kouam et en hommage à cet inconnu devenu proche qu’est Wakeu Fogaing.
Porte fermée
Si les plumes féminines francophones n’étaient pas légion dans les années 80, 90 du siècle dernier, aujourd’hui, une vague venue de la Caraïbe autant que du continent africain noie les habitudes et bouscule la programmation des festivals. Si les Zébrures l’ont bien compris depuis longtemps, il faut reconnaître que cette édition printanière est riche en expressions féminines. Bien qu’il ne soit pas dans la tête du « patron » Hassane Kouyaté de faire de l’écriture féminine un enclos barbeléïsé séparé de la Littérature et de l’Écriture. Cela dit, le second voyage qui m’a été « imposé » par la programmation, vient de Guyane. Oui, je sais, la Guyane est française. C’est un fait administratif et politique. Mais ne me dites pas que rencontrer et/ou lire un roman écrit à Kourou n’a pas un petit côté insolite qui excite la curiosité, non ? Et puis, les Guyanais qui viennent à Paris ou à Aurillac ne disent-ils pas qu’ils vont en France ? Mais revenons à nos moutons... Emmelyne Octavie, a convié les spectateurs à un voyage immobile, éprouvant, moite, violent. Un voyage en prison. Un voyage né de sa propre expérience. Enfin, façon de parler, Emmelyne n’a jamais été incarcérée sous la contrainte d’une décision de justice. Elle le fut de manière volontaire et engagée en animant des ateliers d’écriture dans un centre pénitencier de Guyane. Dans ce lieu si loin des préoccupations métropolitaines, des hommes, des femmes et des mineurs attendent... Beaucoup viennent du Surinam voisin, arrêtés pour trafic de drogue le plus souvent. L’atelier d’écriture avec les hommes eut plus de succès que celui avec les femmes. Pourquoi ? Question à fouiller.
De cette expérience de deux années à côtoyer les détenus, Emmelyne a écrit « Mère prison ». Au-delà des détenus, Emmelyne a vu des familles plongées entre les murs. Même si son mode d’expression est poétique, et qu’elle se défende d’être « documentaire », la routine de la prison y est visible, lisible avec précision. « La plume aide à entrer dans les cœurs meurtris » dit-elle. Cœur meurtri des détenus, bien entendu, mais aussi des mères. « Mère prison ». Le cycle de l’enfermement, voilà ce que montre la jeune autrice guyanaise. Réfléchissons un peu. Enfermement originel, l’enfant passe 9 mois dans le ventre de sa mère. Puis, jusqu’à sa majorité – parfois moins –, l’enfant est sous la protection de sa mère qui tente de le maintenir loin des dangers de la rue, de l’argent facile, loin des tentations de la société de consommation. Et puis, à un moment donné, la cloche protectrice maternelle craque, cède sous le poids des dites tentations. Enfermement carcéral. Le cycle infernal poursuit sa route. Oppression, enfermement, bruit des portes qui s’ouvrent et se ferment. Quand elles s’ouvrent, c’est rarement pour sortir ! C’est à l’intérieur de l’enfermement qu’elles s’ouvrent.
De son expérience d’atelier d’écriture, Emmelyne a saisi la langue des détenus. Une langue qui fait mal, qui blesse. Une langue qui raconte la violence qui dégouline des murs, des fronts et des portes. Une violence induite dans les paroles que les détenus échangent avec leur mère. Elles portent leur enfant jusqu’au bout. Dans le ventre autant qu’au parloir. Emmelyne Octavie offre une tragédie, où il n’y a pas d’intrigue, seulement 4 personnages, une tragédie ou tout est joué d’avance ! Histoire d’un voyage enfermé.