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AFRIQUE - Production culturelle, inadéquation...

AFRIQUE - Production culturelle, inadéquation...

Par Olympe Bhêly-Quenum, MEROE AFRICA - Université populaire en partenariat avec AGORA.
2 avril 2015

Je l’ai compris en me souvenant de quelques livres récents édités çà et là en Afrique francophone. Quelle indigence ! Ceux qui n’ont jamais lu George Eliot, ni Virginia Woolf, ni Joyce ; ou en français : ni George Sand, ni Flaubert ni Proust ne comprendront rien au mystère au cœur de la création littéraire qui n’a rien à voir avec une rédaction ou une dissertation.


Olympe Bhêly-Quenum (g) et Emile Batamack (d) - Ph : aimablement prêtée par Méroë Africa

Chez moi, le fonctionnement de ma langue maternelle dans mon tréfonds participe parfois de ce mystère ; nombre de nos langues maternelles sont flexibles ; en choisir une ou deux dans chacune des anciennes colonies d’AEF et AOF pour les enseigner dès l’école primaire, le colonialisme, sans porter la moindre atteinte à la langue française, nous aurait initiés à écrire en langues africaines aussi ; en l’occurrence, les futurs écrivains pourraient écrire en leurs langues maternelles ou en français, ou bien, traduire en français des livres dont la version originale serait en langue africaine.

Ancien professeur de lettres classiques profondément écrivain, je suis convaincu que l’enseignement des langues africaines judicieusement choisies aurait été pour nos livres en langues africaines un tremplin efficace de leur succès auquel ajouterait leur traduction en français ; mais l’assimilation dont les séquelles perdurent, hélas ! avait radicalement ostracisé cet enseignement en générant la déréliction des langues africaines.

On parle de la littérature africaine sans qu’elle existe en langue africaine dans les ex- d’AEF et AOF. Voyons : les mères- porteuses reçoivent d’abord le sperme d’un homme et l’enfant qui naît a un père connu ou anonyme ; la langue maternelle d’un enfant est la matrice de son ipséité ; nos langues maternelles africaines n’étant pas les génitrices de la création littéraire africaine, les grands Blancs qui analysent et exploitent cette création afin d’en être les spécialistes dans les universités pérorent que sans eux les écrivains africains n’existeront pas. La cerise sur le gâteau, c’est que des nègres compradores emboîtent servilement le pas à la déloyauté et à l’arrogance en copiant les appréciations, au lieu de lire autrement les créations jugées par des étrangers qui ne comprennent aucune langue africaine.

Je le dis sincèrement : le surgissement en moi d’un bref syntagme, d’une litote, d’un simple mot africain (fon, yoruba ou mina) quand j’écris un roman ou une nouvelles m’éloigne soudain de la langue française, principal outil de la création en imposant parfois une orientation au travail en cours.

Aux Antilles le créole est une langue populaire permettant à tout le monde de s’entendre ; il y a quelques années proliféraient les éloges du français de Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Congo et même du Bénin, jargons d’initiés truffés de savoureuses inventions langagières ; si chaque pays d’Afrique francophone devait avoir son français, se comprendre d’un pays à l’autre ferait tomber de Charybde en Scylla ; plus tard, l’esprit voltairien des « spécialistes de la littérature africaine francophone  » n’hésitera guère à décortiquer le jargon des écrivains africains dans la langue de Molière ; d’entrée de jeu, je déclare sans ambages : je ne suis pas partisan de cette littérature.

La production culturelle en épingle dans le thème proposé par ASPA interpelle les arts plastiques, la musicologie et les musiciens, les cinéastes, les peintres, les sculpteurs, etc., en l’occurrence, ils sont légion en France les professionnels africains qui ont du talent ; est-ce qu’ils sont connus ? Bien sûr, nul n’étant prophète en son pays, fût-il pays d’exil ; ailleurs en Europe, aux USA aussi, j’ai revu ou découvert plus d’un artiste africain qui ont dû quitter la France où ils « végétaient  », « se heurtant à des barrières », « à des clans pires qu’en Afrique. »

À Athènes où je retourne souvent depuis 1951, en Italie où mes attaches sont de longues dates, j’ai rencontré des Africains francophones titulaires de diplômes français ; sans rien perdre de leurs langues maternelles, ils trébuchaient gravement en s’exprimant en français ; l’humour et le rire servaient de palliatifs.

En 2013 ou 2014, une personnalité française bon teint déclara à la télévision que grâce à l’Institut français la Francophonie réussissait ou fonctionnait bien en Grèce ; impossible de ne pas pouffer ; qu’à Athènes l’Institut français fasse de son mieux ne relève pas de mon domaine de compétences ; mais à chaque retour en Grèce, l’Africain que je suis ne se sent pas étranger à Athènes ni en Crète, ni à Ithaque, à Lesbos, à Lefkada, etc. De ce fait, « La Francophonie fonctionne bien en Grèce » signifie : en tant que touriste francophone ou Français de souche, on n’a pas besoin d’interprète pour se faire comprendre par des Grecs parce qu’ils parlent français.

Dans un Hyper Market d’Athènes, j’ai vu des Chinois s’exprimant en grec avec des vendeuses grecques ! Surpris, j’ai posé des questions. Voici la réponse : « on les initie à notre langue, ils l’apprennent intensivement afin de ne pas recourir à des interprètes ; on ne peut pas les tromper. » Je demande donc à l’illustre expert de la Francophonie : dans la péninsule qu’est la Grèce et dans ses îles, combien de Grecs lambda parlent français comme des Chinois le grec ?
«  Inadéquation entre l’offre et la demande, les vastes implications de la littérature africaine notamment, de sa méconnaissance et des obstacles qu’elle rencontre pour éclore mondialement au grand jour  » sont d’autres paradigmes du thème de mon invitation.

« Inadéquation entre l’offre et la demande. »

Flaubert, George Sand, André Gide, Proust, François Mauriac, Sartre, André Breton, Aragon, Albert Camus, Michel Houellebecq, etc., auraient-ils écrit à la demande des éditeurs ? Y aurait-il des écrivains africains francophones dont les recueils de poèmes ou les romans n’existeraient pas, sans la commande des éditeurs qui les ont publiés ? Est-ce que, subodorant ce qui pourrait plaire à tel ou tel éditeur, les écrivains qu’on aurait sollicités étudiaient le marché avant de concevoir et d’écrire certains de leurs livres conformément aux normes de l’éditeur ?
N’ayant jamais été de ce bord, je ne savais rien des critères des éditions Larousse quand j’écrivais Un Enfant d’Afrique (roman pour jeunes), pour satisfaire le souhait de mon regretté ami Jean Lacape. Le terrain ainsi déblayé, faisons face au problème fondamental en posant la question que voici :

Qu’est ce que certains éditeurs français attendent des écrivains africains pour qu’il puisse y avoir « inadéquation » d’offre ?

Voici des lustres que les phrases ci-dessous de Kafka sont en exergue de l’un de mes livres : « Écrire, c’est s’ouvrir jusqu’à l’excès ; l’extrême sincérité et l’extrême abandon dont on use dans les relations humaines sont loin d’être suffisantes pour l’écrire. Ce qu’on emporte avec soi de cette surface n’est rien et s’effondre à l’instant où un sentiment plus vrai fait vaciller ces couches superficielles. » F. Kafka. Lettres à Felice.

Plus tard, dans L’Initié, j’ai résolument complété ma position explicitée par deux citations :
« Les pionniers ne peuvent que pousser plus avant, soutenus par la conviction que quelque part sur ce vaste territoire se dissimule le savoir qui armera l’homme pour sa victoire la plus grande : la conquête de lui-même. » Ralph Linton (Le Fondement culturel de la personnalité)
« Mes frères, restez fidèles à la terre, avec toute la puissance de votre vertu ! Que votre amour qui donne et votre connaissance servent le sens de la terre, je vous en prie et vous en conjure...
« Que votre esprit et votre vertu servent le sens de la terre, mes frères, et la valeur de toutes choses se renouvellera par vous ! C’est pourquoi vous devez être des créateurs. » Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra.

C’est dire d’emblée qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura jamais de demande à laquelle j’obtempérerai en écrivant une nouvelle ou un roman.

La littérature africaine francophone de la première décennie des Indépendances est caractérisée par la dénonciation du néocolonialisme, les ingérences du colonialisme supposé cadavérisé dans les affaires africaines, mais aussi par des sollicitations des chefs d’État méfiants qui avaient peur de leurs compatriotes, fussent-ils solidement compétents pour exercer des fonctions confiées à des Français qui ne savaient rien des fondements des problèmes tant cultuels que culturels africains et ne comprenaient aucune langue africaine.
Longs seraient à citer les titres des ouvrages dans lesquels poètes et romanciers africains francophones stigmatisaient les nouveaux chefs d’État du continent noir ; à mon avis, le meilleur réquisitoire rarement égalé est Main basse sur le Cameroun, de Mongo Béti ; le livre fut saisi, l’auteur, professeur agrégé de lettres, fut constamment inquiété par le gouvernement français ; il y a eu aussi un recueil de poèmes intitulé Kamerun Kamerun ; quand j’en ai eu rendu compte dans La Vie Africaine, le magazine fut saisi et interdit au Cameroun.

Beaucoup d’éditeurs parisiens refusaient les manuscrits d’écrivains africains qui, sous forme de romans ou de poèmes, décryptaient la situation économique, politique, sociale et culturelle. En 1976, Les apatrides de la Francophonie était le titre de mon article refusé par un grand quotidien parisien ; une fuite heureuse permit de le faire paraître à Dakar, dans Le Soleil, journal sénégalais.

Les manuscrits d’écrivains africains francophones refusés par certains éditeurs parisiens étaient-ils des offres itérativement inadéquates ? D’autres écrivains que les Africains parlaient d’Afrique et pour l’Afrique, décrivaient les Africains dans leurs pays ; mais les autochtones commencèrent de faire connaître leurs racines, les spécificités de leurs terroirs dont ils exposaient les vrais problèmes ; ils en faisaient voir les femmes et les hommes tels qu’ils les connaissaient en parlant les mêmes langues qu’eux. N’était-ce pas des nouveautés ? Les prostituées mêmes n’offrent que ce qu’elles ont de meilleur !

Irruptant des carcans du système colonial, les jeunes écrivains voulaient rompre en visière aux idéologues de l’Assimilation tendant à faire d’eux des essouchés « ennemis de leur propre passé » ; des « renégats qui n’arriveront qu’à produire, dans l’écume de quelques grandes villes, de faux Européens, des Européens en contre-plaqué. » [1]

Ainsi les avait déjà stigmatisés Emmanuel Mounier dans Lettre à un ami africain, adressée à Alioune Diop, fondateur de la Société Africaine de Culture, Présence Africaine.

Pour qu’il n’y ait point d’inadéquation, cette jeunesse devait-elle s’inspirer des idées sempiternellement ressassées, des visions d’ailleurs qu’on attribuait à l’Afrique ?

Dans ma jeunesse au Dahomey, c’était dans les manuels scolaires et les ouvrages de morceaux choisis que les élèves découvraient La Fontaine, Corneille, Racine, Molière, Chateaubriand, Victor Hugo, Anatole France, Erckmann-Chatrian, Maxence Van der Meersch, Georges Duhamel, mais aucun auteur africain ou négro-africain ne figurait dans les livres. Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire date de 1939, Léon Gontran Damas aussi publiait ; des pages que pouvaient lire tout élève africain de quinze ans ne manquent pas dans le brûlot d’Aimé Césaire salué par André Breton ; en 1938, les éditions Larose avait publié Doguicimi, histoire romancée du Dahomey par Paul Hazoumè, grand intellectuel qu’Emmanuel Mounier rencontrera en 1947 lors de son voyage en Afrique. Jeunes Dahoméens, nous savions beaucoup de l’histoire de France grâce aux manuels scolaires, mais rien de Paul Hazoumè relatant l’histoire de notre terre natale.

1939, Au Pays des Fon, du Dahoméen, Maximilien Quenum, professeur de philosophie au lycée Pierre Loti, à Rochefort, avait fait de son auteur un lauréat de l’Académie française ; plusieurs pages de cet ouvrage plongent dans la vie des Fon ; Trois légendes africaines, du même auteur, n’aurait pas éloigné les élèves des écoles primaires de La Fontaine, ni de Molière, ni de Chateaubriand ; mais l’acculturation ostracisait déjà les auteurs africains et négro-africains de cette époque pourtant édités en France ; or, en faisant état de pensées et de faits endogènes, ils affirmaient l’existence de sensibilités, de pensées, de créations d’art nègre dignes d’être connus.

Écrit à Rome en 1962, Mashoka Elfu Moja (L’insurrection des Mille Haches) est le premier coup d’État imaginaire en Afrique indépendante ; le recueil de nouvelles où figure cette histoire était refusé par douze éditeurs parisiens.

«  Ex Africa semper aliquid novi  », avait écrit Pline l’Ancien : en 1963, Silvanus Olympio, président de République du Togo sera assassiné ; la réalité politique a fait du suivisme en emboîtant le pas à l’imagination créatrice ; le recueil de nouvelles sera autoédité ; mais en 1986, le texte jugé « dangereux », « subversif », etc. parut dans Pour Nelson Mandela, collectif des éditions Gallimard en hommage à la célébrissime victime de l’apartheid, sera publié simultanément en anglais (USA),en allemand, en français ; en Irlande, un poème en kiswahili dans Mashoka Elfu Moja fut traduit en gaélique !

«  La littérature africaine notamment, de sa méconnaissance et des obstacles qu’elle rencontre pour éclore mondialement au grand jour. ».

En l’occurrence problématique complexe et barrages inextricables, la question se pose de savoir qui des éditeurs et de l’idéologie Acculturation - Assimilation créait en les consolidant encore les «  obstacles  » que rencontre la littérature africaine francophone. «  Une hirondelle ne fait pas le printemps », dit l’adage.

En Afrique, il n’est pas rare de voir l’élan d’une farlouse susciter celui d’une horde des mêmes oiseaux en créant une ombre épaisse ; birds of a feather flock together, dit le dicton anglais. Quid ? Eh bien, un ouvrage dénigré par un critique littéraire pourrait être salué par un autre ou plus d’un de ses confrères ; mais quand, comme par entente tacite un grand nombre passe un ouvrage sous silence, c’est son envoi à la morgue ; voilà un des processus de la méconnaissance de la majorité des créations littéraires africaines de langue française qui est aussi un des obstacles à leur éclosion.

L’efficacité d’un marketing pourrait pratiquer des brèches dans l’épaisseur du mur de silence ; de bouche à oreille, le temps effrite aussi ce mur et les lecteurs ne comprennent plus la signification des bannissements qui les ont empêchés de lire tel livre de tel écrivain. Il advient aussi qu’un éditeur africain nuise à l’ouvrage d’un auteur africain ; j’en ai des preuves récentes ; j’en ai aussi attestant que par un processus inquisitorial et fait du prince, une personnalité africaine a ostracisé du programme scolaire l’ouvrage d’un auteur africain qui y était inscrit par le comité ad hoc.
Enfin, que penser d’un pays où, par acte gratuit comme dans Les Caves du Vatican, d’André Gide, un écrivain en piétine d’autres en prétextant leurs «  thématiques sont relativement éculées » ? Serait-ce parce que les bannis ne se scotchent pas à l’événementiel ou ne cherchent pas à plaire au pouvoir dictatorial en place ?

Les médias internationaux se font écho des démolitions d’objets d’art multimillénaires ; last but not least, au Bénin, la destruction de «  Hommes debout », hommage du célèbre mécène de la Fondation Zinsou au pays de son grand-père, de son père et de son oncle, ex-président de la République, a motivé le communiqué de presse de la Fondation auquel j’ai apporté mon soutien sans ambages.

"Les Hommes debout" , oeuvre de Bruce Clarke.

DE L’ASSASSINAT D’UN OBJET D’ART NÈGRE -
Les « Hommes debout », à terre.

«  Hommes debout ». L’œuvre a été détruite par un bulldozer, le mardi 15 janvier 2013, à 11h30, sur instruction du Ministre de la Culture de la République du Bénin. Cette œuvre monumentale a été conçue par l’artiste d’origine sud africaine, Bruce Clarke, et érigée sur la route des esclaves à Ouidah, à proximité de la Porte du Non Retour, mi décembre. Elle a été financée et produite par la Fondation Zinsou. Réalisée avec la participation de jeunes plasticiens béninois, à la suite du workshop avec l’artiste, les « Hommes Debout » était la première œuvre d’une série dont la prochaine est en cours de réalisation à Kigali au Rwanda. 

Le 16 octobre 2012, la Mairie de Ouidah et son conseil communal, qui avaient été sollicités pour aider la Fondation Zinsou à trouver un emplacement pour l’œuvre, ont choisi la Porte du Non Retour, afin de « bénéficier de la mise en valeur culturelle et touristique  » que représentait ce projet. Le 16 novembre 2012, le projet des « Hommes debout » avait obtenu le label « Projet soutenu par la Route de l’esclave » de l’UNESCO car «  il était dans le droit fil du projet La Route de l’esclave : résistance, liberté, héritage qui a pour objectif de promouvoir le devoir de mémoire et de faire mieux connaître la résistance contre la barbarie et la déshumanisation menée sur les millions d’africains arrachés par la violence à leur terre et réduits en esclavage  »

Selon Freud, la paranoïa est non seulement le délire de persécution, elle est aussi l’érotomanie, délire de jalousie et délire des grandeurs. Au Bénin, la situation au sommet de l’État ressemble à la paranoïa généralisée ; n’en ayant trouvé la définition pertinente dans aucun dictionnaire de la psychanalyse, je forge la néologie pannoïa dont la pathologie révèlerait l’extrême développement des délires caractéristiques de la paranoïa.

« Tentative d’empoisonnement », kyrielle d’accusations d’ « offense au chef de l’État », chasse aux présumés auteurs des supercheries d’État, hallali de la justice des chiens couchants d’un régime montré du doigt par un magistrat de la qualité d’Ismaël Tidjani Serpos dans un pays où la Démocratie admirée pendant des décennies a régressé au point d’être la risée du monde. Qui nierait la pannoïa en activité dans les allégations ci-dessus et dans bien d’autres ?

Maintes fois relu, le souvenir de Gradiva de Jensen découvert en 1951 fut au cœur de mes interventions lors de la projection de Les statues meurent aussi, extraordinaire court-métrage d’Alain Resnais et de Chris Marker censuré pendant près de 20 ans avant sa première projection, en 1968.

Si le système colonialiste français avait reproché à des Français bon teint d’avoir souligné en les stigmatisant les atteintes du colonialisme généralisé à l’Art africain, créations de Nègres qui n’avaient point besoin de leçons d’Européens pour emboîter le pas à leurs ancêtres, que devions-nous dire du vandalisme perpétré au Bénin par le régime politique de Monsieur Thomas Boni Yayi ?

La destruction de « Hommes debout » l’œuvre de Bruce Clarke, artiste sud africain « érigée sur la route des esclaves à Ouidah, à proximité de la Porte du Non Retour », est un assassinat culturel politique bien que, ne se prenant ni pour Jomo Kenyatta, ni pour Nelson Mandela, la sculpture ne lève pas un bras en montrant le poing ; son titre est néanmoins au pluriel ; le palais de la Marina y aurait-il subodoré un appel tranquille à l’indignation et à la révolte contre : la recrudescence des corruptions, la pauvreté, voire la misère, l’oppression et les crimes impunis ?

Sans avoir cherché de midi à quatorze heures, j’ai d’emblée retrouvé Défi à la force de David DIOP dans Hommes debout :

« Toi qui plies toi qui pleures
Toi qui meurs un jour comme ça sans savoir pourquoi
Toi qui luttes qui veilles pour le repos de l’Autre
Toi qui ne regardes plus avec le rire dans les yeux
Toi mon frère au visage de peur et d’angoisse
Relève-toi et crie : NON ! .
 »

Pour avoir déjà dénoncé nombres des méfaits du régime de Monsieur Thomas Boni Yayi, j’exhorte les artistes, les artisans, les écrivains, les intellectuels ainsi que les femmes et les hommes de culture du Bénin dont certains n’en auront pas le courage, à une insurrection contre cet homme : fût-il taré, voire lourdement inculte, aucun ministre de la Culture ne vandaliserait un objet d’art de son seul chef ; qui d’autre que le «  président » de la République du Bénin aurait pu décider d’un tel assassinat ? J’en appelle donc à l’UA aussi afin qu’elle condamne son ex-président inefficace qui n’a été d’aucune utilité face aux problèmes du Mali.

Au Mali, sous prétexte d’un « effort dans le chemin d’Allah », les djihadistes ont saccagé les œuvres d’art rares et brûlé la quasi totalité des manuscrits vieux de quatre siècles que je me souviens parfaitement d’avoir admirés en compagnie d’Amadou Hampâté Bâ, Alioune Diop, Joseph Ki-Zerbo qui m’expliquaient ce qu’ils savaient.

Évangéliste, aux injonctions de quel dieu obtempéra celui qu’une forfaiture soutenue par la compromission des gens à sa solde réinstalla, hélas ! au sommet de la Nation béninoise ? Qui voulait-il atteindre par l’assassinat qui dénote une pannoïa ? Artiste sud africain, Bruce Clarke aussi l’aurait-il offensé ?

La Fondation ZINSOU internationalement connue honore la terre de plusieurs dignitaires de notre pays : feu Zinsou-Bodé, grand-père du célèbre banquier d’affaires, Emile Derlin Zinsou, son oncle, ex-président de la République du Bénin, René Zinsou, son père, professeur agrégé de Médecine. Lionel Zinsou aurait-il commis un délit ou offensé, lui aussi, celui dont il a été un des conseillers ?

La démolition-assassinat des Hommes debout sur la route des esclaves à Ouidah souligne l’indifférence ou la haine tenace de Monsieur Thomas Boni Yayi pour la mémoire de ceux que la force des choses avait déracinés, déterritorialisés et envoyés à la mort. C’est inadmissible. Cet homme n’aime pas le Bénin et ne cesse de le prouver.

Pour d’inavouables motifs obscurs, une plaque prestigieuse consacre la présence de Monsieur Hervé Besancenot, ex-ambassadeur de France au Bénin ; malgré son incongruité, un tel honneur serait-il plus significatif que l’œuvre de l’artiste Bruce Clarke ? Profondément indigné, je dis sans ambages : le Dahomey proclamé «  Quartier Latin de l’AOF » par le philosophe Emmanuel Mounier est devenu le Bénin où les Arts et la littérature ne manquaient pas d’envergure ; inestimable, celle de la Fête du Vodún initiée par la présidence de Nicéphore Dieudonné Soglo ne cesse de faire affluer des anthropologues, des chercheurs, des sociologues et des touristes vers le Bénin. Qui nierait l’apport de l’Art et de la Culture à l’Économie d’un pays bien géré ? Avec Monsieur Thomas Boni Yayi, la « régression préjudiciable » vise le point de non retour. Il faut y obvier.
Je demande formellement qu’une autre statue semblable sous tous ses aspects à celle des Hommes debout soit réalisée par Bruce Clarke et réinstallée sur la route des esclaves à Ouidah, aux frais de Monsieur Thomas Boni Yayi.

Romancier, homme de culture et écrivain politique, j’ai dénoncé un tel crime culturel ; ne pas broncher, c’est y collaborer. Qu’aurait-on dit si un tel vandalisme avait eu lieu à l’époque coloniale ? Que dirait-on si l’auteur était un Blanc ? Le terme Racisme ne suffirait pas pour stigmatiser cette atteinte à la culture et je lisais récemment dans CHARLIE HEBDO (cf. 25 février 2015/n°11179) L’Apartheid de Dieu : « Le racisme, les discriminations sociales, les fractures économiques, le rejet sont des réalités qui doivent être dénoncés et combattus. »

En 2006, à Lesbos (Grèce), Être écrivain francophone et un étranger dans la littérature de langue française étant le thème du congres de AICL (Association internationale de la critique littéraire) ; mon intervention est en ligne sur mon site (www.obhelyquenum.com) ; en voici un extrait :

Demander à un auteur africain francophone, voire de nationalité française dont le parler primordial, je veux dire sa langue maternelle, n’est pas son outil de travail pour écrire ses ouvrages à peine acceptés parmi les créations littéraires de France, s’il est un étranger, relève de la maïeutique.
Platon dit dans Théétète [1] que Socrate, fils d’une sage-femme, « accouche les esprits des pensées qu’ils contiennent sans le savoir. » Je ne suis pas sûr que même Socrate aurait pu convaincre un colonisé qu’il n’était pas conscient de sa nature d’étranger en s’exprimant dans une langue imposée par la force, la violence et l’oppression d’un conquérant.
Au Bénin autrefois le Dahomey, mon père recevait de France des journaux dont l’un avait pour titre Monde ; il y avait des articles signés Henri Barbusse, Léon Werth, etc., dénonçant le colonialisme de la France, leur pays. Malgré mon ascendance de vaches sacrées qu’on n’affronte pas dans certains pays, le courage de ces Français lointains contribuait à ma formation politique quand des agissements me faisaient prendre conscience des rapports de domination entre le colonisateur et le colonisé fondés sur l’Assimilation : la mise à bas des structures sociales, culturelles et religieuses, le déracinement psychologique du colonisé assimilant les apports du colonisateur le formataient pour en faire un étranger dans son propre pays, voire parmi les siens qui n’apprenaient pas la langue du conquérant. 
Qu’importe : même au rabais, l’assimilation générait la fascination pour « les choses de l’étranger » au détriment des réalités endogènes dont les tentatives de reconquête par nombre d’écrivains post-indépendance motivent leur ostracisme aussi bien par la coterie des critiques littéraires qui régente les moyens d’information de l’Hexagone, que par le clan des experts coutumiers de faux rapports qui infiltrent la Francophonie, état de faits qui empirera la situation de la langue française en Afrique francophone.
Quand bien même ils seraient détenteurs de la nationalité française, comment ces écrivains africains ne se sentiraient-ils pas étrangers en France ? On le sait en haut lieu de la Francophonie : mieux que les écrivains français droit du sol droit du sang, ce sont les écrivains africains francophones qui travaillent à l’ancrage ainsi qu’à l’expansion de la langue française en Afrique. Aussi la recrudescence des discriminations a-t-elle en moi, pour corollaire, le sceau de l’étranger qui me frustre de ma nationalité d’origine qui est française.

Au mépris de nos langues maternelles, la conquête coloniale avait rendu obligatoire l’enseignement du français ; je n’étais pas adolescent quand, tel un masochiste, je me sentais étranger tout en m’appropriant les rudiments de cette belle langue, d’abord, à l’école privée catholique[2], ensuite, à l’école publique ; plus tard, à quinze ans, lisant l’Iliade découvert dans la bibliothèque de mon père, j’ai pris conscience du drastique dans le statut d’un étranger dans son propre pays. Me revoici ramené à plus de soixante ans dans le passé, dévorant l’extraordinaire, l’immense poésie de force et de violence qu’est l’Iliade : la bataille faisait rage, il fallait partir et surgirent les adieux d’Hector et d’Andromaque suppliant son mari :[3] 

« Hector, tu me tiens lieu de père et de mère chérie,
Et j’ai en toi un frère tout autant qu’un jeune époux.
Prends donc pitié de moi et reste ici sur le rempart,
Sinon ta femme sera veuve, et ton fils orphelin
. »
«  Le grand Hector au casque étincelant lui répondit  :
« Femme, tes soucis sont les miens. […]
Mais si j’ai peur de l’avenir, c’est moins pour les Troyens,
Ou pour Hécube même, ou pour le grand seigneur Priam
Ou pour mes frères, qui, nombreux et braves, vont peut-être
Tomber devant leurs ennemis et mordre la poussière,
Que pour toi, si jamais quelque Achéen vêtu de bronze
T’emmène tout en pleurs et te ravit la liberté.
Peut-être tisseras-tu pour une autre dans Argos
Et porteras-tu l’eau de Messéis ou d’Hypérée
Contrainte de subir le joug de la nécessité.
 »

Le mot est prononcé ! c’est la nécessité. Une grande sensibilité, de la sensualité aussi imprègne ce passage singularisé par la violence des syntagmes :

«  te ravit la liberté  »,
«  tisseras-tu pour une autre dans Argos. »
«  Et porteras-tu l’eau de Messéis ou d’Hypérée »
« Contrainte de subir le joug de la nécessité. » 

Homère, déjà, mettait ainsi le doigt sur les fondements de toute colonisation caractérisée par la rapine de la liberté du colonisé, l’oppression des conquérants sur les autochtones afin qu’ils accomplissent pour eux ce qu’ils faisaient pour eux-mêmes ; alors, tels les esclaves, ils portent des charges en subissant le joug de l’oppresseur. À l’évidence, c’est toujours pour ses propres intérêts que le colonisateur impose l’apprentissage de sa langue au colonisé ; en l’assimilant, il assimile la culture de l’étranger et devient un étranger dans son pays ainsi qu’à sa propre ipséité. J’éprouvais cette aliénation quand je parlais avec mes camarades scolarisés, tandis que ma grand-mère que j’adorais, ma mère et ma grand-tante, ne comprenant rien de ce que nous disions en français, me semblaient exclues, chassées de nos conversations, voire, de la maison de mon arrière grand-père maternel, leur propriété.

Oui, la lecture, même de mauvais romans ou poèmes d’écrivains français me mettait comme en symbiose avec eux, à cause du fonctionnement en moi de leur langue maternelle assimilée au point de l’avoir en commun avec eux ; n’empêche, il était et-l’est encore- rare que ne se manifeste pas ma conscience d’étranger comme j’en ai fait état dans une interview parue dans la revue Notre Librairie, en évoquant le surgissement de la langue maternelle dans l’être de l’écrivain ; s’en est gaussé un Français bon teint que je ne désapprouve pas : ne connaissant que sa propre langue maternelle, n’en ayant jamais subi la dépossession, ni l’oppression d’une autre langue et d’une autre culture, il ne pouvait ni ne peut comprendre les victimes de tels méfaits ; en revanche, pour m’avoir maintes fois entendu rire dans mes rêves où je parle une de mes langues maternelles qu’elle ne parle pas, ma femme, Française, droit du sol droit du sang, aurait réagi autrement face à la sottise de son compatriote.

Dans le vol Paris-Lesbos, j’ai lu Mes voyages avec Hérodote [6], de Ryszard Kapuscinski, écrivain polonais qui a apporté de l’eau à mon moulin et je le cite volontiers pour aller davantage in medias res ; envoyé effectuer des reportages en Inde, il constate et écrit :

« Mon costume neuf était incapable de dissimuler tout ce qui m’avait formé et orienté. Je me trouvais dans un monde merveilleux qui ne cessait pourtant de me rappeler que je n’étais pour lui qu’une pièce rapportée. […] Je me sentais soudain pris au piège. Bloqué par la langue qui m’apparaissait comme une barrière matérielle, physique, une muraille entravant toute progression, m’isolant du monde, m’empêchant d’y accéder.[…] Je pénétrais l’Inde non pas par l’intermédiaire des images, des sons ou des parfums, mais par celui des mots, des mots d’une langue qui de surcroît n’était pas la langue maternelle des Indiens, mais d’une langue étrangère, imposée, à ce point assimilée toutefois qu’elle faisait partie de leur identité […] Mon premier contact avec ce pays fut un combat avec la langue. Je compris que tout univers a son propre mystère auquel il n’est possible d’accéder que grâce à la connaissance de la langue. Sans elle, le monde reste impénétrable et incompréhensible, quel que soit le nombre d’années qu’on y passe.  »

Oui, «  tout univers a son propre mystère auquel il n’est possible d’accéder que grâce à la connaissance de la langue. » Telle est la vérité ; j’en fais mienne parce que c’est elle qui, barrant la route au français, ma langue de travail, ma langue quotidienne en France, voire ailleurs en Afrique, fait surgir parfois des mots et des phrases en fon et en yoruba, mes langues maternelles, alors que je suis en train d’écrire en français.

C’est le lieu de le souligner : d’avoir accepté malgré lui «  les choses de l’étranger » quand ce dernier le traitait avec dédain oblige l’écrivain qui en avait pris conscience à réagir en s’écriant comme dans Dedalus [7] : « Bienvenue, ô vie ! Je pars, pour la millionième fois, chercher la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race. »

« Chercher la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme », plonger dans «  la conscience incréée de ma race » n’empêchait pas le personnage de Joyce d’avoir son regard tourné vers l’avenir, parce que sa quête connotait bien plus l’aperception de l’authenticité du passé endogène qu’un repli identitaire ; se regimbant devant le règne de l’Angleterre sur l’Irlande, un autre personnage de Joyce déclare dans Ulysse[8] : « la question de la langue devrait primer la question économique. » Ici, c’est le primordial de la Culture et je dirais plutôt : la question de la langue doit avoir le pas sur celle de l’économie.

L’écrivain africain ne saurait donc penser au colonialisme, ni au zèle missionnaire, en faisant l’impasse sur leur collusion qui portait atteinte au passé du continent noir. Qui nierait que la perte du passé est aussi celle du surnaturel, matrice des traditions religieuses dont on perçoit les frémissements, même si on ne croit en aucune divinité, ni en Dieu ? Costis Palamas en fournit de magnifiques exemples dans La flûte du roi [9] qui « exhume l’histoire ensevelie. 

[1] Platon.
[2] Des chapitres de mon roman Les Appels du Vodún décrivent des événements de cette époque.
[3] L’Iliade, vers 429- 462 ; éditions de La Différence.
[4] Ma conférence : Rituel vodou dans l’Iliade et dans l’Odyssée d’Homère. (cf. Mondes et Cultures : tome XLIX. Académie des Sciences d’Outre-Mer, Paris 1990).
[5] Homère.
[6] Ryszard Kapuściński. Mes voyages avec Hérodote, édits Plon. Paris, 2006.
[7] James Joyce ; édits Gallimard.
[8] Idem.
[9] Edits Stock, Paris 1934.
[10] Le Paradis perdu.
[11] Le Gri-Gri international N° 52 du jeudi 1er juin 2006.
[12] Entre-nous. Essais sur le penser-à-l’autre.
[13] Publiée plus tard dans POUR NELSON MANDELA, édits Gallimard, Paris 1986.

Information lue en consultant Google.
Freud (acheté à Paris,chez un bouquiniste des quais de la Seine).
Léopold Sédar Senghor. Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française ; édits PUF 1948.


CE TEXTE EST UNE CONTRIBUTION DE L’AUTEUR À LA CONFÉRENCE ORGANISÉE PAR L’ASSOCIATION SCIENCES PO POUR L’AFRIQUE À PARIS 19 MARS 2015

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