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Kamel Daoud, des nouvelles de l’avenir

Kamel Daoud, des nouvelles de l’avenir

EXTRAITS de "le Minotaure 504" - Sabine Wespieser éditeur
8 juillet 2011 - par Arnaud Galy 

Que sa plume soit journalistique ou littéraire, elle n’est jamais neutre, jamais fade ! Kamel Daoud ne se cache pas derrière le petit doigt de son voisin. Quitte à prendre quelques coups, comme ce 12 février quand ses pas le menèrent à une manifestation de rue, à Oran, et que la police locale lui fit comprendre sans ménagement qu’il n’était pas le bienvenu ! Le Minotaure 504, son dernier recueil de nouvelles en est une preuve supplémentaire, s’il en fallait une. Quatre nouvelles à l’écriture oppressante, déroulée dans une prose à la ponctuation minimaliste, qui prennent le lecteur à la gorge jusqu’à l’asphyxier ! Des nouvelles à lire en apnée, qui posent la question de l’avenir de l’Algérie. Une question que se posent quatre personnages, des Algériens lambdas qui, chacun à leur manière, se demandent si l’Algérie est capable de se forger un avenir commun, enfin capable de prendre une route nationale dégagée... chacun est embourbé dans ses craintes justifiées ou fantasmées, enlisé dans une paranoïa feinte ou pathologique, victime de l’insécurité ou du sentiment d’insécurité...
En filigrane, l’interrogation sans réponse : Pour survivre au chaos et se donner un avenir faut-il être un Saint, un éternel naïf, un mouton tranquille ou un révolté ?


EXTRAITS

À Alger, il n’y avait personne au-dessus de votre tête, sauf Dieu. Comme à la mosquée, quand on est assis à la première rangée. Tu as déjà entendu l’expression, j’en suis sûr, « Alger va enquêter ». Ou alors « Alger a dépêché une commission d’enquête ». Ou encore « Alger est informée ». C’est ce qu’on dit aujourd’hui, mais à l’époque, Alger, c’était comme un très haut gradé qui pouvait manger un homme avec les yeux, enlever le pain ou faire disparaître quelqu’un par un coup de téléphone ou, pire, un télex. On en avait tous peur, des télex : le maire, le chef de brigade et au-delà de tout, nos pères. J’ai donc essayé encore une fois de gagner Alger. Tu as quel âge ? (Je n’aime pas ce genre de question et je suis sûr que le bonhomme avait une arrière-pensée : la tendance, très répandue dans ce pays, est d’évaluer la longueur du sexe au nombre des années ; j’ai esquissé une grimace d’homme soumis pour éviter de parler.) A Zbarbar. Dans la forêt. Dans un un bataillon. C’était le service militaire : on avait le choix, soit d’aller au sud défendre personne, soit de rester au nord défendre Alger. Et je l’ai fait. Oui, je le dis. Sans honte. J’y ai cru comme un idiot. Au lieu de défendre le pays, j’ai défendu Alger. Je ne te raconterai pas comment, mais pourquoi ! A l’époque, il ne restait rien d’autre que cette travestie. C’était la seule ville du pays où les morts pouvaient faire du bruit et être honorés par la mémoire. (page 11, 12)

C’est quelqu’un qui aurait pu être ton père, ou le mien. Le genre Boubeguerra. Tu te rappelles Boubeguerra ? C’est comme ça qu’Alger nous imaginait et se foutait de nous durant les années 1970. Les aventures de Boubeguerra, le paysan venu en ville se faire rouler par un rat des villes à la descente de son taxi. C’est comme ça que ça s’est passé pour ce vieux dont je te raconte l’histoire : on lui vola ses 1700 dinars dès qu’il mot les pieds sur le sol algérois, alors qu’il était penché à récupérer son cabas. Les 1700 dinars qu’il avait enroulés dans sa poche et qui devait payer son retour, son repas et sa visite médicale. Tu sais ce qu’il fit toute la journée quand il découvrit qu’il n’avait plus un sou ? - Non. Il alla partout, scruta toutes les terrasses de café, les salons, les bars, les grosses voitures où étaient plantés des chevelures blondes, les grosses maisons d’Hydra, les belles parures et les chaussures invraisemblables à cause de leur prix, en se marmonnant la même phrase : Oui, oui, bande de chiens, continuez à vous amuser avec mon argent. Profitez-en, bande de voleurs, manger et buvez avec mon fric... (Il m’arrache quand même un sourire, le mufle.) Il croyait que la ville lui avait fait les poches et qu’elle s’amusait avec ses minables 1700 dinars et que cette somme servait à payer toutes les extravagances de ses habitants. Ça te fait sourire ? Dommage, car ce n’est pas une blague : c’est comme ça que les gens comme toi et moi doivent regarder cette ville : un endroit qui s’amuse avec notre argent volé, nos récoltes. (page 21, 22)

J’ai compris surtout que jamais il ne fallait que je m’arrête, même si mes poumons étaient déjà deux grosses braises, qu’il me fallait aller au-delà de la ligne d’arrivée, que je ne devais pas être trompé par les applaudissements et que j’avais quelque chose à faire au bout de quelque chose à atteindre. Je me suis souvenu que venais de trop loin pour m’arrêter ici, que je courais depuis mon enfance pour atteindre cette ville, et ma véritable course n’était pas celle des mille cinq cents mètres, ni celle des cinq mille mètres qu’une trentaine d’autres coureurs me disputaient, chacun haletant dans son propre monde, gravissant sa propre pente, mais la course parfaite, celle que visent en secret tous les coureurs de fond, celle qui leur permet de continuer à l’infini, de ne jamais s’arrêter, de ne presque jamais mourir et dont la récompense n’était pas l’arrivée mais l’indépendance profonde, le détachement. (page 68, 69)


Kamel Daoud

Le Minotaure 504

Sabine Wespieser éditeur - 2011

Lire l'article sur Entretien - Kamel Daoud à la librairie Mollat (Bordeaux - France)

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