Le débit de sa voix est fluide et son accent à peine perceptible. Elle n’a jamais quitté l’Arménie et maîtrise pourtant la langue française avec perfection. Elle affirme, sans avoir peur des clichés : « Le français, c’est la langue de l’amour ».
Depuis vingt ans, Marietta enseigne le français, la civilisation et la didactique à l’université pédagogique d’Etat, Khachatur Abovian, dans la capitale arménienne à Erevan. Au mois de juillet, les couloirs de l’université en briques rouge sont vides. Seul le personnel administratif travaille dans les bureaux où la fraîcheur y est appréciée. « Même s’il est difficile de vivre aujourd’hui de cette activité, je suis impliquée dans mon travail, car j’aime profondément cette langue ! », assure Marietta, aux côtés de ses jeunes collègues Astghik et Lilit, qui hochent la tête en signe d’approbation. C’est dans un café situé à quelques pas de l’université que les trois professeurs se sont réunis pour siroter un jus de fruit : « On profite des vacances scolaires ». Assises en terrasse, elles conversent au sujet du français et de son enseignement, dont elles ont choisi de faire leur métier en Arménie. « Je ne conçois pas quitter ce poste », ajoute Marietta, le sourire aux lèvres, teintées de rouge.
- Ph : Laetitia Moréni
À l’université Khachatur Abovian, 1050 étudiants sur 14 000 apprennent le français. Quant aux trois professeurs, Marietta, Astghik et Lilit, elles y ont un défi commun : promouvoir la langue française malgré les difficultés qu’elles rencontrent au quotidien. « On constate aujourd’hui un recul de l’apprentissage du français au profit de l’anglais ou de l’allemand », déplorent-elles. Sans compter l’arménien, trois langues vivantes sont enseignées dès le primaire en Arménie. Le russe vient en première position, tandis que le français se hisse à la troisième place, derrière l’anglais. Durant l’année scolaire 2004/2005, plus de 80% des élèves à Erevan ont appris l’anglais tandis que seulement 10% ont choisi d’étudier le français, selon le ministère de l’Éducation et des Sciences.
Une mobilité réduite
« Ce désintérêt pour le français vient tout d’abord du gouvernement. Aucun stage n’est prévu pour les enseignants, et cela a des répercussions directes sur le choix des élèves. Les professeurs d’italien font des stages professionnels en Italie plusieurs fois par an, tout comme les professeurs d’allemand », observe avec amertume Marietta, fronçant les sourcils.
- L’opéra d’Erevan, lieu de rassemblement de la jeunesse...
- Ph : Shaun Dunphy - Wikimedia Commons
Selon les enseignantes, les moyens de promotion du français et de la politique linguistique demeurent limités, voire en régression par rapport à ceux déployés par les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie. Par exemple, le DAAD (Office allemand d’échanges universitaires) chargé de la représentation de l’enseignement supérieur allemand à l’étranger, développe ses compétences en Arménie. « Pour améliorer la qualité de l’enseignement du français et donner envie aux élèves de l’apprendre, il faudrait faire des échanges entre la France et l’Arménie, mettre en place des correspondances, organiser des concerts… », suggère Marietta, en agitant ses bras de manière dynamique. Tandis qu’un jet d’eau jaillit tout à coup d’un bassin encerclé par la terrasse du café, Marietta ajoute sans s’interrompre : « On est incollable sur les classiques mais on connaît peu la littérature contemporaine ! Si nous étions plus mobiles, cela nous permettrait de combler ces lacunes. Mais les professeurs de français ont des difficultés à obtenir des visas ». Fabien Neyrat, attaché de coopération pour le français à l’ambassade de France en Arménie, y voit une explication : si les professeurs de français n’ont pas la possibilité de partir en France, c’est que leur projet professionnel sont non construit ou non pertinent.
Les trois collègues ne manquent pourtant pas d’ambition et désirent pouvoir un jour découvrir la France. « J’aimerais bien sûr y séjourner quelques jours pour enfin mettre des mots sur ce pays dont j’enseigne la langue », dit Astghik. À trente ans, la jeune femme aux yeux bruns qui enseigne depuis neuf ans à l’université Khachatur Abovian a lu l’ensemble des incontournables de la littérature française : « J’ai commencé l’apprentissage du français avec les Trois mousquetaires, la Peste, l’Étranger. Je parle couramment français car j’ai beaucoup étudié et je lis encore aujourd’hui de nombreux ouvrages. J’aimerais de temps en temps pratiquer sur place mon français, lors de mes voyages par exemple. J’espère un jour ».
Lilit, quant à elle, observe le manque de concrétisation et l’absence de projets du ministère de l’éducation arménien : « Au mois de mars, on fête la francophonie, et après ? Il faudrait promouvoir le français sur le long terme, penser à des perspectives professionnelles pour les élèves ».
Paulette Coutant, ex-professeur d’histoire/géographie et actuellement doctorante à l’EHESS, où elle effectue un travail de recherche sur la politique culturelle et linguistique de la France en Arménie depuis l’indépendance, constate également un manque de pratiques concrètes et évolutives : « Les professeurs de français ne font quasiment pas de stages de formation en France. Certains sont découragés d’apprendre le français. En revanche, on observe une progression de l’espagnol et de l’italien ces dernières années en Arménie grâce à l’aide des gouvernements ».
Pour remédier au recul de l’apprentissage du français en Arménie, Fabien Neyrat assure que l’ambassade développe de nouveaux axes prioritaires de politique linguistique. « Actuellement, nous communiquons sur une politique de mobilité étudiante. Le projet est en cours ».