Le désir d’aller au-delà de sa condition sociale est-il suffisant pour parvenir à ses fins ? La haine, la jalousie, la frustration et le ressentiment peuvent-ils être vaincus par la naïveté de l’adolescence ? Le jour du Roi répond sans tergiverser : Non ! Pourtant Omar et Khalid ont tenté l’expérience. Leur amitié, leur amour même, tant leur relation ne laisse aucune ambiguïté sur leur homosexualité naissante et frémissante, ne parviendront pas à combler le fossé social qui les sépare malgré eux. Abdellah Taïa le répète inlassablement, les deux gamins vivent dans deux mondes. Ils se voilent la face, maquille la réalité mais ne l’efface pas. Que peuvent-il y faire ? Le fait est ! D’un coup le maquillage fond, la haine surgit. Le déclencheur de cette haine qui conduira au drame est le Roi Hassan II. Celui que vénèrent autant qu’ils le craignent les Marocains. Baiser la main du Roi est le rêve nocturne du pauvre Omar ; Baiser la main du Roi est la récompense que va, sans l’avoir sollicitée, recueillir le riche Khalid. Cela en est trop pour leur amour aux pieds d’argile. Comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase, le Roi Hassan II vient s’immiscer dans la vie intime de ses deux jeunes sujets, comme il s’immisçait sans retenue dans la vie de tous ses sujets. Le roi Hassan II est le coin qui pénètre dans le rondin de bois et l’ouvre à jamais laissant des échardes à vif.
- Abdellah Taïa - Ph Denis Dailleux
EXTRAITS
Khalid était mon meilleur ami. Mon ami tout court. L’ami. Je l’aimais. Je le connaissais par coeur. Je le protégeais au collège. Et même après. C’est uniquement à lui que j’ai tout raconté. Mon rêve dans la nuit du mardi au mercredi. Ce rêve-réalité. J’étais fier. J’avais vu Hassan II avant lui. Je lui ai raconté tous les détails. Je sais que tout le monde a peur au Maroc. Je sais qu’il ne faut pas parler du Roi, ni de la famille royale en général, avec les autres. Mais avec Khalid, je n’avais rien à craindre. Nous avions nos secrets communs. Nos secrets éternels. Un pacte. Le sang dans le sang.
J’étais le plus fort. Et il aimait ça Khalid, ma force, mon côté mauvais garçon. Il aimait que je vienne d’un autre monde. Les pauvres. Ça le changeait, disait-il souvent. Il trouvait ça exotique. Il voulait toujours venir chez moi. Notre maison est petite, simple, trop simple. La villa où il habitait était un palais. Lui disait que non, ce n’étais pas un palais. Moi, je m’énervais chaque fois qu’il jouait au modeste pour ne pas me faire sentir notre différence. (page 24, 25)
Bouhaydoura était de retour.
Les quatre années qu’il avait passées en prison n’avaient en rien altéré sa réputation. Son pouvoir, sa magie, sa sainteté, ce qu’il avait reçu en héritage venait de loin, très loin. Bouhaydoura était le continuateur de quelque chose inventé à l’aube de l’humanité. Un gourou, un maître, un prophète. La magie originelle. Le bien et le mal avant qu’on ne les sépare, avant qu’on ne les répertorie et qu’on ne les répande ainsi, isolés l’un de l’autre, partout. Bouhaydoura était en mission. Nous ne faisions que l’aider à l’accomplir. Nous étions ses adorateurs.
Il recevait dans sa maison du quartier de Tabriquet. Plus exactement, sur la terrasse. Là, au milieu du linge qui séchait, les femmes fidèles, heureuses et malheureuses, attendaient leur tour. Des vieilles, des jeunes. En blanc. Toutes, ou presque, en blanc. Elles étaient donc en deuil. De qui portaient-elles le deuil ? De combien de morts ? Et qui étaient ces morts pour elle ?
C’était une atmosphère étrange. Lourde. Ces femmes avaient les yeux rouges. En colère. Elles étaient assises par terre. Elle ne parlaient pas.
Une grande émotion nous a saisis, mon père et moi, dès que nous avons mis les pieds sur cette terrasse pas comme les autres. Ces femmes portant la mort dans l’âme étaient plus tristes et plus désespérées que nous. Elles avaient vécu des malheurs plus grands, un abandon définitif depuis toujours. Elles n’avaient plus de place ici, sur cette terre. Il leur fallait maintenant tout refaire, tout reprendre depuis le début. Bouhaydoura allait les aider pour cela. C’était lui leur libérateur. Leur homme. Leur prophète. (page 40, 41)
- Pauvre écolier - Antoine Mancini
Le Petit Chose d’Alphonse Daudet n’était pas normalement au programme de l’année scolaire. Madame Cherki, le professeur de français, nous avait demandé de nous procurer ce roman un mois avant la fin de l’année et de lire le premier chapitre pour le dernier cours avec elle. C’est Khalid qui m’avait acheté mon exemplaire chez un bouquiniste à Rabat.
Je n’aimais pas le français. Je ne le maîtrisais pas bien. Ce n’était pas une langue pour moi. À moi. Je n’aimais pas la littérature dans cette langue étrangère. Toujours étrangère au Maroc.
Mais j’ai aimé Le Petit Chose dès la couverture sur laquelle était reproduit un tableau français très émouvant. Pauvre écolier, du peintre Antoine Mancini. Le premier chapitre m’avait plus que plu, et j’avais bien l’intention de finir tout le livre pendant les vacances.
J’avais donc lu le premier chapitre : « La fabrique ». je n’avais pas compris tous les mots. Je n’avais pas saisi tout ce qu’il fallait saisir, comme ça, d’un seul coup. Ce n’était pas grave. Quelque chose de ce livre était entré dans mon coeur directement., malgré mes lacunes en français, malgré mon hostilité pour cette langue et mes malheurs familiaux. Il m’avait fallu une semaine entière quand même pour lire ce chapitre et, comme le professeur l’avait exigé, en faire un résumé. Pendant ce temps-là, Khalid, lui, avait fini de lire tout le livre.
Contre toute attente, c’est à moi que Madame Cherki qui ne m’avait jamais vraiment aimé, a demandé de lire à haute voix un extrait du premier chapitre. Au hasard.
Encouragé par le regard de Khalid, j’ai ouvert Le Petit Chose et j’ai lu, en tremblant de partout, ces lignes :
« Pour ma part, j’étais très heureux.
... » (page 85, 86)
Je détestais Rabat. J’avais peur de Rabat. Je maudissais Rabat.
J’aimais d’avance Chellah.
Chellah, ce n’était pas Rabat. Chellah me vengeait de Rabat qui faisait depuis des siècles la coquette, la fière, la snob. Chellah se dissociait de rabat. Ses ruines se trouvaient en dehors de la capitale mais ses ruines faisaient face à l’une des entrées de Touarga, dont les murs cachaient le palais du roi où allait être recu le lendemain Khalid.
J’ai tourné la tête vers lui. Mon ami. Khalid. Ses yeux étaient fermés. Son corps était raide, froid, détaché du mien. Son corps était redevenu orgueilleux. Égoïste. Il avait rejoint son premier monde.
Et j’ai compris. Khalid était mon ennemi. J’étais son ennemi. C’était écrit. Rien ne pouvait plus changer cette fatalité. J’ai fermé les yeux, moi aussi. Pour mieux me préparer au dernier combat. Le dernier round. Le dernier chapitre. L’un contre l’autre. Ce qui allait suivre était justifié. Logique. C’est la loi, il n’y a toujours qu’un seul gagnant. Ce qui allait venir, c’était de l’amour. L’amour aveugle, sans dieu ni mère pour le protéger.
C’était de la guerre. Sans paroles. En dehors du monde. Au tout début. Au-delà de moi. Au-delà de Khalid. À travers nous deux, le combat primitif, innocent, sauvage, libre, recommençait.
Le Pont Cassé était notre théâtre. Sans spectateurs. Sans metteur en scène. Le mal nous avait repris. Les yeux fermés, chacun l’accueillait à sa manière. (page 163, 164)