A l’âge où certains, gagnés par l’appel de la retraite, négocient avec leur autorité de tutelle l’obtention d’un poste tranquille ou honorifique, Yves Bourguignon s’est lancé, corps et âme, dans une dernière mission peu banale. Lui qui avait trimballé ses méthodes et son amour pour la langue française du Soudan à l’Arabie Saoudite, de Sainte-Lucie au Rwanda et à la Namibie, mit fin à sa carrière de professeur FLE en rejoignant l’ Afghanistan. Yves Bourguignon avait quitté le Rwanda, précipitamment en 1994 grâce à l’armée française, juste avant que le génocide ne fracasse le peuple de ce pays. Ce coup de chaleur ne l’a en rien démobilisé ou détourné de son besoin d’enseigner. Après une nuit blanche et de longues discussions familiales, il postula afin d’obtenir un poste peu banal : Remettre à flot les lycées français de Kaboul : Esteqlal pour les garçons, et Malalaï pour les filles. C’était en 2002 : le choc du 11 septembre venait d’ébranler New-York et le monde entier ; l’époque phare de la guerre anti-terrorisme ; le début des pitoyables amalgames entre islam, islamisme et taliban ; le moment où chaque mot et chaque geste mal interprétés étaient vécus par tous comme le symbole du choc des civilisations... C’est dans cette cocotte minute instable qu’Yves Bourguignon choisit de mettre un terme à sa carrière !
- Yves Bourguignon et monsieur Bismillah, professeur et chef du département de français à Esteqlal
- Photo : Marie Lafon
A quelle période êtes-vous arrivé à Kaboul ? Avec quelle mission ?
Je suis arrivé à Kaboul en mars 2002, quelques jours avant le début de la rentrée scolaire. Je faisais partie d’une équipe de 5 Français. Pour ma part j’avais une double mission : former des professeurs afghans à l’enseignement du français et prendre part à l’enseignement dans des classes. Les deux lycées, Esteqlal et Malalaï, étaient sinistrés après plus de vingt années de guerre en Afghanistan. C’était autrefois d’excellents lycées, formant une jeunesse parfaitement francophone, mais l’interdiction d’enseigner le français sous l’ère talibane fit éclater l’équipe éducative. Un lycée français fut créé au Pakistan, à Peshawar, où de nombreux enseignants trouvèrent refuge. En 2002, tout était à reconstruire. Nous avons dû former des professeurs de mathématiques ou de biologie à l’approche du FLE mais on ne devient pas professeur de langue à 40 ou 60 ans. Ces personnes parlaient français plus ou moins correctement mais à cet âge il est trop tard pour corriger des mauvaises habitudes qui sont comme fossilisées dans les mémoires...
Et du côté des élèves... quel était le contexte ?
Les enfants avaient une folle envie d’apprendre. Les petites filles étaient privées de classe depuis plusieurs années et elles étaient très réceptives.
Alors qu’il était bien difficile de répondre à cette pressante demande, compte-tenu du faible niveau des enseignants afghans, nous avons décidé de concentrer nos efforts sur un noyau d’élèves afin de donner à nos établissements un semblant de francophonie. Aujourd’hui, plusieurs d’entre-eux poursuivent des études en France, à Grenoble, à Besançon… dans des filières d’ingénieurs ou de médecine. Rares sont ceux qui se forment à l’enseignement du français langue étrangère, les professeurs afghans sont si mal rémunérés que la vocation n’est pas courante...
- Yves Bourguignon et deux élèves
- Photo : Marie Lafon
Le travail que vous aviez mis en route est-il toujours d’actualité ?
Pendant 5 ou 6 ans, nous avons maintenu une présence au cœur des lycées mais aujourd’hui, il n’y a plus qu’un seul Conseiller pédagogique, qui n’enseigne pas et qui se contente de prendre le pouls des établissement et de faire le lien avec l’ambassade. Quelques enseignants qui avaient pris le chemin de Peshawar sont revenus au pays... peut-on, pour autant, déserter le terrain et laisser les formateurs livrés à eux-mêmes ?
… problème d’argent, simplement ?
Sans doute, on peut se demander si la France peut ou veut se donner les moyens de stabiliser 5 ou 6 enseignants à Kaboul mais il faut bien se remettre dans le contexte de 2002 : L’Afghanistan était à la mode ! Le terme n’est peut-être pas adapté mais il faut bien se souvenir qu’à cette époque nous recevions le « tout Paris » médiatique, politique et show-business ! Ni Bernard Henri Lévy et ses discours plein de fougue, ni les opportunistes en tous genres n’ont tenu plus de 6 mois ! Kaboul est vite redevenu « le bout du monde » ! Depuis, la situation politique régionale ne s’est pas améliorée. Pour parler familièrement « on n’en voit pas le bout » ! Les perspectives sont floues... En 2014, si les Américains se retirent, que se passera-t-il ? Les Talibans reprendront-ils les commandes ? Tout cela fait que l’Afghanistan n’est plus prioritaire... et que l’actualité nous a transportés vers d’autres sujets beaucoup plus porteurs médiatiquement.
Revient-on indemne d’une telle expérience ?
Laissez-moi vous répondre en racontant un souvenir. Il y eut un jour un attentat à 300 mètres du lycée, à l’heure où je donnais un cours. Le souffle de l’explosion a été ressenti dans la salle. Immédiatement, tous les élèves et les gens présents m’ont entouré pour me protéger. Grâce à eux et à leur attitude j’avais l’impression qu’il ne pouvait rien m’arriver. C’était faux, bien entendu, mais la sensation était réconfortante. J’avais beaucoup roulé ma bosse et j’avais la conviction de vivre une mission unique mais on n’est jamais préparé à la peur... Cette situation de tension permanente fait que chaque petite victoire déclenche un enthousiasme démesuré. Le moindre progrès d’un élève est vécu comme l’ascension réussie de l’Himalaya et nos rares balades dans le bazar ou dans la vallée du Panshir sont vécus comme des moments de plaisir rare ! Les querelles entre collègues ou les divertissements occasionnels sont exacerbés, surdimensionnés... La maison des professeurs était le réceptacle de toutes nos trouilles, nos envies et nos doutes... pourtant, malgré ce contexte difficile j’ai l’intime conviction d’avoir grandi, d’avoir mûri à Kaboul. C’est bizarre de dire cela alors qu’on a la soixantaine mais depuis mon expérience afghane j’appréhende le monde différemment.
- Frozane, professeur de français, une lecture au milieu des primaires
- Ph : Marie Lafon
Qu’en est-il des préjugés que chacun porte en lui ? Comment les surmonte-t-on ?
L’idéal serait d’arriver sans préjugés mais comment faire ? Il faut toutefois éliminer de sa pensée le fait que l’on détient la vérité, que l’on fait le bien, que l’on est là pour la bonne cause... il faut voir les Afghans comme des partenaires... Trouver un équilibre entre qui on est, ce qu’on vient faire et le rapport que l’on a avec les habitants. Pour cela, il faut du temps. Des missions comme celle-là demandent un minimum de trois à cinq ans. Quand on parle de préjugés et d’Afghanistan, on pense burka... Esteqlal et Malalaï sont à quelques centaines de mètres du bazar de Kaboul, j’y croisais souvent des burkas qui me saluaient d’un « bonjour monsieur » souriant ! Je ne savais pas qui elles étaient même si je me doute qu’elles devaient être lycéennes à Malalaï. Cette façon de tirer partie de cet accoutrement odieux me fascinait. N’était-ce pas la plus belle façon de résister ? Ces jeunes filles profitaient de cette odieuse burka pour s’amuser ! Bien entendu, pour nous occidentaux, la burka nous interpelle et nous choque, c’est si loin de notre éducation et de notre vécu. Pourtant, nous devons faire attention à ne pas asséner nos valeurs comme de véritables diktats auxquels chacun doit se soumettre. Je me souviens de l’intervention d’une ONG française dans le lycée Malalaï… C’était un organisme qui défendait les droits de la femme et ses représentantes avaient été tellement véhémentes pendant la réunion que beaucoup de mes amies afghanes avaient trouvé ces propos totalement déplacés. Certaines d’entre elles m’avaient même dit que ça leur donnait envie de continuer à porter la burka. Elles étaient outrées que des femmes qui n’avaient passé que quelques jours à Kaboul viennent leur donner la leçon et nier ainsi leur capacité à décider pour elles-mêmes.
- Passer des examens à Esteqlal...
- Ph : Marie Lafon
Revenons à vous... qu’avez-vous voulu transmettre en écrivant ce roman ?
Je n’ai eu l’idée d’écrire que plusieurs mois après être rentré en France. Moi qui ai écrit des rapports et des notes toute ma vie professionnelle j’ai eu envie d’écrire librement, en passant par le roman. Je dois dire, aussi, que j’avais des difficultés à utiliser le « je » et cela me privait d’écrire un récit plus personnel. J’avais besoin d’une certaine distanciation, d’un certain recul et le roman me permettait de mieux faire passer les relations entre les enseignants, les militaires et la population. Ce roman est un témoignage : N’oublions pas Esteqlal et Malalaï, voilà ce que nous avons essayé de faire... n’oublions pas, non plus, que malgré les séquelles de vingt années de guerre il y a à Kaboul tout un petit peuple qui essaie de vivre et qui croit encore à des jours meilleurs… même si, aujourd’hui, personne n’est vraiment capable de définir quel sera cet avenir.
- Passer des examens à Esteqlal...
- Ph : Marie Lafon