EXTRAITS
Malgré l’accueil plutôt froid – c’est le moins qu’on puisse dire ! -, j’étais heureux d’être là ; de marcher dans ces rues étroites aux trottoirs cabossés remplis de pièges pour un postier devenu facteur depuis trois heures à peine ; de sentir l’odeur de la terre sèche ; de regarder le volcan et son chapeau de nuages ; de déposer à chaque porte quelques lettres venues d’ailleurs, craintes ou attendues, porteuses de mauvaises ou de bonnes nouvelles... Je marchais vers Miranda la sévère avec une joie que je ne m’expliquais pas, porté par la promesse d’une vie nouvelle, convaincu que tous ces gens allaient m’accepter et devenir mes amis. Je devais leur laisser le temps, et apprendre à les connaître. Tenter de savoir aussi pourquoi mon prédécesseur était parti. J’avais l’impression qu’on me forçait à porter un fardeau qui n’était pas le mien, et je voulais trouver le moyen de m’en libérer au plus vite. Aussi, quand je me suis présenté devant Miranda, je lui ai montré son courrier et l’ai remis dans mon sac. Elle s’est braquée aussitôt.
Joue pas à ça avec moi, petite bouse, sinon tu vas le regretter ! (page 43, 44)
Il a souri, heureux de pouvoir m’exposer sa vision de l’ordre et de la manière de l’imposer.
Les lois ont peu à voir avec tout ça. Ce qui compte c’est la peur de la punition. Or si tu administres la punition sans attendre qu’un juge prenne le temps d’enfiler sa toge et sa perruque, tu accélères le processus, tu comprends ? C’est pas moi, en tout cas, qui engorge le système judiciaire. Tout le monde sait ici que je m’occupe souvent moi-même de déterminer et d’executer la sentence pour chaque crime commis sur mon territoire. On peut venir me parler du processus qu’on enseigne à l’école de police, mais pour changer de monde, y a rien de mieux que la clarté. Chacun sait ici ce qui l’attend s’il se fait prendre à voler ou à agresser quelqu’un dans la rue. Tu viens d’arriver dans le village le plus paisible du pays. Tu peux laisser ta bicyclette sur n’importe quel trottoir sans chaîne et sans cedenas et personne n’aura même l’idée de partir avec. C’est comme ça ici. Et si mes deux bouseux de collègues peuvent se la couler douce, c’est parce que j’ai su imposer mon système à tout le monde et que personne ne s’en plaint. (page 76, 77)
J’ai été policier pendant trente ans, alors tu peux comprendre que cela me fasse de la peine de te le dire comme ça, mon gars, mais aujourd’hui je déteste tous les policiers de ce pays. Parce qu’ils sont fourbes et hypocrites, gangrénés jusqu’à la moelle de leurs os, plus bandits que les bandits qu’ils interceptent pour leur prendre une part de ce qu’ils ont volé, plus coupables que tous ceux qu’ils servent, politiciens, banquiers et entrepreneurs véreux, parce que ce sont eux qui les maintiennent au pouvoir.
Debout devant son comptoir, Estrella n’est pas intervenue. Sans doute étaient-elle d’accord avec son père. Je l’étais moi aussi, mais je ne savais pas comment le lui faire comprendre. Aussi me suis-je contenté de ne pas l’interrompre.
Des escrocs ! Je te parlais des deux serviteurs de Lucifer, le curé Lopez et le policier Cortez. Eh bien depuis qu’ils sont arrivés dans notre village, y a plus rien qui va. Tout le monde ferme les yeux, bien sûr, parce que tout le monde a peur. Mais c’est l’apocalypse, rien de moins, mon gars.
Les mains à plat sur le comptoir, Estrella a penché la tête, résignée à attendre que son père soit allé au bout de sa lancée. Mais celui-ci a plutôt choisi de se retirer sans me laisser le temps de me situer par rapport à ce qu’il venait de dire. Son fauteuil roulant s’est engagé dans le couloir et il a disparu dans l’une des pièces adjacentes en claquant la porte derrière lui.
Estrella a fait couler du café dans nos tasses puis elle m’a devancé dans l’arrière-cour où elle m’a invité à la suivre. Nous nous sommes assis à une petite table de métal entourée d’arbustes et de fleurs et nous avons bu notre boisson en silence. Sorti de nulle part, un chat a bondi sur la table et Estrella s’est mise à lui caresser le crâne.
C’est Madame la Marquise. Elle vit ici, dans ce jardin, depuis un an déjà. Elle est arrivée comme ça, un matin, et n’est jamais repartie. Comme vous, peut-être. (page 108, 109)
Au centre de la place publique, j’ai eu l’impression qu’on me suivait, mais quand je me suis retourné, il n’y avait derrière moi que les ombres que projetait sur le sol la lumière des lampadaires à travers les arbres. J’ai tiré ma voiturette jusqu’au mur bombé du bureau de poste, où j’ai dévérouillé ma porte en n’y voyant pratiquement rien. Une fois dans le bureau, j’ai allumé, j’ai rangé ma voiturette au fond de la pièce et je me suis installé devant mon casier de tri pour enliasser ma tournée du lendemain. J’ai rangé les liasses dans mon sac de livraison, j’ai éteint et je suis monté à l’étage en me faisant la promesse de ne plus jamais ouvrir à leur insu le courrier de mes clients. Quand j’ai pressé l’interrupteur du plafonnier de la cuisine, mon coeur a fait trois saltos arrière dans ma poitrine et j’ai failli m’effondrer. Le policier Cortez était là, bien assis, les pieds appuyés sur la table, sa chemise ouverte sur son gilet de corps. Sa matraque pendait à sa ceinture et il avait posé son arme sur son ventre. (page 117)
Le Postier Passila
Alain Beaulieu
Editions Actes Sud - 2010
Léméac éditeur pour la publication en langue française au Canada