- Bessa Myftiu
Parler de Bessa Myftiu ne peut se faire sans avoir lu « Confessions des lieux disparus » qu’elle publia en 2007. Ecrit en français, il se présente sous l’étiquette « roman » mais comment le lecteur pourrait-il ne pas se laisser submerger par l’impression qu’il lit un récit très intime ? Impossible de faire la part des choses entre la description factuelle de la vie en Abanie sous la dictature d’Enver Hodja et la vie quotidienne de l’adolescente qui s’interroge sur les étranges pratiques d’une société déboussolée. Elle s’interroge d’autant plus que son père est lui-même une victime du système répressif qui lui reproche d’être un intellectuel engagé en le condamnant à vendre des cigarettes dans une baraque dans la rue… Le fait est historique, Mehmet Myftiu est bien l’homme décrit dans le roman qui n’est donc pas seulement un roman ! Bessa Myftiu aime croiser les regards, sans doute comme toute romancière prend-elle plaisir à amplifier, omettre, transformer ou décolorer la matière première enregistrée par sa mémoire. Alors récit intime ou roman d’une vie qu’importe ? « Confessions des lieux disparus » est une savoureux combinaison d’ironie grinçante, de pensées naïves adolescentes et de descriptions ubuesques d’une dictature passée. La lecture prend au corps, oserait-on dire aux tripes, mais le sourire narquois ou décalé agit comme une soupape de sécurité ! Ecrire en français quand on est native d’un pays non francophone et que son environnement familial et culturel ne l’est pas davantage est une aptitude qui mérite quelques explications…
La toile de fond
« Les petits peuples veulent apprendre la langue des grands peuples… » affirme Bessa Myftiu. Encore faut-il en avoir l’opportunité. A l’instar de Bucarest, Tirana s’autoproclamait alors « le Petit Paris », assurément cela n’était pas suffisant pour devenir bilingue ! Paradoxalement c’est en Suisse alémanique que Bessa Myftiu s’ouvrit la porte de la francophonie. L’artiste suisse dont elle tomba amoureuse et qui devint son mari lui offrit une arrivée tout en douceur dans une société aux antipodes de son Albanie natale. Elle réfute le mot d’exil bien trop consciente de ce qu’est un exil véritable. Elle découvrit un milieu marginal et interlope « tout en bénéficiant de l’esprit communautaire de ce pays pourtant individualiste » comme Bessa Myftiu aime à qualifier la Suisse. Quand on quitte l’Albanie d’Enver Hodja, on analyse avec sérénité et justesse les caractéristiques contradictoires ou surprenantes des autres sociétés !
Les premiers pas
L’immersion dans la langue française commence à l’université ou Bessa Myftiu décroche ses diplômes de professeurs de français langue étrangère (FLE pour les initiés !). L’envie de quitter la Suisse et l’espace francophone pointait derrière ce diplôme. Peut-être un retour au pays ? Mais la littérature et la poésie eurent raison de cette alternative. En 1991, elle écrivit son premier poème dans la langue de Molière, Flaubert ou Balzac, les auteurs qu’elle lisait en Albanie. « Il était naïf mais expressif ». L’envie ou la nécessité d’écrire ne sont pas nées en Suisse. A Tirana, déjà, ses premiers essais avaient été remarqués par un père intransigeant qui lui avait fait remarquer qu’il était inutile de vouloir écrire puisque l’Albanie comptait déjà Ismaïl Kadaré ! Qui aime bien châtie bien, sans doute ! La Suisse a allégé Bessa Myftiu de ce poids symbolique. Ismaïl Kadaré a même préfacé son premier roman « Ma légende »… Lui qui est une Légende vivante de la littérature appréciait le style de sa jeune compatriote ; une reconnaissance qui lui donna des ailes. D’autant plus que le style est ce qui compte le plus pour elle. « Le plus grand styliste à mes yeux est Cioran, écrivain roumain d’expression française » souligne-t-elle.
La langue… et le style
« La Suisse est meilleure pour moi que l’Albanie pour écrire. Je sens moins le fracas émotionnel, c’est plus calme… et écrire en Français donne plus de liberté. C’est sans doute plus compliqué que d’écrire dans sa propre langue mais l’originalité y gagne. Mon style s’est allégé. Le réalisme socialiste de mon enfance n’était pas fait pour la légèreté ! C’est la langue française et le contexte culturel et social d’ici qui m’ont permis ce travail stylistique. Et puis, si j’écris pour témoigner, pourquoi écrire pour ceux qui savent ? Je dois écrire pour un lectorat du pays où j’habite » Pourtant l’idée d’être lue en Albanie a ressurgi récemment et Bessa Myftiu s’est lancé dans la traduction de « Confessions des lieux disparus ». Traduire dans sa propre langue, quelle démarche ! « C’est quasiment une réécriture » confie-t-elle. « Pour les Albanais, je dois insister sur l’aspect romanesque pour ne pas choquer ou déranger. Je parle de la société, du pouvoir en mettant en scène mes voisins… je ne peux leur dire la même chose qu’à des lecteurs suisses ou français, pas de la même manière… » La question roman ou récit n’aura pas la même pertinence dans la version albanaise. Encore une preuve, si il en fallait une, que la langue utilisée par l’écrivain ou l’artiste ne joue pas que sur la forme mais aussi sur le fond.
- Bessa Myftiu
- Confessions des lieux disparus - Les Editions Ovadia
EXTRAITS
Bessa Myftiu
Confession des lieux disparus
Les Editions Ovadia
A huit ans Mohamad devint athée. A douze ans il fut jeté en prison. Les fascistes le capturèrent alors qu’il prononçait un discours flamboyant dans son école primaire : deux révolvers et un tas de lettres dans ses poches révélèrent son rôle de messager entre les partisans et les combattants de la ville. On le questionna, on le tortura ; nul mot ne sortit de sa bouche. Trahir ses amis était encore plus insupportable que les supplices. A défaut de faire de lui un croyant, les récits de son père avaient engendré un martyr : aucune des bases clandestines de la ville n’a été dénoncée. Pourtant, en parlant il n’aurait nui à personne, les bases cachées ayant été immédiatement changées dès la nouvelle de son arrestation. Personne ne pouvait exiger d’un enfant de douze ans une résistance à la torture, sauf lui-même ! Les combattants lui confiaient certes des lettres puisqu’il n’arrêtait pas de faire le trajet entre la montagne et la ville, mais avec la ferme intention de tout modifier si jamais il était pris. Qu’il n’ouvre pas la bouche a étonné tout Tirana ! (page 24)
Mon quartier a beaucoup de respect pour le malheur, et repère toujours un vice chez les heureux. La mère de Violetta, un de mes copines de quartier qui habite la troisième maison de la Rue, est veuve depuis l’âge de trente ans. Elle jouit de toute l’estime possible et imaginable, parce qu’elle élève seule ses cinq enfants sans jamais sourire à un homme, et qu’elle est toujours habillée en noir. Autoritaire, économe, maniaque en ce qui concerne la propreté, elle constitue un exemple à suivre. Moi, je préfère de loin ma maman : elle joue au foot avec les mauvais élèves car ils sont les plus doués au sport, dit-elle, elle nous gronde sans que personne ne s’alarme, est prête à demander de l’argent chez la voisine si nous n’en avons pas assez pour finir dignement le mois, nous fait partir en vacances chaque année et ne s’inquiète guère de notre intérieur toujours en désordre. Maman ne s’occupe pas de notre éducation, elle se contente de faire la cuisine et de laver le linge dans une machine, l’unique du quartier : nous sommes livrés à nous-mêmes, nous faisons seuls les devoirs d’école, nous nous amusons avec nos amis et j’aime bien cela. (page 63)
… Tous les lycéens albanais, filles et garçons à partir de quinze ans, étaient obligés de passer un mois de l’année scolaire à apprendre comment faire la guerre. J’étais un très mauvais soldat. Je confondais la droite et la gauche, et me voyais soudainement marcher toute seule dans la direction contraire du groupe. Les consignes, pourtant claires pour d’autres, devenaient pour moi incompréhensibles ; le fusil me semblait impossible à apprivoiser et, en plus, terriblement lourd. La course soldatesque à travers champs devenait une torture, et même ma mémoire pourtant excellente, me trahissait quand il s’agissait de retenir der termes militaires. Toujours parmi les premiers de classe, je redoutais ce mois du service militaire durant lequel je devenais la toute dernière, la moins apte à apprendre, le bouffon.
Le jour J, celui du tir, je suis arrivé en retard. J’ai ouvert doucement la porte de la classe. Le professeur m’a demandé d’un ton sévère :
– Pourquoi es-tu en retard ?
Je n’avais pas préparé de mensonges et la vérité a coulé de ma bouche, spontanément :
- Maman a oublié de me réveiller.
Toute la classe a éclaté de rire. J’avais déjà endossé le rôle du bouffon… (page 134)
Chacun volait à l’Etat le temps qu’il pouvait en toute bonne conscience. Et non seulement le temps, mais tout ce qui lui tombait sous la main. N’était-il pas écrit que la propriété socialiste appartenait au peuple ? Et le peuple s’emparait de son dû à la moindre occasion. Les anecdotes à ce sujet pullulaient : « Sous la pression de la direction, les ouvriers de l’usine, durant une réunion de deux heures, ont pris la décision de ne plus voler. Un contrôleur s’est installé à la porte de sortie pour vérifier chacun d’entre eux avant qu’il ne franchisse le seuil de l’usine. Et dans la poche du premier ouvrier, il a détecté deux clous ? « Tu veux être rejeté de ton travail pour deux clous ? Pourquoi n’as-tu pas respecté la décision que l’on a prise aujourd’hui même ? » Et l’ouvrier à répondu : « Comment voulez-vous que ma femme croie que j’étais au travail, si je ne rapporte rien à la maison ? » » (page 148)
Bessa Myftiu
Confession des lieux disparus
Les Editions Ovadia