Le français n’est pas votre langue maternelle. Comment êtes-vous entré dans cette langue ?
Enfant studieux et sage à mes onze ans, j’ai présenté un dossier et réussit le concours d’entrée au prestigieux lycée franco-afghan de Kaboul, Esteqlâl [littéralement "Indépendance"]. Aucun membre de ma famille n’avait fréquenté cet établissement avant moi. C’est au cours de ces années passées dans cette institution que j’ai découvert la culture française et que j’ai lu les traductions iraniennes des œuvres françaises.
En 1984, j’ai voulu quitter mon pays pour aller en France. Résidant tout d’abord à Rouen, j’ai obtenu ma licence en lettres modernes puis ma maîtrise en communication audiovisuelle. Je suis arrivé à Paris en 1990 où j’ai suivi pendant trois ans à la Sorbonne nouvelle des cours en sémiologie du cinéma avec comme sujet de thèse "La fin dans le cinéma".
D’ailleurs la fin de votre roman Syngué sabour présente certaines particularités…
Effectivement, mais c’est aussi le cas de la fin de mes autres œuvres. Je vais contre toute la dramaturgie, contre tous les codes, ce qu’on appelle "le code de clôture". Il n’y a pas de fin véritable dans Syngué sabour. C’est comme dans ce conte magique que je relate dans ce livre où tout le monde doit trouver sa fin. C’est important pour moi que les lecteurs cherchent la fin. C’est aussi ce qui fait la différence entre la culture orientale et occidentale. En Occident, l’auteur cherche toujours une chute à son œuvre. Dans la culture persanophone, on pratique l’infini, on est dans une structure circulaire. Des destins qui se rejoignent et s’écartent. C’est pareil en poésie, en peinture, en philosophie, dans l’histoire même. L’histoire de l’Afghanistan est faite de guerres interminables… Il n’y a là aucun jugement de ma part, c’est juste un constat de structure. Mon œuvre peut surprendre voire déranger. Des gens m’ont même arrêté dans les rues de Paris pour me demander des précisions quant à la fin de ce roman ! (rires)
Vous connaissez La Conférence des oiseaux (Mantiq al-Tayr) de Farid Al-Din ’Attâr. A chaque fois que l’histoire se termine, une autre débute. C’est l’histoire d’oiseaux pèlerins qui partent vers la montagne du Qâf guidés par une huppe à la recherche du Simorgh, leur roi. Ils traversent différentes vallées, la vallée de l’amour, la vallée du détachement... A chaque vallée traversée, la huppe raconte aux oiseaux une histoire. Mais à chaque fois que l’un de ces oiseaux demande la conclusion de cette histoire, la huppe recommence avec une autre histoire. Certains oiseaux ne supportent pas ce voyage et préfèrent rester dans la vallée, rompant ainsi avec la quête de vérité. Alors que dans les fables de La Fontaine, il y a une morale pour chaque fable.
Je m’inspire de la structure d’infini que l’on trouve en Iran, en Inde. Un conte est à chercher, à rechercher. Qu’est-ce qui d’ailleurs m’autorise et me permettrait de dire que ça, c’est la morale ? Je ne suis pas un philosophe, je ne suis pas dogmatique. Il n’y a dans ce livre aucune prétention idéologique en matière de morale. J’écris une certaine vision du monde, de personnes, de situations. Il s’agit d’une remise en question, d’un autre regard sur les femmes afghanes que celui reflété par les burkas.
En revanche, le début de Syngué sabour est net. Vous dédiez ce livre à une poétesse afghane. Pourriez-vous nous en dire davantage sur cette femme ?
Nadia Anjuman est une poétesse afghane et a été assassinée par son mari en 2005, alors qu’elle n’avait que 25 ans. Leili Anvâr, spécialiste de la littérature afghane à l’Université des langues et civilisations orientales de Paris, a traduit un de ses recueils de poèmes qui a été publié en 2005 sous l’intitulé "Fleur rouge sombre" (Gul-e-dodi). Le mari de Nadia Anjuman est loin d’être inculte, ignorant. C’était un professeur éclairé et sympathique que j’ai pu rencontrer dans sa cellule de prison. Sa défunte épouse participait régulièrement à des colloques littéraires qu’elle même organisait parfois. Elle rencontrait beaucoup de monde. Le contexte de cet assassinat est complexe. Qu’est-ce qui a poussé l’homme au meurtre de son épouse, la mère de ses enfants ? Mais ce n’est pas uniquement l’homme qui l’a assassinée, c’est aussi sa famille dans son ensemble, des femmes y compris, et les traditions. Le poids des traditions. Le destin de cette femme m’a beaucoup affecté. Je n’ai pas pu me glisser dans la peau du criminel, ni même de la victime. L’écriture, c’est plutôt un personnage qui se glisse en vous, qui vous habite et vous hante. Et la poétesse est venue à moi pour que je parle d’elle, de ses souffrances. Lui, je le voulais paralytique, détruit, anéanti. Il enregistre ce qu’il voit mais n’analyse pas. "Une femme qui souffre, c’est une mère qui souffre. Tous les hommes sont alors détruits."
Parlons justement de ce thème central de votre livre, tabou en Afghanistan : les confessions intimes d’une femme, alors que son mari est réduit au silence. J’aurais envie de vous demander si la condition sine qua non pour que la femme afghane retrouve sa place parmi les femmes et retrouve son identité de femme, c’est que l’homme n’ait pas accès à la parole. C’est seulement là qu’elle peut créer son propre langage…
En Afghanistan, à cette période-ci de l’histoire du pays, il faut certaines conditions pour que la femme puisse s’exprimer. Par son silence, son mutisme, son inertie et sa paralysie, le mari peut devenir une syngué sabour pour l’épouse, une sorte de psychanalyste. L’homme paralytique le devient aussi vis-à-vis des traditions, du système social, des mots. La parole est très importante et aujourd’hui dans le système social de l’Afghanistan, il faut que l’homme ne l’ait pas pour que la femme l’ait.
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire en français sur ce thème ?
Ma langue maternelle impose ses limites, une certaine pudeur. Il y a beaucoup de tabous. Ma langue adoptive reflète la liberté que je recherchais en écriture pour ce thème. La langue persane est très particulière du fait qu’elle exprime notre identité. Elle reflète les tiraillements de nos esprits. Par exemple, on utilise beaucoup de passés mais très peu de futurs, à l’inverse de l’anglais. Tout est dans le passé et la nostalgie. C’est aussi une langue très métaphorique avec une poétique elliptique. J’utilise cette facette de ma langue mais j’essaie toutefois de me débarrasser de ses penchants naturels. L’utilisation du français me permet d’acquérir alors une certaine intimité. L’histoire du corps est constamment rejetée en Orient. Une ligne très franche s’est dessinée entre l’univers intime et la société. Cet écart entre vie familiale et vie sociale engendre une certaine hypocrisie dans nos sociétés. J’espère casser cette ligne de front. Et c’est pour dire la douleur d’une femme de mon pays que j’ai renoncé au persan.
Ce livre écrit en persan serait trop provocateur, même si les situations énoncées sont des évidences. Elles sont fréquentes chez les femmes afghanes. Corps rêves désirs. Je parle des femmes afghanes, des femmes du monde. L’histoire se passe "quelque part en Afghanistan ou ailleurs". J’espère qu’un jour quelqu’un réussira à le traduire dans ma langue.
On ressent pleinement l’influence de Marguerite Duras dans votre travail d’écriture. Quelles ont été vos influences littéraires orientales pour ce roman ?
Je puise bien évidemment une part de mon inspiration dans la poésie soufie persane, Roumi, Hâfez, Khayyâm, ainsi que dans la poésie populaire des femmes pachtounes des landay. Ce sont des poèmes anonymes de femmes, des poèmes qui sont intégrés à des chansons elles-mêmes reprises et chantées par les hommes dans la société. Ces femmes ont la parole mais seulement dans l’intimité et non dans la société. Sayd Bahodine Majrouh et André Velter ont recueilli ces poèmes et les ont publiés sous le titre Le Suicide et le Chant : poésie populaire des femmes pachtounes, aux éditions Gallimard/Poésie.
Autrement, tous les grands textes sacrés de l’Inde, le Mahâbhârata, la Bhagavad Gîtâ, les cinq livres de la sagesse de Pancatantra, le Panchatantra, la pensée de philosophes indiens comme Tagore ont été également des sources d’inspiration. Je les étudie encore aujourd’hui.
Est-ce que ce fut une tache difficile de jeter directement vos pensées en français sur la feuille blanche ? Trouvez-vous des correspondances entre ces deux langues ?
Il y a énormément de ressemblances entre le français et le persan. En italien ou en anglais, il y a beaucoup d’accents. Le persan est une langue linéaire tout comme le français. Les intonations en français ressemblent davantage à celles du dari. A la fin des phrases, les accents tombent. Ce sont deux langues rhétoriques, contrairement à l’anglais que je considère plutôt comme une langue fonctionnelle et comme l’allemand qui est plus grammatical. L’alchimie entre les mots, leur emplacement dans la phrase, le rythme, la tonalité. La même idée peut être exprimée de différentes manières. Retravailler sur chaque phrase, chaque mot pour trouver le bon rythme. Avant de me mettre à écrire, j’écoutais Le Chant du cygne de Franz Schubert et plus particulièrement le lieder "Le double". Mon travail d’écriture est un mélange de genres : dispositif théâtral et cinématographique, narratif romanesque, structure kantienne, musicalité de Schubert, références photographiques, peinture… J’ai souhaité créer un pont entre l’Orient et l’Occident. Même dans le langage. J’implique la rhétorique persane dans la langue française. De la logique, du rationnel, on s’en fiche !
La scène littéraire afghane est encore balbutiante. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Effectivement, la tradition des maisons d’édition n’existe pas en Afghanistan. Un livre seulement sort tous les trois, quatre mois environ. Mais il y a de plus en plus d’ouvrages politiques et de recueils de poèmes publiés. Je ne pense pas que ce prix puisse donner une impulsion à la scène littéraire afghane, malheureusement. Car pour consacrer sa vie à la littérature, il faut certaines conditions qu’il n’est pas possible de réunir pour un écrivain afghan aujourd’hui dans son pays. Des conditions politiques, économiques, religieuses, sociales et familiales… Je tente d’apporter mon soutien à ma manière. Par exemple, j’ai fait venir trois écrivains afghans lors des éditions du festival "Etonnants Voyageurs" à Saint-Malo, aidé à la publication en 2003 du livre Bonjour douleur de Khâled Navissa aux éditions de l’Aube. Créer ma propre maison d’édition à Kaboul fut une entreprise qui s’est avérée trop périlleuse et par conséquent, je n’y ai pas donné suite.
Allez-vous tirer un long-métrage de ce roman ? Car votre écriture est très visuelle, scénaristique, avec un grand sens dramaturgique. On ressent pleinement dans cette écriture l’univers durassien.
Je n’ai pas encore de projets précis quant à une adaptation au cinéma. On verra… (sourires esquissés). Mon écriture est certes scénaristique car j’insiste sur les comportements, un geste, un regard. Mais ça s’arrête là. Au cinéma, ce monologue pourrait être ennuyeux ! (cascades de rires)
Quels conseils donneriez-vous à de jeunes auteurs ?
D’oser. Oser écrire. La feuille blanche doit devenir votre pierre de patience, votre syngué sabour. J’ai énormément lu de manuels théoriques sur la littérature mais n’est jamais suivi les consignes, même à l’école. Quand j’écris, j’oublie. Tout devient très instinctif.
Je reprendrai les termes du poète et penseur allemand Hölderlin : "Tout homme est un Dieu quand il rêve et un mendiant quand il pense." Il faut savoir chercher des mots, des situations et rester humble devant sa pensée.
Elodie Bernard
La Revue de Téhéran - numéro 39 / février 2009