« Trop jeune, je n’avais pas compris à ce moment-là que se nouait le drame de mon identité. Je me souviens de la honte dont je m’étais si vite débarrassé, celle d’abandonner les miens, de déserter ma terre. J’étais allé trop vite, comme si je voulais me délester d’un coup du poids d’une société qui fait de la culpabilité son viatique. Partir avait été pour moi une façon de fuir. Ce n’est que bien plus tard que je compris que l’exilé est par définition celui qui se retourne vers ce qu’il a vécu, non celui qui s’en détourne. Il est donc à l’origine presque esclave des évènements, il est des choses auxquelles il naît. »
Je la voulais lointaine, Gaston-Paul Effa. Editions Actes Sud. 2012. 144 pages.
- Gaston Paul Effa
- Ph : éditions Actes Sud
Avec ce nouveau roman, l’écrivain lorrain d’origine camerounaise, Gaston-Paul Effa poursuit le fil de ses réflexions autour de l’exil et de l’antagonisme tradition/modernité tout en puisant largement dans sa propre histoire puisqu’après tout « lorsqu’on écrit il y a toujours de soi sinon ce n’est même pas la peine de prendre la plume pour signer le premier mot » dit-il.
Ce roman initiatique retrace le parcours d’Obama, narrateur autodiégétique, qui passera par l’exil et la déstructuration d’une identité construite de toute pièce avant de rassembler les pièces d’un puzzle animiste lui permettant d’être pleinement au monde sans chercher à se fabriquer une autre figure que celle qui lui colle à la peau, comme une seconde naissance ne laissant aucune place à la dénégation. Obama, petit-fils d’un féticheur animiste quitte le Cameroun pour se rendre à Strasbourg afin d’y poursuivre ses études secondaires, un départ comme une fuite : « l’Afrique était derrière moi, je la voulais lointaine » ; une esquive qui n’a pas dit son dernier mot car on l’apprend au fil du récit « l’exilé est par définition celui qui se retourne vers ce qu’il a vécu ». Je la voulais lointaine nous plonge dans les méandres intérieurs d’un héros transculturel type.
Le roman s’ouvre sur la naissance du héros, Obama, et très vite le narrateur nous amène au moment de son départ pour la France qui met le village natal en effervescence : « C’était comme un tremblement de terre. L’un des fils ouvrait la porte de l’Europe ; bientôt le reste suivrait. Ivresses, cris, danse, danse, danse (…) Je pleurais, car en traversant l’océan, tous les espoirs reposeraient sur moi. Ma valise serait désormais le lieu où s’agiteraient l’histoire et les esprits d’une des plus vieilles tribus du monde ». S’en suit une salve de conseils et de recommandations de la part des proches ainsi qu’une peinture détaillée des impressions imaginées du narrateur qui fantasme l’ailleurs européen comme lieu de renaissance ouvrant toutes les possibilités du vrai bonheur et du confort total.
L’introspection, fer de lance du récit, présente Obama comme spectateur d’un évènement dont il est en fait l’acteur principal, il semble vivre ce départ de manière détachée, conscientisant plus que ressentant. La réflexion simultanée ne laisse place au sentiment qu’au moment d’annoncer le départ à Lala, « la sorcière du village, celle qui bénissait tout le monde avant les voyages, elle qui lisait dans les entrailles de la terre » ; une furtive culpabilité marquant un déni pas totalement accompli : « Je me réveillai avec le sentiment d’avoir trahi mes ancêtres ».
Mais le héros est rapidement confronté à la découverte de son nouvel espace de vie, Gaston-Paul Effa nous dépeint alors les impressions connues sur fond de déceptions par rapport à ce qui avait été imaginé et raconté depuis la terre natale : la solitude des vieillards dans les hospices, le froid et la neige de l’hiver, un usage négligé de la langue contrastant avec le parler académique d’Obama qui « conclut très tôt que les Alsaciens ne savent pas parler français et que la France est devenue le pays le moins francophone du monde ».
Malgré ses efforts d’acclimatation : « les premiers mois je ne m’étais jamais senti vraiment étranger, j’avais tout fait pour vivre à la française, oubliant ma terre noire » ; Obama se révèle rapidement noyé sous les écarts qu’il note entre lui et la nouvelle société à laquelle il est confronté. Des différences dans les relations à l’autre, dans la manière d’appréhender le réel ; Obama est précieux et fleur bleue avec les filles, ce qui lui vaudra bien des moqueries et fera naître malgré un lui un sentiment d’exclusion. La narration nous donne le sentiment palpable de l’exil qui frappe ce personnage se mettant désormais systématiquement à l’écart des autres et se dévoilant par comparaisons de ces autres qui l’entourent et le cernent. Dans ce climat solitaire et hostile, Obama rencontrera néanmoins quelques figures tutélaires, des adjuvants lui permettant de tendre vers ce qu’il a décidé de devenir.
Obama, brillant, entame des études de philosophie à l’université, un nouveau lieu d’épanouissement possible où il tentera à nouveau de renier vainement ses origines : « Mais, bientôt, je me sentis de nouveau perdu et dépaysé dans cette université. Le soin que j’avais pris aussitôt, comme instinctivement, de nier mes origines malgré l’évidence, ces douces fables que je m’inventais, et au sein desquelles je me créais des parents ministres – et, donc, dignes d’admiration -, traduisaient-ils un démantèlement profond de l’être ou, à tout le moins, une façon de tourner définitivement la page africaine ? ». La tentative de négation de l’exilé va s’accentuer avec la rencontre de Julia, qui deviendra plus tard sa compagne, une relation à nouveau vécue en termes de représentation et non de sentiment, un acte de plus visant à fonder une identité idéalisée : « j’en éprouvais une jouissance orgueilleuse : je venais de posséder une Blanche, une blonde aux yeux bleus, l’étudiante la plus brillante de la fac, j’avais réalisé le rêve africain »…
C’est sur le conseil d’un professeur qu’Obama entreprend de devenir écrivain, un pas de plus vers son initiation pensée, un acte qu’il imagine d’abord comme un exorcisme de sa mémoire : « Pendant un instant, c’est bien de l’angoisse que je me crus délivré, en écrivant, comme on se débarrasse d’une peau pour en exhiber une autre. » Il parvient à se faire éditer chez Grasset, source de fierté car il est « le premier Noir à passer sous la couverture jaune », et le lecteur sent qu’Obama s’approche de son idéal, un stéréotype débarrassé de toute africanité visible : « A dire vrai je ne me considérais pas comme un Noir. Un homme à qui tout réussit ne pouvait pas être noir. (…) Je respirais la sensation d’avoir gagné quelque chose d’essentiel - le sentiment de ma vie, clair, limpide, m’emplissait enfin. Il me semblait que j’avais laissé derrière moi, comme un rivage où je ne viendrais plus, cette Afrique qui me faisait honte ».
Mais l’homme ne vit pas de sa plume, il passe donc les concours et devient enseignant de philosophie au lycée ainsi que critique littéraire pour Le Républicain lorrain qui lui confie la rubrique francophone, un premier retour de bâton vexant son désir de s’extirper de toutes zones africaines. Tout sourit à ce protagoniste qui, en ce milieu de récit se dit accomplit et serein quand tout à coup nous assistons à l’irruption d’un malaise. Obama nous avoue ce que nous sentions depuis bien des pages : « Je m’aperçois que je suis allé beaucoup trop vite, comme si je voulais me débarrasser d’un coup du malaise que j’éprouvais, que je ressens encore en l’évoquant. J’avais toujours eu dans mon esprit, sans bien m’en rendre compte, une sorte de balance. Sur un plateau il y avait la beauté de la vie, sur l’autre il y avait la douleur. Il se passait même, à cet égard, une chose curieuse : comme si, chaque fois que j’envisageais de réfléchir enfin à ce constat, une sorte de paralysie s’emparait de mon esprit. Simple paresse, peut-être, ou crainte d’avoir mesuré l’étendue de mon inaptitude à vivre tout simplement. »
Le malaise ne cessera alors de s’accroître en procédant par insomnies, cauchemars énigmatiques et annonciateurs, sentiment de dépossession de soi…Commence une introspection mémorielle qui révèle le personnage celui-ci décidant fermement de ne plus vivre en n’étant que le spectre de ses fantasmes : « J’avais vécu, au moins en apparence. J’avais un métier, j’avais connu quelques femmes, mais d’une certaine façon je n’avais peut-être vécu qu’en image. J’étais peut-être resté empêché, secrètement mutilé dans mes rapports avec le monde. C’est ainsi encore que j’allais me retrouver peut-être. Je n’en sortirais pas. M’étais-je plus ou moins leurré en en croyant vivre ou en tâchant de vivre ? Je ne m’illusionnerai plus de cette façon. Je m’interrogeais sur ma part maudite. Si je me souviens bien, tout avait commencé ce jour de la saison des pluies où mon grand-père était venu chez nous. » Via une série de flashback nous revenons alors sur un moment décisif de l’enfance d’Obama dont le grand père était féticheur du village, gardien du sac totémique qu’il décide, à sa mort de léguer secrètement à son petit-fils, le sac protecteur de la tribu ; un héritage fardeau pour Obama qui s’empressera de l’enterrer, laissant le village orphelin. Obama n’aura alors de cesse, d’imaginer sa fuite voire sa disparition du village.
Suite à cette réminiscence, à une suspension professionnelle et à des déboires conjugaux, il décide de retourner au Cameroun sur les traces de son aïeul, à la quête de ce sac et de l’enfouissement, origine d’une malédiction s’étant alors abattue sur la communauté dont il fait partie et qu’il avait jusqu’alors tenté de renier. L’acmé initiatique se déroulera donc dans cette atmosphère mystique, au cœur de l’animisme, où seule la mémoire pourra aider les vivants à refaire surface parmi eux même. Après avoir tout quitté une fois, Obama ira vers son destin en perdant une partie de ce qu’il avait construit : Julia ainsi qu’un peu du personnage qu’il s’était constitué en s’exilant. Sous nos yeux, un être en friche qui parviendra peut-être à renaître et à entrer dans un nouveau cycle de vie, plus proche de lui-même mais aussi habité par différentes individualités : les figures de son passé, les mondes qu’il aura côtoyés ainsi que les images façonnées de son être.
En dehors de la part autofictionnelle de ce roman ; on aura nettement reconnu l’auteur Gaston-Paul Effa sous les traits d’Obama qui quitte le Cameroun adolescent pour venir faire ses études à Strasbourg avant de poursuivre par la philosophie qu’il enseignera en lycée tout en étant chroniqueur pour un quotidien lorrain, on y retrouve même quelques passages mettant en avant ses dons pour la cuisine ; Je la voulais lointaine est l’errance d’une identité qui peine à se construire dans le tiraillement dichotomique tradition/modernité, maintes fois exploité en littératures africaines par des auteurs nés à ce tiraillement et portant le poids d’une Histoire lourde et sectionnée qui est celle continent africain.
Cet antagonisme est ici renforcé par la posture d’exilé qu’assume Obama, exilé géographiquement mais avant tout intérieurement, ayant refusé d’assurer d’être une sorte d’élu parmi les siens et tentant par syncopes d’être le plus loin possible de cette image. C’est l’influence de l’animisme traditionnel chez Obama qui structure ce roman ; un animisme dans lequel il baigne et qui détermine son destin dès la naissance. Il porte un nom d’oiseau, métaphore annonciatrice de la figure du voyageur, un nom déterminant que le personnage semble fuir d’emblée : « L’idée que l’enfant n’avait pas pleuré rebutait, comme si le nouveau-né refusait son nom. De mémoire de féticheur, le nom d’Obama devait renverser le destin, il infusait à son âme des grâces nouvelles et il y en avait beaucoup à espérer ». Une réflexion autour de ce prénom aujourd’hui réellement historique qui confère au récit un caractère presque allégorique pour les lecteurs que nous sommes, un choix qui ancre Gaston-Paul Effa dans une réflexion identitaire bien plus large que celle du parcours d’un individu traversé par toutes sortes de métissages.
L’animisme, croyance en une âme, force vitale, animant les êtres vivants mais aussi les éléments naturels, se transmettant par traditions orales (contrairement aux grandes religions théistes qui traversent l’Europe) permet de dresser nettement les contours antagonistes des paysages que nous décrit l’auteur : l’Afrique tournée vers la nature et l’Europe modèle civilisationnel urbain qui s’est oublié dans la modernité et le progrès. Ce dialogue avec la nature, principe de l’animisme, est la réflexion qui sous-tend la quête identitaire du héros qui après s’être perdu dans des considérations stéréotypées, opérera un retour vers la nature, en dehors de la ville où on n’entend plus rien que les bruits humains, afin de trouver un équilibre.
Dans un style sobre, Gaston-Paul Effa mène une réflexion biographique a postériori de la vie de son personnage, donnant pourtant au lecteur l’impression de lire le journal intime du héros. Dans une dynamique de retour perpétuel, plus ou moins intense, à la conscience de ses origines, le lecteur se plait à observer l’évolution d’Obama qui parvient à livrer minutieusement sa vie intérieure passée. C’est ce qui fait la force de ce roman, l’élément de surprise que nous attendions depuis le début de notre lecture, à savoir le moment où Obama prendrait nettement conscience qu’il vit dans un espace de représentation et de clichés dont il lui faut se délester. Il en résulte une ode au voyage et à l’exil, vivificateur de mémoire, et un appel à interroger sans cesse ce que nous prenons pour des déterminismes afin de trouver l’équilibre nous permettant d’être nous un peu partout sans avoir le sentiment envahissant d’avoir fui qui nous étions. L’affirmation qu’il n’y a pas de terre promise mais qu’il n’y a que des compromis fait avec ce qui est ainsi qu’avec ce qui a été et qui ne dépend pas toujours de nous.