De la côte Pacifique et celle d’Atlantique, en passant par les grands espaces d’Ouest et même jusqu’à l’Arctique, la journaliste économique Lysiane Baudu a sillonné les quatre coins du Canada pour y rencontrer des communautés parlant le français. Dans son livre « Les Canadiens francophones », paru en 2014 aux éditions Ateliers Henry Dougier, elle brosse le tableau d’une francophonie canadienne dynamique qui s’étend bien au-delà du Québec, dont les rangs ne cessent de grossir et qui se nourrit de la... mondialisation.
Vous êtes partie aux quatre coins du Canada, à la rencontre des nombreuses communautés francophones... qui, contrairement à certains clichés, vont bien au-delà du Québec. Qui sont ces Canadiens francophones, où vivent-ils, combien sont-ils ?
Effectivement, en particulier pour les Français, la francophonie canadienne se réduit la plupart du temps au Québec. Or les communautés francophones sont implantées partout dans le pays. D’Est en Ouest, du Nord au Sud. Les Québécois sont certes les plus nombreux, avec plus de 7 millions de locuteurs francophones, mais il en existe un million supplémentaire à travers le pays, sans compter ceux qui déclarent pouvoir parler le français même s’ils ne l’utilisent pas forcément dans leur vie de tous les jours. Bref, on arrive à plus de 10 millions de francophones, sur une population canadienne totale de 35 millions. Au-delà du Québec, les communautés francophones les plus connues sont celles des Acadiens, notamment au Nouveau Brunswick, mais il en existe, comme je le disais, partout dans le pays, et souvent de longue date. Au Manitoba et dans la Saskatchewan, on trouve des descendants de ceux qu’on appelait les coureurs des bois, des commerçants et des trappeurs, qui se sont mélangés aux populations amérindiennes, créant les Métis. Et puis, il ne faut pas oublier ni mouvements de populations, anciens ou plus récents, ni l’immigration. Des bûcherons québécois sont allés travailler en Colombie Britannique dans les années 1800, et ont fait souche sur place, tandis qu’en Alberta, des Acadiens, des Québécois et des francophones de tous horizons sont venus il y a quelques années chercher un travail, en particulier dans le pétrole. Enfin, au Nunavut, nombreux sont aussi les Québécois qui sont sur place, et construisent actuellement les infrastructures du nouveau Territoire. Enfin, on trouve des immigrants, de France et d’ailleurs, un peu partout au Canada, y compris dans les Territoires du Nord-Ouest, au Nunavut et ailleurs !
Dans votre livre, vous soulignez que les Canadiens francophones sont impossibles à considérer comme une espèce en voie de disparition. Bien au contraire, leur nombre augmente. Et que l’intérêt pour la langue française y est nourri par la mondialisation. Pour certains, elle serait même synonyme de celle-ci ! Que vous ont-ils raconté ?
Oui, c’est vrai ! Et cela a été une découverte, même pour moi ! Certes, je savais que de nombreuses provinces cherchent à attirer des francophones, et j’ai rencontré des Africains de l’Ouest dans le Yukon ou au Nunavut, par exemple, de même que des francophones originaires d’Afrique du Nord ou des Caraïbes un peu partout aussi, qui viennent donc grossir les rangs des francophones dans diverses provinces, mais ce que j’ai découvert, c’est une nouvelle vision de la francophonie. Pour certains parents et certains jeunes, parler le français est un passeport pour l’avenir, dans un pays officiellement bilingue, mais surtout, dans une économie mondialisée. Bref, c’est l’inverse de la France avec l’anglais ! J’ai discuté par exemple avec des étudiants de l’Université de Calgary, en Alberta. Pour eux qui sont anglophones à la base, le français représente la mondialisation : ils me parlaient de leurs désirs de travailler dans l’hôtellerie en France ou dans les Caraïbes, d’être Médecins du monde en Afrique de l’Ouest, ou simplement de travailler pour le gouvernement canadien, et tout cela, à leurs yeux, exige le français !
Par quels autres différents biais la mondialisation dope-t-elle la francophonie canadienne ?
C’est aussi le fait des migrations. Parce que le pays est immense et sa population restreinte, le Canada cherche à attirer de nouveaux venus, qui viendront doper son activité économique. Les gens qui s’installent au Canada viennent donc de partout dans le monde, et, soit ils connaissent déjà l’anglais, ou alors ils l’apprennent en premier. Mais d’une part, ils n’oublient pas que le pays est officiellement bilingue et d’autre part, ils voient, comme je le disais, le français comme un atout supplémentaire.
Certaines provinces voient leur nombre de francophones augmenter plus particulièrement. Lesquelles ?
Sans doute faut-il mettre en avant le cas de la Colombie Britannique. En discutant avec des responsables francophones sur place, j’ai appris que la vague d’immigration francophone, en particulier de jeunes Français, en mal de travail, était la plus grande depuis la seconde guerre mondiale dans la province. C’est impressionnant ! Et cette fois-ci, ce n’est pas tant en raison de la mondialisation que de la crise économique, mais dont on peut dire aussi qu’elle est, en partie, mondialisée.
Ces dernières années, les écoles d’immersion en français connaissent un succès grandissant, notamment en Colombie britannique. Pouvez-vous nous dire davantage sur ce phénomène et sur les arguments des parents ?
Oui, l’engouement pour le français est réel au Canada, et c’est particulièrement le cas en Colombie Britannique, une province au bord du Pacifique. Les parents – qui ne sont pas tous anglophones au départ, mais viennent par exemple d’Asie – veulent désormais que leurs enfants parlent plusieurs langues en plus de l’anglais et de la langue maternelle familiale. Et le français s’impose d’emblée, puisque le pays est, comme je viens de le dire, officiellement bilingue, anglais/français. Pour trouver un bon job dans l’administration ou le commerce international, par exemple, le français est vu comme un atout. Et les parents non francophones se battent pour faire entrer leurs enfants dans ces écoles d’immersion francophone ! Il existe même une association, celle des “Canadian parents for French”, qui regroupent ces parents et est très active.
Nombreux sont pourtant les élèves qui ne peuvent y accéder…
Oui, il y a plusieurs types d’écoles, celles qui sont réservées aux parents qui peuvent prouver qu’ils sont de langue française. Certains cherchent même parmi leurs ancêtres un ou une francophone pour faciliter l’accès de leurs enfants dans ces écoles ! Et d’autres sont réservées, justement, aux non-francophones. Ce sont les écoles d’immersion, celles pour lesquelles les “Canadian parents for French” se battent. L’an dernier encore, certains ont campé devant l’école pour être sûrs d’avoir une place le jour de l’ouverture des inscriptions.
Qu’est-ce qui caractérise aujourd’hui le français des Canadiens et de quelle manière la langue française y est-elle influencée par l’anglais ?
D’abord, je veux souligner qu’il n’y pas, malgré l’Académie Française, de français standard ! Chacun parle la langue qu’il veut, avec ses expressions, parfois anciennes, et tirées d’un français provincial, parlé en France au moment du départ vers le Canada. Et évidemment, une langue évolue, c’est donc aussi le cas du français du Canada. On y retrouve, mais comme en France, d’ailleurs, des anglicismes, même si ce ne sont pas forcément les mêmes que dans le français de France. Parfois, c’est la construction grammaticale qui se calque sur l’anglais, mais là encore, attention ! Un linguiste que j’ai interrogé me faisait remarquer que certaines expressions, que l’on pourrait croire tirées directement de l’anglais, étaient en fait employées en français de France par le passé. Elles sont simplement restées dans le français canadien.
Pantoute (pour « pas du tout »), enfirouaper (« se faire avoir »), maganer (abîmer)… voilà quelques-uns des mots que vous expliquez dans un petit lexique des expressions canadiennes. Y en a-t-il que vous affectionnez plus particulièrement ?
Oui, j’aime bien en effet enfirouaper, qui vient de l’expérience canadienne : au lieu de payer le juste prix, les trappeurs enveloppaient des bouteilles d’alcool dans les fourrures pour les récompenser. Bref, les Amérindiens se faisaient avoir... L’expression vient donc de l’anglais “fur-wrapped”, enveloppé dans une fourrure. Et puis, j’aime bien aussi les nouveaux mots comme courriel pour dire email ou clavardage pour dire chatter, ou encore, d’ailleurs, remue-méninge, pour brain-storming, preuve que l’on peut être inventif en français sans reprendre automatiquement le mot anglais ! Et enfin, j’aime bien les mots d’anglais que les francophones se sont appropriés et “conjuguent” en français, comme “tough” pour dur, qui devient “j’ai toffé” pour dire, “j’ai dû endurer cela”, ou “c’est pas toffable”, pour dire que c’est difficile à supporter.
De l’unilinguisme, les Canadiens francophones sont progressivement passés au bilinguisme (voire trilinguisme, comme au Nunavut). Comment s’est opérée cette évolution ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Cela aussi a été une découverte : avec la nouvelle génération, nous ne sommes plus dans une situation de “either/or”, autrement dit, soit on parle le français, soit on parle l’anglais. Tous les jeunes canadiens francophones parlent aussi couramment l’anglais et passent d’ailleurs d’une langue à l’autre. C’est cela qui est intéressant. C’est la “dédramatisation” de la relation entre les deux langues et entre les deux communautés linguistiques, en fait. Elle est venue avec la vie citadine, la modernité, les médias, mais aussi avec l’idée qu’il est normal de parler plusieurs langues, et de préserver les langues minoritaires, que ce soit le français, ou comme vous le soulignez, l’inuktitut au Nunavut, ou encore d’autres langues amérindiennes, comme dans les Territoires du Nord-Ouest.
Dans quel sens la francophonie, ou plutôt ce que vous appelez la néo-francophonie, poursuit-elle son évolution au Canada ?
Entre l’arrivée de nouveaux francophones qui viennent grossir les rangs des francophones “originels”, disons, et l’engouement que je décrivais plus tôt vis – à – vis du français de la part de certains anglophones ou néo-anglophones, la francophonie me semble plus apaisée, plus à l’aise, si l’on peut dire. Souvenez-vous que parler français était encore mal vu au début du siècle dernier, en Acadie, par exemple. Aujourd’hui, c’est le contraire. L’idée de parler deux langues, voire plus, devient normale. Et les francophones d’origine, comme je dis, accueillent à bras ouverts les nouveaux venus, surtout s’ils parlent ou veulent apprendre leur langue. Il y a fort à parier que comme dans le français de France, le français canadien, qui s’est déjà considérablement enrichi au contact d’autres populations comme les populations amérindiennes, s’enrichisse de nouveau au contact de ces nouveaux venus d’Afrique du Nord et de l’Ouest, des Caraïbes, etc.
Comment décririez-vous l’état d’esprit de la francophonie canadienne ?
S’il est “apaisé” comme je viens de le dire – vous avez d’ailleurs remarqué que le parti souverainiste, au Québec (qui met l’accent sur l’indépendance de la province mais aussi sur le français) ne fait plus vraiment recette - et même décomplexé, cela n’empêche pas la vigilance. Les francophones savent évidemment qu’ils sont minoritaires dans le pays et en Amérique du Nord. Du coup, ils ne baissent pas la garde. Au contraire. Ils militent activement pour le français, mais plutôt sous des formes culturelles, avec des festivals en tout genre, mettant en avant la langue, la culture, la littérature, la cuisine, etc., que sous des formes politiques.
Votre livre est postfacé par Michaëlle Jean, Secrétaire générale de la Francophonie. Que représente pour les Canadiens francophones sa nomination ?
Je pense qu’ils sont fiers, de même qu’ils ont été ravis de l’élection de Dany Laferrière, canadien, québécois et originaire d’Haïti, à l’Académie française. Ils y voient une forme de reconnaissance pour leurs efforts, nombreux, tenaces, depuis des années pour préserver le français en Amérique du Nord.