Elle est toute jeune, à peine soixante ans dans la grande histoire de l’humanité. Et elle s’est développée de façon fulgurante dans les trente dernières années. La danse contemporaine québécoise n’en a pas moins conquis la scène internationale et ses chorégraphes se sont taillés une place de choix dans l’héritage du mouvement actuel.
Petit tour d’horizon sur la danse contemporaine québécoise avec Aline Apostolska, historienne, écrivaine, journaliste et critique en danse au journal La Presse à Montréal, et Katya Montaignac, doctorante en Études et pratiques des arts à l’Université du Québec à Montréal, co-directrice artistique du collectif de la relève La 2e porte à gauche.
Existe-t-il une identité chorégraphique qui serait plus proprement québécoise ?
- Aline Apostolska - historienne, écrivaine, journaliste et critique en danse au journal La Presse à Montréal
- Ph : Martine Doyon
Aline Apostolska : Du point de vue des influences, la différence est nette entre le Québec et le Canada anglophone, notamment à Toronto. La danse québécoise s’est développée à partir des années 50 à partir de l’influence de la danse expressionniste allemande et l’abstraction cunninghamienne via Jeanne Renaud, puis à partir des années 70 avec l’influence française de Martine Époque, tandis que l’influence Grahamienne prédominait, et prédomine toujours d’une certaine façon, dans le reste du Canada, notamment en Ontario.
La danse contemporaine est une vision critique de la société. Ainsi, l’identité culturelle et artistique québécoise s’est développée en général par un double mouvement caractéristique de perméabilité et de résistances : au carrefour d’influences artistiques, historiques et linguistiques, le Québec est volontiers perméable aux apports croisés de l’Europe et des États-Unis, mais en même temps, c’est une société très sélective, très résistante, qui fait le tri des influences qui la traversent et les réinterprète. C’est vrai en danse, et c’est ce qui, selon moi, en fait la spécificité depuis le tout début, disons depuis le mouvement automatiste des années 50 déjà…
- Katya Montaignac - doctorante en Études et pratiques des arts à l’Université du Québec à Montréal, co-directrice artistique du collectif de la relève "La 2e porte à gauche".
- Ph : Martine Doyon
Katya Montaignac : C’est difficile à cerner étant donné que l’identité québécoise est fortement teintée d’immigration (Dominique Porte, Estelle Clareton, Nicolas Cantin sont Francais, José Navas est originaire du Venezuela puis a immigré aux États-Unis…). Ensuite, Marie Chouinard, Daniel Léveillé, Danièle Desnoyers, Ginette Laurin, Édouard Lock et Paul-André Fortier, si on prend les “pure laine”, sont très différents les uns des autres. Chouinard est autodidacte, elle a une danse très “orgiaque”, Laurin joue sur une danse-théâtre datée des annees 1980 (le “boom” de l’ex-“nouvelle” danse contemporaine québécoise…), Fortier est très formel (très “cunninghamien”), Lock est devenu très ballettique, Desnoyers propose une “belle” danse très fluide et très dessinée, tandis que Léveillé assume une esthétique plus radicale (mouvement très “rough” bien que très virtuoses). Leur identité québécoise se rallie sans doute à leur attachement à une idée de danse d’auteur : leur application à développer une signature chorégraphique propre à chacun.
La relève ne joue pas du tout sur les mêmes axes : ils s’éloignent du côté esthétisant (voire “belle” danse) de leurs aînés pour aborder la danse d’une manière plus in(ter)disciplinaire (rock, vidéo, performance…) et radicalement “performative” : Martin Bélanger, Frédérick Gravel, Nicolas Cantin, Stéphane Gladyszewski, Dave St-Pierre… Ils sont beaucoup moins attachés à l’idée de signature. Plus libres, ils jouent davantage sur la collaboration. Benoît Lachambre a particulièrement été un modèle dans ce sens. Les Français affirment que les chorégraphes québécois sont décomplexés vis-à-vis de l’histoire de la danse et de ses codes, notamment du poids conceptuel et historique.
- S (2008), chorégrahie : José Navas/Compagnie Flak
- Ph : Michael Slobodian
Selon vous, quelle est l’importance de la danse contemporaine québécoise sur la scène internationale actuelle et quels chorégraphes la représente le plus ?
A. A. : Cette place est importante. Les liens de la danse québécoise avec l’international ont débuté dans les années 1990 avec des figures majeures comme Édouard Lock, Marie Chouinard, Danièle Desnoyers, Paul-André Fortier, Daniel Léveillé, Jocelyne Montpetit, les Grands Ballets Canadiens (qui contrairement à leur nom, est une compagnie de création contemporaine, l’unique exception étant Casse-Noisette pour Noël…) mais maintenant on ne peut plus faire le compte des innombrables compagnies québécoises connues et sollicitées à l’extérieur, à longueur d’année. Les liens privilégiés restent ceux tissés avec la Flandre (danse flamande et danse québécoise ont une histoire, une identité ainsi qu’une écriture chorégraphique très semblables), l’Allemagne (l’ausdrücktanz constitue la première influence de la danse québécoise depuis les années 50 déjà avec Jeanne Renaud), la France pour des raisons de francophonie et de relations culturelles privilégiées… mais ce n’est plus exclusif.
K.M. : Il est difficile de mesurer “l’importance” de la danse québécoise à l’étranger. Dans le monde, c’est surement Édouard Lock et Marie Chouinard qui l’emportent haut la main en danse contemporaine. En Europe et notamment en France, ils tournent de manière régulière, ainsi que Benoît Lachambre (bizarrement plus reconnu en Europe qu’au Québec) et Louise Lecavalier. Les chorégraphes de la “première génération”, Ginette Laurin, Paul-André Fortier, Daniel Leveillé, ainsi que leurs suivants, tels que Danièle Desnoyers, Sylvain Émard et José Navas sont également présents sur la scène internationale, plus particulièrement en Europe. Les chorégraphes de la relève sont pour leur part moins représentés à l’étranger, même si certains connaissent une plus grande notoriété à l’extérieur, notamment Dave Saint-Pierre. Pour sa part, Leveillé Danse promeut sous son aile divers “jeunes” chorégraphes : Martin Bélanger, Stéphane Gladyszewski, Frédérick Gravel, Nicolas Cantin.
- Les 24 préludes de Chopin (1999), chorégraphie : Marie Chouinard, interprètes : Sandrine Lafond, Carla Maruca
- Ph : Marie Chouinard
La danse a encore beaucoup de difficultés à se tailler une place dans le paysage culturel québécois, pourquoi cela ?
A. A. : Ça m’étonne ce que vous dites… À Montréal, je la trouve très présente au contraire. Comme critiques à La Presse, ma collègue Stéphanie Brody et moi n’arrivons même pas à tout couvrir. Et il y a du public c’est certain, dans des moyennes salles comme l’Agora de la danse autant que dans les grandes salles comme le Théâtre Maisonneuve.
Mais si vous voulez dire qu’elle n’est pas présente dans les grands médias radio et télévisuels, ça c’est vrai. Mais hélas ! il se pose autant pour la littérature, l’opéra, le théâtre. On dirait que, dans un monde de plus en plus dédié à l’industrie et à la finance, la culture en général est de plus en plus reléguée au rang de la confidentialité. C’est incroyable que l’on retourne à ce point en arrière après deux siècles de démocratisation culturelle…
K.M. : Ça reste un mystère pour moi ! Je crois tout que nos outils de communication sont dépassés et que la promotion de la danse n’attire pas l’oeil du grand public. Pourtant, la danse devrait être l’art le plus facile à “vendre” dans le sens qu’elle pourrait produire de magnifiques “images”. J’ai l’impression que la danse n’est pas à la page rayon graphisme. Est-ce que c’est parce que la danse n’a pas assez de moyens ? Sans doute qu’on n’a pas les moyens de nos ambitions.
Enfin, il y a une méconnaissance de la danse qui est due à un manque flagrant au niveau de nos communications. Peut-être est-ce dû à la précarisation des postes administratifs en danse. On travaille toujours dans l’urgence, donc sans faire vraiment une planification.
A.A. : Pour moi – et c’est une vision très française - il n’y a pas de culture sans politique culturelle, car il n’y a rien de plus politique que la culture. Au Québec, la danse s’est développée comme une fulgurance spontanée et indisciplinée, au point que les institutions semblent courir après le train pour organiser le mouvement et apporter des structures et du financement.
- Dévorer le ciel (2011), chorégraphie : Danièle Desnoyers / Le Carré des Lombes, interprète : Karina Champoux, Catherine Viau et Pierre-Marc Ouellette
- Ph : Luc Senécal
Quelle évolution voyez-vous pour la danse contemporaine québécoise avec les jeunes chorégraphes émergents et les interprètes de la relève ?
K. M. : J’aimerais que les compagnies établies pensent plus souvent à parrainer un jeune de la relève. Leveilé Danse est un très bel exemple. Pourquoi ne pas faire profiter les artistes émergents de la structure enfin mise sur pied ? Pourquoi aussi peu de générosité dans le milieu de la danse ?
Les jeunes s’organisent davantage et me semblent plus solidaires. Ils cherchent des solutions créatives à l’engorgement actuel des ressources et ouvrent ainsi de nouveaux espaces de diffusion et de représentation. Ils vont dans ce sens vers de nouveaux publics. Ils créent un “nouveau” marché de la danse, plus ouvert à l’actualité artistique (en flirtant avec la pop notamment).
A.A. : La nouvelle génération qui explose depuis une décennie, au tournant des années 2000 est à la fois très caractéristique de la danse contemporaine québécoise tout en ressemblant beaucoup à ce qui se passe en Europe dans la même génération trentenaire. Pour moi c’est un croisement hybride entre un discours social fort de type européen et une physicalité typiquement nord-américaine.
- La Chambre blanche (2008), chorégraphie : Ginette Laurin / O Vertigo, interprètes : Rémi Laurin Ouellet, Robert Meilleur, Marie-Eve Nadeau, Audrey Thibodeau
- Photo : Ginette Laurin
La danse surpasse toute barrière de langue, en quoi cet art s’inscrit-il dans le paysage culturel mondial ? Et dans le contexte plus particulier de la Francophonie ?
K. M. : Même si la danse est supposée “universelle”, les Québécois ont cependant des liens culturels particuliers avec la Francophonie, ne serait-ce que pour son héritage “danse-théâtre” beaucoup plus marqué que nos collègues anglophones par exemple. Les Québécois semblent avoir un attachement à la “forme” mais aussi à “l’expression”. Cependant, certains comme Lock, Fortier ou Desnoyers jouent avant tout sur l’abstraction.
Malgré tout, la danse est avant tout “culturelle”. La danse québécoise s’adresse davantage aux Occidentaux. Ce n’est pas tous les chorégraphes qui peuvent tourner en Asie ou au Moyen-Orient, les questions de nudité sur scène sont très sensibles notamment, et ce même aux États-Unis.
A. A. : La danse ne peut s’inscrire, ou se circonscrire dans la seule Francophonie. On peut dire cela d’un Festival comme celui de Montpellier qui est sans doute véritablement devenu un Carrefour de la méditerranée, avec une constante présence de la danse contemporaine francophone nord-africaine et africaine…
Mais à part cela, en effet, la danse est, depuis toujours, en tout cas depuis le début du 19e siècle, délibérément transculturelle et transdisciplinaire, en plus d’être translinguistique.
Le corps, en intégrant au fil des siècles et des influences, les gestes et les savoirs d’ici et d’ailleurs, est le seul véritable lieu de l’universalisme. Et la danse, même depuis Louis XIV, est l’art qui contient tous les autres. Comme le disait Diaghilev, « la danse est l’art total ». Et plus que jamais, car la fin du 20e siècle a vu sauter les barrières entre les styles et les influences originelles.
Aujourd’hui, la danse est ce qu’elle a toujours été : un mouvement perpétuel et transfrontalier à l’image de la vie sur l’ensemble de la planète.
- A-maze (2010), chorégraphie : Martin Bélanger / Production Laps, interprète : Martin Bélanger
- Photo : Thierry Huard