Amy a l’âme tortueuse et torturée. « Moi, je ne rêve jamais à rien, surtout pas à l’avenir ».Dès ses premiers pas elle a admis, à défaut de comprendre, qu’elle n’était pas celle que sa famille attendait. De sa soeur, ne dit-elle pas : « Cette fille a toujours eu plus de chance que moi. Elle est morte à la naissance » ? Elle cultive et alourdit le poids de l’histoire familiale alors que sa mère ou sa famille proche déploient tous les artifices pour l’occulter. Amy porte les malheurs du monde à bout de bras alors que les autres ne sont que superficialité. Pour s’oxygéner Amy se réfugie dans la noirceur expressive du chanteur Alice Cooper, les flirts crus dénués de sentiments et les interrogations existentielles qui restent sans réponse. Peu à peu elle comprend la source de ce malaise qui la ronge et la met en marge de la société insouciante et consumériste américaine des années 70. Jamais elle ne sera insouciante car elle porte en son sein le chaos de l’Holocauste. « Je suis hantée par une histoire que je n’ai pas vécue ». Son corps et son esprit d’adolescente anodine sont pétris de la mémoire des sacrifiés d’Auschwitz. Que faire cet écrasant destin ? Un jour elle pilotera un avion pour percer le ciel définitivement mauve, un jour elle partira en Inde pour nouer un lien avec la spiritualité du dénuement, un jour elle cessera de vivre avec les fantômes, un jour elle éduquera sa fille en croisant les doigts pour qu’elle échappe à cette croix. En suspend tout le long de ce roman à l’écriture écorchée vive et nerveuse une question obsède le lecteur et l’écrivaine : Comment peut-on rire, aimer et vivre après l’Holocauste. Une question, maintes fois posée, qui dépasse largement le cas d’école de l’horreur indicible vécue par les Juifs. Une question qui se pare de l’ambitieuse notion d’universalité.
Extraits
Un jour de juillet 1976, je rencontre même un couple de Français, égaré sur une route du Michigan, amoureux des grands espaces, qui s’est arrêté pour faire quelques emplettes. L’homme et la femme ont essayé de baragouiner l’anglais mais n’ont pas réussi à se faire comprendre par mes consœurs de travail. Au K-Mart, tout le monde sait que je suis quelqu’un d’un peu étrange, que je parle une langue bizarre avec ma famille et on me refile tous les étrangers de passage avec lesquels je ne peux pas toujours communiquer. Je me rappelle qu’une fois, en juin 1976, on indique ma caisse à des Polonais avec lesquels je ne peux échanger, bien entendu, un seul mot. Mais en juillet 1976, j’ai une conversation avec les Français de passage. Nous pouvons bavarder longuement, ils m’invitent même le soir à dîner au resto. Cette rencontre est pour moi une révélation. Le français existe ailleurs que dans ma famille. Ma mère et sa sœur n’ont donc pas inventé cette langue pour me rendre folle. Ailleurs, je peux les trahir en français, dénoncer leurs délires dans leur propre langue et surtout rire, plaisanter, exister dans des mots qui depuis mon enfance m’obstruent la gorge.
(page 32, 33)
Ce sont eux. Exactement comme ils étaient quand ils nous ont laissées en 1942. Je te montrerai d’autres photos, elles sont cachées. Je te les montrerai. Ils sont comme ils étaient. Mais en plus mauvais état bien sûr. Abîmés, écrasés par leur séjour à Auschwitz et puis par leur errance dans la mort. J’ai tout de suite compris qu’ils étaient venus pour que je fasse quelque chose... Mais tu vois, au début, je ne savais pas quoi faire. Ils vivent ici, dans ce cagibi, ne me parlent pas et ne semblent pas souffrir de leur condition, au contraire. Ce sont des morts. Après Auschwitz ils n’ont plus besoin de rien. Je viens souvent passer du temps avec eux en silence. Ils semblent aimer ce lieu, s’y être attachés. Après Auschwitz et ces années d’errance dans le monde des morts, ils sont heureux ici. Je le sais.
(page 86)
Des bibliothèques recouvrent le pan de mur du fond. Les livres reliés en cuit bleu, noir, vert ou brun y sont rangés. Ils portent des titres en français. Babette a apporté ces volumes de France.
Elle a dû les acheter en série dans un marché aux puces. Ma tante croit posséder une grande collection de livres. Il y a des Balzac, des Musset et surtout plein d’inconnus dont Babette cherche désespérément le nom dans un dictionnaire des grands hommes. Personne dans la maison de tôle n’a jamais lu ces livres. Parfois, j’y jette un coup d’oeil rempli d’ennui. Le dix-neuvième siècle français m’apparaît comme une période confite, celle que la petite bourgeoisie du vingtième siècle, dont je vois en ma tante une représentante, a voulu conserver intacte, sans s’apercevoir qu’elle était en train de se décomposer. Ma tante n’aime lire que les journaux à potins, mais elle tient à avoir une bibliothèque cossue remplie de livres qu’elle ne peut pas tout à fait déchiffrer et qui pourrissent lentement. Parfois, je m’amuse à dire que j’ai ouvert Le Père Goriot et que j’ai découvert un ver. Babette pousse des hauts cris, puis s’empresse de passer les volumes suspects à l’aspirateur. Un énorme Electrolux vert.
(page 135, 136)
Depuis trois ans, Heaven étudie à l’Institute of Meteoritics d’Albuquerque. Le système solaire et l’évolution de la planète. Elle est spécialiste en météorites et collectionne dans son laboratoire une grande variété de matériaux extra-terrestres. Au musée de l’Institut, Heaven montre aussi aux visiteurs les morceaux du ciel qui nous sont tombés sur la tête. Elle s’est installée un appartement dans le sous-sol de notre maison de Rio Rancho. Elle y accueille Wayland, son copain, qui vient passer toutes les soirées avec elle. C’est en faisant du bénévolat pour les services communautaires auprès des Amérindiens que Heaven a connu son amoureux. Il vient d’une tribu hopi d’Arizona et tout comme ma fille, il croit en l’avenir. Tous les deux ne cessent de me réprimander sur mon travail. Les compagnies d’aviation sont pour eux, au même titre, que les usines de Flint qui crachent les fumées de l’enfer, de grands ennemis, les responsables de notre malheur. Je ne peux leur expliquer ce qu’est le ciel pour moi. Que les avions que je lance e n sa direction conjurent le mauvais sort, que les vapeurs toxiques embrassent les cendres de mes ancêtres et font saigner le firmament qui rendra un jour l’âme. Je ne veux ni sauver la terre, ni le ciel. Le monde est un désastre. À la catastrophe, je veux participer en transperçant l’azur. À ma mort, il me faudra me faire pardonner d’avoir vécu si longtemps. Je n’aurai pas d’autre excuse que celle d’avoir voulu contribuer à l’apocalypse.
(page 207, 208)
Un jour, je quitterai tout cela, pour aller mourir en Inde. Je prendrai ma voiture une dernière fois et je la laisserai dans le parking de l’aéroport d’Albuquerque que je connais si bien. Je prendrai un avion pour Los Angeles. ET puis un autre, le dernier, pour New Delhi et Varanasi, en suivant le cours du Gange. Je ne mangerai plus rien. Je boirai simplement l’eau pourrie, bienfaitrice du fleuve sacré. J’espère que la mort se présentera vite à moi, que très vite mon corps disparaîtra. J’espère que de moi ce monde ne gardera rien, si ce n’est ce cri d’épouvante que je porte en moi depuis ma naissance.
(page 261)
Catherine Mavrikakis
Le Ciel de Bay City
Sabine Wespieser éditeur - août 2009
Heliotrope éditeur - septembre 2008