« Le dictateur m’avait jeté à la porte de mon pays. Pour y retourner, je passe par la fenêtre du roman ». Le 1er juin 1976, après l’assassinat par les tontons macoutes de son ami journaliste Gasner Raymond, Dany Laferrière quittait précipitamment Haïti. Son père, maire révolutionnaire de Port-au-Prince, avait déjà fait de même vingt ans auparavant. La vie n’est, somme toute, qu’un long fleuve intranquille où l’on nage à contre-courant dans le vain espoir d’échapper aux crocodiles à lunettes noires des dictatures qui se suivent et se ressemblent. À chaque génération, ses démons : « Lui, c’est le père, Papa Doc. Moi, le fils, Baby Doc. Puis l’exil sans retour pour lui. Et ce retour énigmatique pour moi ».
En zigzag
En réalité, L’Énigme du retour est moins un roman qu’un poème autobiographique en prose sur la douleur de la perte. Le voyage initiatique à rebours, placé sous le signe du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, relie Montréal à Barradères en passant par New York, car la vie de Windsor Klébert – alias Dany Laferrière « va en zigzag » depuis cet appel téléphonique fatal « que tout homme d’âge mûr reçoit un jour » : son père vient de mourir à Brooklyn, dépouillé de tout, sauf de son magnifique costume d’alpaga noir qu’il emportera dans sa tombe avec ses secrets. Personne ne saura ce que contenait l’unique valise déposée à la Chase Manhattan Bank par ce solitaire qui, vers la fin de sa vie, prétendait n’avoir jamais eu d’enfant, ni de femme, ni de pays.
Aide-mémoire
Long et beau requiem pour le père disparu, L’Énigme du retour est aussi une poignante méditation sur l’exil, la solitude, le renoncement et la kyrielle de concessions faites au nouveau mode vie : « Aujourd’hui à cinquante-cinq ans je réponds non à tout. Il m’a fallu plus d’un demi-siècle pour retrouver cette force de caractère que j’avais au début. La force du non. Faut s’entêter. Se tenir debout derrière son refus. Presque rien qui mérite un oui. Trois ou quatre choses au cours d’une vie. Sinon il faut répondre non sans aucune hésitation ».
Les années se télescopent et les souvenirs se superposent, mais tous les chemins mènent « à l’enfance. Ce pays sans père ». La trajectoire du migrant est un ruban de Möbius qui permet de tourner au coin d’une rue de Montréal pour tomber, sans transition aucune, au beau milieu de Port-au-Prince : « Comme dans certains rêves d’adolescent où l’on embrasse une fille différente de celle qu’on tient dans les bras ».
Là-bas, on retrouve, pêle-mêle, tout ce qui fait qu’on se sent mal à contempler sa ville du balcon d’un hôtel... Des couleurs, des sons, des rêves oubliés, des visages plus ou moins familiers (« Je suis seul au milieu de huit millions de gens coincés sur une moitié de l’île avec des traits de parenté et de caractère communs qui veulent tous que je les reconnaisse. »). La ruse, la violence, l’humour, la tendresse, la famine (« Si on n’est pas maigre à vingt ans en Haïti, c’est qu’on est du côté du pouvoir ») – bref, les paradoxes d’un pays où l’on vit « d’injustice et d’eau fraîche ».
Sur le seuil de la maison abandonnée se tient une mère qui aura fait pendant trente-deux ans sur un calendrier Esso une croix sur chaque jour passé sans voir son fils, une mère qui aura donné à des lézards les noms de ses frères et sœurs morts ou en exil - Jean, Yves, Gilberte, Raymonde et les autres (« Sinon, on commence par oublier un nom, puis le visage qui l’accompagne »). D’ailleurs, le neveu qui voudrait devenir écrivain célèbre se prénomme, comme par hasard, Dany (« On ne savait pas si tu allais revenir, me dit ma sœur./ Celui qui va en exil perd sa place »). L’Énigme du retour lui est dédié…
Corina Ciocârlie