- ... Dubaï !
- Ph : L’Oriental
L’Oriental est en ligne depuis peu, l’idée mijotait-elle depuis longtemps ? Qui se cache derrière ?
- Anouchka Sooriamoorthy
- Ph : L’Oriental
L’Oriental a en effet été lancé le 1er novembre 2010. Le manque de réseau et de canal de communication efficace entre les francophones du pays est un constat que je faisais depuis un moment déjà (je vis à Dubaï depuis un peu plus de trois ans) ; cependant, il a fallu un peu de temps et de la maturation afin de définir précisément un projet nouveau (afin de ne pas être redondant avec les activités des Alliances Françaises par exemple) et intéressant. Mon époux, Nicolas Desvaux de Marigny, et moi avons décidé de nous lancer dans cette aventure en juin 2010. Le choix d’un support multimédia semblait être une évidence, de par le peu de coût et la flexibilité de ce type de support.
Vous avez des correspondants à Beyrouth, en Turquie ou à Gaza, on s’éloigne des Émirats, L’Oriental est-il destiné, à terme, à couvrir toute l’étendue géographique de son nom ?
Nous sommes un journal très local : notre priorité est de traiter l’actualité aux Émirats Arabes Unis. Cependant, et cela paraît presque une banalité de le mentionner, les événements d’un pays ne peuvent pas être totalement dissociés de ce qui se passe dans le monde. Nous avons donc pris le parti de créer un réseau de correspondants –réseau encore restreint que nous souhaitons agrandir- dans le monde arabe ; ces correspondants apportent ponctuellement des informations en fonction de l’actualité.
… Quels types de lecteurs sont « ciblés » ? À combien estimez-vous le nombre de francophones aux Émirats et dans la région ?
Nous ciblons les habitants des Émirats et du Golf qui parlent français. Il ne s’agit pas simplement de traduire l’information pour des lecteurs qui seraient réticents à lire en anglais ou en arabe ; il s’agit plutôt d’apporter une information de qualité qui concerne particulièrement les francophones. Je peux donner un exemple précis : dans les pages Sport des journaux anglophones, on retrouve souvent des chroniques sur le criquet. Or, c’est un sport qui, pour des raisons culturelles et historiques, n’intéressent pas les francophones. Nous mettons également en avant des initiatives francophones intéressantes, tant dans le domaine économique que culturel. Il y a environ 100 000 francophones qui vivent aux Émirats.
Parmi les francophones, potentiellement lecteurs de l’Oriental, demeurant aux Émirats, ressentez-vous un esprit communautaire basé sur la francophonie ?
C’est un peu cliché de l’affirmer, mais il est vrai que, contrairement à d’autres Européens, les Français sont souvent assez mauvais dans la maîtrise de la langue anglaise. Cela a peut-être pour conséquence un attachement particulier au français. Mais au-delà de ce premier constat, il ne faut pas oublier que la langue n’est pas uniquement un moyen de communication ; elle reflète aussi une mentalité et une culture propres aux francophones.
Dans la vie quotidienne aux Émirats, le français est-il une denrée rare ou est-il pratiqué ? A-t-il été au cours de l’histoire une langue appréciée des élites, des intellectuels ou d’une catégorie sociale particulière ?
Il est certain que l’arabe et l’anglais sont les deux langues phares de la région. Cependant, il y a un attachement véritable à la langue et à la culture françaises, et cela à différents niveaux. Dans la communauté libanaise par exemple (communauté importante en nombre dans le pays) le français est très souvent appris et compris, même s’il n’est pas forcément parlé en famille ou dans la vie économique. Certaines familles émiriennes sont francophones et francophiles, cela parce que la langue française est synonyme de raffinement et d’élégance.
- Le quartier indien
- Ph : L’Oriental
Vous êtes enseignante en philosophie dans un lycée français, quel regard portez-vous sur les moyens mis à disposition de l’apprentissage de la langue française, dans votre lycée, mais aussi dans l’enseignement en général ?
Le programme et les moyens offerts sont les mêmes que ceux dans les établissements en France métropolitaine. Cependant, nous avons souvent des élèves bilingues ou trilingues qui ne parlent le français qu’au sein de l’établissement. Nous nous retrouvons alors dans des situations linguistiques qui sont proches de celles que connaissent les enseignants de Français Langue Etrangère. En comparaison à l’anglais, les élèves se plaignent souvent de la complexité du français ; la syntaxe, les exceptions grammaticales sont autant d’éléments qui les rebutent. Ajoutons à cela le fait que les films, la télévision, les chansons sont en anglais ou en arabe.
Quels sont les projets ou initiatives culturels qui lient l’espace francophone aux Émirats ?
Il faut souligner le dynamisme des Alliances françaises qui proposent à la fois des cours de français, et qui organisent des événements autour de la langue et de la culture françaises : exposition, club-ciné etc. A Dubaï il y a une librairie française, Culture & co. Au-delà des organismes officiels, il y a de nombreuses initiatives privées et moins connues : performances d’artistes francophones, résidant aux Émirats ou de passage, cours de théâtre en français. Il se passe des choses à condition de prendre le temps de se renseigner.
Pensez-vous que la France et plus généralement l’espace francophone puissent bénéficier de la quête de reconnaissance culturelle et événementielle qui anime les Émirats ? Si oui... en quoi ?
Je crois que particulièrement dans la région, la reconnaissance culturelle et linguistique va de pair avec la politique et l’économie. Les Français et les francophones sont généralement appréciés aux Émirats. Cependant, nous avons pu observer un changement à la fin 2010, et cela dû à deux événements précis : 1) les mesures du gouvernement Sarkozy l’été dernier concernant l’expulsion des Roms ; 2) la loi interdisant le port de la burqa. Ces deux événements, rapprochés dans le temps, ont terni l’image des Français dans le monde arabe. Certaines de mes connaissances me racontaient qu’elles se faisaient raccrocher au nez lorsqu’elles appelaient en Arabie Saoudite à des fins professionnelles. Si les relations politiques et économiques se passent pour le mieux entre les pays arabes et la France, cela rejaillira positivement sur le rapport à la langue et à la culture.
- Le Souk
- Ph : L’Oriental
Comment ne pas aborder, en quelques mots, la situation politique et sociale du Maghreb et du Proche ou Moyen Orient ? L’Occident s’enthousiasme et s’interroge... qu’en est-il « chez vous » ?
Je crois que les habitants des Émirats ont été surpris, comme le reste de la planète, par la rapidité avec laquelle les événements se sont succédé en Tunisie, en Égypte, à Bahrein, et on attend tous de savoir quel sera le sort de la Libye. Les dirigeants sont inquiets, peut-être pas tant du fait que les manifestations puissent gagner les Émirats, mais peut-être plutôt d’une instabilité régionale qui rejaillirait inévitablement sur l’économie. Le prix du baril du pétrole en est le meilleur exemple. Je peux peut-être me tromper mais il me semble difficile d’envisager une révolution populaire aux Émirats, et cela pour deux raisons majeures : premièrement, les Émiriens sont peu nombreux et représentent une minorité comparée aux expatriés, indiens, philippins ou occidentaux. Deuxièmement, même s’il y a des Émiriens pauvres, on observe néanmoins des mesures de l’État pour améliorer les conditions de vie des nationaux : ils sont exemptés des frais d’électricité et d’eau ; ils reçoivent des terrains ou des maisons en cadeau lors de leur mariage, il y a une politique de préférence nationale. Ces mesures anciennes ont été renforcées depuis les récentes manifestations dans le monde arabe ; le gouvernement émirien a compris qu’un peuple heureux ne fait pas la révolution.
Inévitable question... quid de la liberté de la presse et plus largement de la liberté d’expression dans les Émirats, aujourd’hui ?
C’est une liberté toute relative. Il y a des thèmes entiers qui sont tabous : la famille royale, la religion, le sexe. Cependant, je crois que l’on peut tout à fait observer, énoncer, et même critiquer en demeurant respectueux des règles du pays. Je ne crois pas que l’on puisse comparer la presse aux Emirats à la Tunisie ou encore moins à la Libye. Il n’y a pas d’omerta complète ; il faut simplement savoir s’accommoder des pratiques locales.
Anouchka Sooriamoorthy, pour terminer, peut-on en savoir un peu plus sur vous... quelque chose me dit que votre itinéraire personnel n’est pas dénué de ZigZag !?
Vous avez deviné juste ! Mon « errance » est tant culturelle qu’intellectuelle. Je suis franco-mauricienne ; j’ai grandi durant mon enfance et mon adolescence à l’île Maurice avant de m’installer à Paris. Cette double culture a été un véritable enrichissement et a probablement contribué à ma curiosité et à mon intérêt envers les autres. Je suis attirée par toutes ces identités qui se trouvent prises au carrefour de plusieurs tendances, de différentes influences. J’ai effectué mon doctorat sur Édouard Glissant, incroyable penseur martiniquais décédé le 3 février dernier, qui emploie le terme de créolisation du monde. Je crois que ce que l’on vit en ce moment dans le monde arabe, c’est la créolisation dans toute sa splendeur : le mélange entre un attachement aux traditions (bédouines, tribales) et la fulgurance de la modernité. D’un point de vue académique, j’ai toujours été très littéraire, ce qui m’a conduit presque naturellement au doctorat de littérature et à l’enseignement. Cependant, le journalisme m’a toujours attiré. J’avais collaboré à Paris au journal Le Monde et à Air France Magazine ; c’est donc un milieu que je connaissais avant de m’installer aux Émirats. L’Oriental est donc né de toutes ces influences.