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Jorgé Semprun s’est éteint à Paris en juin dernier. Il restera à jamais une figure de la vie culturelle et politique tant en France qu’en Espagne... c’est peu dire que la francophonie a perdu un ardent compagnon.
Pour le gars de Semur, il n’y a pas eu d’hésitation. Il avait six petites pommes croquantes et juteuses et il m’en a donné trois. C’est-à-dire, il a partagé en deux chacune des six petites pommes juteuses et il m’a donné six moitiés de petites pommes juteuses. C’est comme ça qu’il fallait faire, il n’y avait pas de problème pour lui. Le gars de la forêt d’Othe, c’est pareil. Quand il a reçu son premier colis, il a dit : "Bon, on va faire le partage." Je l’ai prévenu que je n’aurais jamais rien à partager. Il m’a dit que je l’emmerdais. Je lui ai dit : "Bon, je t’emmerde, mais je voulais te prévenir." Il m’a dit :"T’as assez causé comme ça, tu ne trouves pas ? Maintenant on va faire le partage." C’est alors qu’il a proposé à Ramaillet de mettre en commun les provisions, et de faire trois parts. Mais Ramaillet a dit que ce ne serait pas juste. Il me regardait et il disait que ce n’était pas juste. Ils allaient se priver tous les deux d’un tiers de leurs colis pour que je mange autant qu’eux, moi qui n’apportais rien à la communauté. Il a dit que ce ne serait pas juste. Le gars de la forêt d’Othe a commencer à le traiter de tous les noms, comme aurait fait celui de Semur, tout comme. En fin de compte, il l’a envoyé chier avec ses gros colis de merde, et il a partagé avec moi. Le gars de Semur aurait fait pareil.
Plus tard, j’ai vu des types voler le morceau de pain noir d’un camarade. Quand la survie d’un homme tient précisément à cette mince tranche de pain noir, quand sa vie tient à ce fil noirâtre de pain humide, voler ce morceau de pain noir c’est pousser un camarade vers la mort. Voler ce morceau de pain c’est choisir la mort d’un autre homme pour assurer sa propre vie, pour la rendre plus probable, tout au moins. Et pourtant, il y avait des vols de pains. J’ai vu des types pâlir et s’effondrer en constatant qu’on leur avait volé leur morceau de pain. Et ce n’était pas seulement un tort qu’on leur causait à eux, directement. C’était un tort irréparable que l’on nous causait à tous. Car la suspicion s’installait, et la méfiance, et la haine. N’importe qui aurait pu voler ce morceau de pain, nous étions tous coupables. Chaque vol de pain faisait de chacun de nous un voleur de pain en puissance.
Dans les camps, l’homme devient cet animal capable de voler le pain d’un camarade, de le pousser vers la mort.
Mais dans les camps, l’homme devient aussi cet être invincible capable de partager jusqu’à son dernier mégot, jusqu’à son dernier morceau de pain, jusqu’à son dernier souffle, pour soutenir les camarades. C’est à dire, ce n’est pas dans les camps que l’homme devient cet animal invincible. Il l’est déjà. C’est une possibilité inscrite dès toujours dans sa nature sociale. Mais les camps sont des situations limites, dans lesquelles se fait plus brutalement le clivage entre les hommes et les autres. Réellement, on n’avait pas besoin des camps pour savoir que l’homme est l’être capable du meilleur et du pire. C’en est désolant de banalité, cette constatation.
(Page 70, 71, 72 - Folio)
Jorge Semprun
Le grand voyage
Editions Gallimard - 1963
Jorge Semprun de passage à Biarritz - France
Ph : JD Chopin / Sud-Ouest
Il y avait du Quichotte en Jorge Semprun qui vient de mourir à 87 ans. Mais un Quichotte façonné par le chaos du XXème siècle. Il était l’enfant de la guerre. Elle l’a fait de pied en cap. Il n’en est jamais sorti. Tant et si bien qu’il semblait toujours en guerre contre quelqu’un ou quelque chose. Trois guerres si intériorisées qu’elles en étaient devenues personnelles : la guerre civile espagnole, l’univers concentrationnaire à Buchenwald, l’activisme communiste dans la clandestinité jusqu’à ce qu’en 1964, Santiago Carillo ne fasse exclure « Federico Sanchez » (son pseudonyme) du PCE pour divergences sur l’attitude à adopter vis à vis du pouvoir franquiste. Quelques mois avant, il avait publié Le Grand voyage, le premier de ses grands livres, analyse sensible et lucide des totalitarismes. Mais c’est dans l’écriture de scénarii, de dialogues et d’adaptation pour Resnais (La guerre est finie) et Costa-Gavras (Z, L’aveu, Etat de siège) qu’il s’est véritablement purgé non de ses illusions, mais de ses certitudes. Il y aura d’autres livres, Netchaïev est de retour, Adieu, vive clarté, Quel beau dimanche !, La deuxième mort de Ramon Mercader et surtout L’écriture ou la vie. S’il n’y en avait qu’un à emporter, ou si l’on n’a jamais lu Semprun, c’est par ce dernier qu’il faut commencer car il y est entièrement, jusque dans ses contradictions. Il suffit de citer les deux réflexions qu’il y avait placées en épigraphe tant elles éclairent son projet d’exorcisation de la mort par l’écriture quand bien même écrire renverrait à la mort.
La première est de Maurice Blanchot : « Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir ».
La seconde est d’André Malraux : « … je cherche la région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité ».
La vie même de ce séduisant séducteur, devenu l’archétype de l’intellectuel européen marqué par l’esprit de combat, fut romanesque. Revenu en Espagne à l’appel du chef du gouvernement Felipe Gonzalez, le ministre de la Culture laissa un souvenir pour le moins contrasté. Trop individualiste, trop brutal dans son franc-parler, trop anticommuniste, trop critique. Il recouvra vraiment sa liberté en rendant ses habits de ministre au bout de trois ans (c’est l’un des aspects abordés par les multiples hommages qui lui sont rendus ce matin dans El Pais). Il était une « grande conscience » qui se distinguait aussi par sa manière d’incarner l’esprit de résistance. Non dans l’indignation sous le coup de l’émotion, mais dans la réflexion et l’analyse. Comme si le Français et l’Allemand en lui réfrénaient les ardeurs de l’Espagnol, la mémoire demeurant le fil de ses identités multiples (voir le passionnant entretien accordé à nonfiction.fr). La patrie de ce cosmopolite (beau mot dès lors qu’on n’en fait pas une insulte et que de tels hommes l’incarnent), ce n’était pas sa langue mais son langage, où il logeait toute communication quel qu’en soit le support. Le français était celle de l’écriture, l’allemand celle de la réflexion, l’espagnol celle de la sensibilité, et tout cela fait un excellent européen qui n’écrivait jamais sans interroger le langage à l’œuvre derrière la langue. Sans la littérature, Jorge/"Georges" Semprun n’eût été qu’un grand témoin de l’Histoire. Elle lui a permis de transcender les évènements pour les faire accéder à une toute autre dimension. Ainsi fut-il de la poignée d’hommes rares qui nous ont ouvert les yeux. Fervent défenseur des Bienveillantes de Jonathan Littell, le juré Goncourt appelait de ses vœux une appropriation de l’univers concentrationnaire par une jeune génération de romanciers qui oseraient enfin ce que leurs prédécesseurs s’étaient défendus : « Car seule la littérature peut dire la vérité de ce que nous y avons vécu ».
On lui souhaite de creuser sa tombe au creux des nuages. Nul doute qu’il y transporte le chêne de Goethe enraciné à Weimar, tout près de Buchenwald. Quand on y a été à 20 ans, on a choisi son camp pour la vie et au-delà. Jorge Semprun a fini par déposer les armes. Pour lui, la guerre est vraiment finie.
Pierre Assouline
08 juin 2011
La République des livres – le blog de Pierre Assouline