Liberté, fraternité, égalité...
des valeurs de centenaires !
Me croirez-vous si je dis que les personnages peints par Jocelyne Saucier ont longtemps cheminé dans mon esprit, bien après avoir tourné la dernière page ? Ils sont du genre envahissant ! Pourtant, ils n’ont rien qui les rend, à priori, attirants : Vieux voire très très vieux ; Pas propres voire très très sales ; Honnêtes mais pas trop voire très peu ; Rustres voire sauvages. En un mot de véritables hommes des bois et même femmes des bois ! Cabane, fourrure, marijuana, isolement... oui mais voilà, derrière les corps ridés et marqués de ces marginaux se cachent des amoureux, des philosophes et des êtres plus responsables que bien des donneurs de leçons intégrés à la société de consommation qui nous sert de modèle. Pour eux, la jouissance de la liberté mérite bien des sacrifices, la fraternité n’est pas une valeur mièvre et l’égalité ne supporte pas d’être mise en doute.
Jocelyne Saucier nous impose, avec toute notre bonne volonté, un voyage dans le temps passé des incendies qui ravagèrent l’Ontario en 1916, dans la vieillesse cabossée et la folie douce qui maintient ces étranges individus en vie. Une vie qu’ils traversent sans céder au jugement du regard des autres, dont ils occupent les vides en évitant certaines bosses mais à laquelle ils ne tiennent pas tant que cela... à moins que si, peut-être y tiennent-ils plus qu’ à tout, je ne sais plus... Il se peut que même eux, si convaincus d’avoir trouvé le mode de vie le moins insupportable soient prêts à tout remettre en cause pour un grain de sable ou un flocon de neige qui percuterait leur vie. Un flocon qui leur ouvrirait les yeux sur la photographie, la peinture, le désir et leur ferait abandonner leur angoissante et salvatrice « boite de sel » ! Oui, assurément, ces « vieux et vieilles » sont terriblement dérangeants et attachants ! Même le livre fermé et rangé sur l’étagère !
- Il pleuvait des oiseaux - éditions XYZ - Jocelyne Saucier
EXTRAITS
Les yeux de Charlie, dès qu’ils m’ont aperçue dans l’éclaircie qui entoure son ramassis de cabanes, m’ont lancé un avertissement. On ne pénètre pas dans son domaine sans y être invité.
Son chien m’avait annoncé bien avant que je n’arrive, et Charlie m’attendait, debout devant ce qui devait être sa cabane d’habitation, puisque c’est de là que montait la fumée. Il avait une brassée de bûchettes, signe qu’il en était à préparer son souper. Il a gardé sa brassée contre sa poitrine tout au long de cet échange qui nous a tenus au pas de la porte qu’il n’avait visiblement pas l’intention de m’ouvrir. C’était une porte moustiquaire. L’autre, la porte principale, était ouverte sur l’intérieur pour laisser sortir la chaleur de l’attisée. Je ne pouvais rien distinguer à l’intérieur de la cabane, c’était sombre et emmêlé, mais l’odeur qui s’en dégageait m’était familière. L’odeur de ces hommes des bois qui vivaient seuls depuis des années dans l’intimité de toutes ces macérations. Odeur d’abord de corps mal lavés, je n’ai vu aucune douche aucun bain dans aucune des cabanes d’habitation de mes vieux amis des bois. Odeur de graillon, ils se nourrissent principalement de viandes poêlées, d’épais ragoûts, de viande sauvage qui nécessite un lourd apport de gras. Odeur de poussière déposée en strates momifiées sur tout ce qui ne bouge pas. Et odeur sèche du tabac qui est leur principale drogue. Les campagnes antitabac ne se sont pas rendues jusqu’à eux, certains chiquent encore leur carré de nicotine et sniffent religieusement leur Copenhagen. On n’a pas idée de ce que le tabac représente pour eux. (page 12, 13)
L’errance de Boychuck s’est poursuivie tout au long de sa vie, semble-t-il, puisqu’on l’a revu six ans plus tard, beau et élégant malgré ses habits de travail. Il faisait partie d’une équipe d’entretien du chemin de fer. Beau et élégant mais sombre et sans conversation, on lui arrachait un mot par-ci par-là, jamais une conversation. Parti au bout de trois mois, revenu quatre ans plus tard, parti et revenu encore, il apparaissait et disparaissait sans laisser de traces. On l’appelait Ted ou Ed ou Edward, selon l’habitude qu’avaient prise ses compagnons de travail, jamais les mêmes, des cheminots, des charpentiers, des prospecteurs, aucun ami déclaré parmi eux. Le prénom changeait, mais toujours cet absence de regard.
La photographe s’était demandé comment elle parviendrait à fixer cette absence sur photo. Ceux qui l’avaient connu vieillard disaient qu’il était impossible de voir quoi que ce soit dans ses yeux. C’était comme essayer de lire un livre qu’il n’avait pas écrit. On s’y perdait à imaginer ce qu’on voulait voir.
Les yeux, c’est qu’il y a de plus important chez les vieillards. La chair s’est détachée, affaissée, amassée en nœuds crevassés autour de la bouche, des yeux, du nez, des oreilles, c’est un visage dévasté, illisible. On ne peut rien savoir d’un vieillard si on ne va pas à ses yeux, ce sont eux qui détiennent l’histoire de sa vie.
Si le regard est aveugle, la photo le sera aussi, s’était dit la photographe.
Elle avait photographié une centaine de vieillards sans savoir ce qu’elle ferait de toutes ces photos. Un livre, une exposition, elle ne savait pas. Elle s’était laissé porter par une quête qu’elle ne comprenait pas tout à fait. Son projet n’avait de sens que le plaisir qu’elle avait à rencontrer de très vieilles personnes et l’histoire de leur regard. (page 79)
Toutes les toiles de Ted se retrouveraient donc dans un entrepôt à Toronto. Il n’en resterait plus une seule à l’ermitage. Une décision prise sans difficulté, ils étaient tous d’accord, les tableaux seraient bien mieux dans un entrepôt, au sec et en sécurité, que dans la cabane de Ted.
C’est probablement l’idée de voir partir les tableaux le lendemain matin qui rendait la nuit si nostalgique , si sensible au temps qui passe. Les tableaux partis, il ne resterait rien de Ted, leur semblait-t-il, rien de l’été qu’ils avaient passé ensemble à essayer de comprendre ce que Ted avait voulu y mettre.
Un loup hurla dans la nuit. Ce qui eut pour effet de concentrer leur attention sur cet appel qui leur venait de très loin dans la colline. Le hurlement du loup ne laisse personne insensible. Même les cœurs les plus endurcis, ceux qui l’ont entendu nuit après nuit pendant des années, se sentent interpellés. La peur du loup est ancienne. Ce sont les puissances de la forêt qui s’éveillent dans la nuit et votre petitesse d’humain qui se recroqueville en un poing serré au fond de l’estomac.
Les chiens se mirent à hurler à leur tour.
Ça durera pas longtemps, fit Tom, juste le temps que reconnaisse le territoire de l’autre.
La réflexion chercher à rassurer Marie-Desneige. Elle était terrorisée par les loups. Une année en forêt avait réussi à calmer bien des peurs, mais pas celle-là. Quand un loup hurlait et qu’ils étaient réunis autour d’un feu, ils en oubliaient la boule noueuse au fond de leur estomac et se tournaient vers Maris-Desneige.
Tom n’y voyait rien, la nuit était trop épaisse mais il pouvait sentir les pointes acérées de la peur s’en prendre à Marie Desneige. À côté d’elle, Charlie, pas un mot, pas un geste, mais une attention soutenue, tout son être était absorbé par Marie-Desneige et le combat qu’elle entreprenait contre la terreur panique. (page 151)