EXTRAITS
… Il s’appelait Jean Baptiste Capeletti et il était né en Algérie de parents italiens. Ce qui attira d’abord ma curiosité sur cet homme fut la mention qu’il fit, au cours d’un entretien, de Ben Zelmat, un bandit renommé dans l’Aurès et même dans l’Algérie entière. Plus précisément, je fus frappée de ce qu’il dit alors de son amitié avec le hors-la-loi et d’une dette morale qu’il aurait contractée envers lui... Lorsqu’il fait cette confidence, en 1975, c’est déjà un grand vieillard, il est centenaire. Or comme le racontent la légende et la presse de l’époque, Messa’oud Ben Zelmat, chef d’une bande d’insoumis de la tribu des Béni Bouslimane, est mort en 1921 au cours d’une chasse à l’homme, alors qu’il avait tout juste vingt-six ans ; à ce moment, Capeletti est déjà un homme fait, la quarantaine environ, tandis que l’autre n’est encore qu’un tout jeune homme. Cette relation sonnait donc bien étrange... (Page 11)
Au fait, que savons-nous de Ben Zelmat ? Il y a aujourd’hui deux manières de l’approcher et, à cette distance, ces deux sources sont peu contradictoires. Plus facile d’accès est l’épopée, c’est à dire le corpus ou plutôt les nombreux corpus de poésies aurasiennes qui, très tôt, vont célébrer l’homme des sommets et ses gestes d’insoumission. Des chansons en arabe local aussi, comme celle du célèbre chanteur Aïssa Djermouni, chantée encore aujourd’hui. La légende, ce sont les bribes de récits, d’événements parvenues par des voies souvent inattendues : conversation de colons, presse coloniale locale, collecte d’historiens, rares occurrences dans le Diaire des pères à partir de 1919... Ce sont enfin un certain nombre de constructions littéraires voire graphiques qui mêlent fiction et histoire postérieures à sa mort, certaines tout à fait contemporaines. Mais avant d’être un fugitif, puis un proscrit, puis un gibier pour chasse à l’homme et enfin une icône, il fut un jeune Bouslimani adolescent comme il en existe aujourd’hui encore. Et même un voyou très précoce. (Page 49, 50)
Pour ce qui est de la légende – entre 1917 et 1919-1920, environ, elle se forge assez vite – un colon de l’endroit parle de lui comme « Un de ces hommes qui rétablit la justice quand elle n’est pas respectée et qui devient presque une légende tant il est connu pour sa hardiesse, son courage, son intégrité, et le défi qu’il lance à la société. Un bandit d’honneur comme on dit ». (Page 51)
A partir du printemps 1918 et surtout de l’automne, une véritable chasse à l’homme s’organisa progressivement. Tandis que la guerre en Europe touchait à sa fin, paradoxalement, un climat de terreur s’installait dans l’Aurès, rendant intolérable non seulement la vie des tribus qui supportait le poids de la troupe, mais aussi celle des notables et même celle des religieux musulmans, lesquels répugnaient à renseigner les autorités. En effet, les bandes, il y en avait désormais plusieurs, qui multipliaient les exactions, bénéficiaient du soutien de la population qui les nourrissait, les cachait et les renseignait. Impossible de démêler, dans la profusion des coups audacieux qui s’accumulaient, ce qui revenait à Ben Zelmat et aux « bandits » mais on ne prête qu’aux riches !
Quant à lui, il était trop tard. Il était allé trop loin. Il se lança alors dans des actes suicidaires, l’assassinat, entre autre, en 1920, d’un caïd en plein jour sur un marché, ce qui allait radicaliser la chasse à l’homme mais surtout rendre la loi du silence désormais impraticable. (Page 70)
Tout se passe comme si le personnage du bandit relevait d’une supra-territorialité propre à la montagne, d’un consensus lié à l’identité même du territoire, comparable à celui dont jouissent certains personnages comme les saints ou certains spécialistes capables de prévoir l’avenir et la pluie.
C’est sans doute pourquoi l’attitude des pères blancs envers Ben Zelmat ne fut pas si différente de celle des mrabtin, les clercs musulmans, et qu’il est très peu question de lui dans le Diaire. Une sorte de respects se manifestait par ce silence. En effet, religieux et bandits n’étaient pas des inconnus les uns pour les autres. Ils s’observaient évidemment à distance, savaient à peu près tout les uns sur les autres et s’estimaient exactement pour ce qu’ils étaient en fait, chacun de leur côté : deux folies faites hommes... (Page 84)