En 1850, à Rochefort-sur-Mer, naît un certain Julien Viaud qui prendra plus tard le nom d’écrivain de Pierre Loti. Militaire, marin, voyageur, journaliste, illustrateur, écrivain élu à l’Académie Française, Pierre Loti est la fusion de tous les courants littéraires de cette période, ajoutant à son talent d’écrivain un incontestable et délirant sens de la démesure. Le philosophe Roland Barthes dira de lui : "Loti est un hippy dandy. Comme lui les hippies ont le goût de l’expatriation et du travestissement." Un hippy officier de marine. Surprenant, non ?
Le talent ou la folie géniale de Pierre Loti tiennent à une courageuse double vie : Officier de marine et écrivain au style multiple. Remarquablement bien noté par ses supérieurs hiérarchiques, le Rochefortais est au service de son pays. Officier, il se doit d’être rigoureux et objectif. Pourtant, au fil des voyages en Asie, Polynésie, Inde ou Moyen-Orient, il complète sa fonction militaire par une vie artistique subtile et délirante. Usant parfois de narcotiques, vivant avec passion des amours désespérés aux quatre coins du globe, il est en quête permanente d’une harmonie faite de spiritualité et de sensualité. Ses amours, à Tahiti, en Turquie, au Japon ou au Pays Basque lui livreront la source de ses romans à succès. Il n’hésite pas alors à offrir, sans pudeur, ses sentiments ou ses pulsions, tandis qu’à Rochefort, l’attend son épouse légitime, totalement délaissée. Témoigner de ses visions et de sa vie est une sorte de drogue. Pierre Loti ponctue sa vie de romans, de récits de voyages ou d’articles de presse. Parfois le mélange des trois genres rend la lecture délicate et ses détracteurs, ou admirateurs, se perdent dans le labyrinthe de ses sentiments, ses prises de position politique, sa subjectivité d’artiste ou son objectivité stricte d’officier... Où commence le roman, les passages épistolaires sont-ils réels, son journal intime est-il le récit scrupuleux de sa vie et ses articles de presse sont-ils toujours argumentés ? L’ambiguïté de certains écrits continue à faire couler l’encre de l’interrogation, près de 80 ans après sa mort.
- Portrait de Pierre Loti
- Ph : Zigzagthèque
Une ambiguïté qui a néanmoins séduit ses contemporains. Ses romans, « Pêcheur d’Islande », « Azyadé », « Ramuntcho » ou « Madame Chrysanthème »* et ses récits de voyages, « Au Maroc », « Jérusalem », « Un Pèlerin d’Angkor » ou « L’Ile de Pâques » lui procurent des droits d’auteur inégalés en son temps. "Pêcheur d’Islande" connait à lui seul 261 éditions en 1905 et atteint en 1934, quelques années après la mort de l’auteur, le record de 445 éditions. Le succès est international et on compte 14 traductions pour ce seul ouvrage. Les estimations font état de plusieurs millions de francs de droits d’auteur chaque année. Loti est adulé par le public et devient le plus jeune Académicien français en 1891. Il a 41 ans et succède à Voltaire ou Victor Hugo et précède Joseph Kessel ou Félicien Marceau. Ses romans sont adaptés et joués dans les plus grands théâtres parisiens. Il côtoie, lors de ses périodes sur le sol français, le monde des intellectuels prenant le large vis à vis de sa hiérarchie militaire. En 1900, sa stupéfiante double vie en fait un richissime dandy en partance pour les mers de Chine, lors de la révolte des Boxers, avec l’ordre de protéger les occidentaux expatriés dans la région ! En 1910, alors qu’il n’en finit pas de raconter ses multiples passions amoureuses exotiques, il engage une campagne de presse dans le journal "Le Figaro" pour soutenir les nationalistes Turcs dans leur lutte contre l’Italie : Une vie uniformément animée par une soif de plaisirs sensuels, désespérés ou même interdits et des engagements authentiques et forts à connotations politiques. Considérant sa vie comme un théâtre, Pierre Loti se met en scène. Que le décor de la pièce soit romanesque et ludique ou un dramatique fait d’actualité.
- La mosquée et la stèle d’Azyadé
- Ph : Zigzagthèque
Trouver une explication rationnelle à une vie aussi originale est un défi. De multiples pistes s’offrent aux biographes et aux lecteurs. Néanmoins quelques traits du personnage donnent des clés. Orphelin de père très tôt, il fut élevé par sa mère dans un milieu presque exclusivement féminin. Selon ses propres mots, il vécut une enfance "étouffée". L’envie de s’évader et de contrer les principes de la bourgeoisie de province le conduise à envisager la seule profession dont l’objet est le voyage : la Marine. Loti bouscule les conventions et pousse chacune de ses envies d’évasion à son paroxysme. Son ennui est grand dès qu’il revient à Rochefort, son port d’attache familial. Il s’oppose à cet ennui profond en créant, au sein de sa maison natale, un univers surréaliste, ludique et exotique. Durant une vingtaine d’année, il va y accumuler les souvenirs ramenés de ses voyages et y faire façonner par des artisans le produit d’un délire architectural singulier. Il dépense sans compter l’argent de ses droits d’auteur pour transformer des maisons sans caractère en une folie où il organisera de somptueuses fêtes costumées. Le biographe, Bruno Vercier dira de Pierre Loti : "La séduction du personnage tient à ce fond d’innocence qui le retient au bord du gouffre... C’est le déguisement qui lui est naturel."
La rue Pierre Loti est comme toutes les rues de Rochefort : droite, coupée par d’autres rues rectilignes à angle droit. Les façades sont plates, blanches. Rien ne distingue une rue d’une autre. L’histoire militaire de cette ville, arsenal de la Marine Française, bordant la façade atlantique, frappe sans détour le visiteur. Derrière l’anonymat de ces rues standardisées, se cache la maison natale de l’écrivain. Qui pourrait imaginer qu’elle recelle un tel dédale de salles, dignes, de décors de théâtre et d’un anachronique bric à brac. Véritable condensé de sa vie de voyage et de spiritualité, la maison abrite un salon turc sur lequel plane le souvenir de sa passion pour une jeune fille qu’il enleva d’un harem, Azyadé. Longtemps après la mort de la jeune fille l’excessif Pierre Loti retourna à Istanbul pour y dérober sa stèle funéraire. Elle trône aujourd’hui dans la salle appelée la Mosquée. Une Mosquée d’un genre nouveau, dont le Coran renierait certainement le coin salon, la collection d’armes et les sarcophages de guerriers...
Malgré toutes ses incohérences, "la Mosquée" de Pierre Loti traduit toute sa passion pour l’Orient et tout le mystère de ses œuvres. Ainsi, au plafond de la pièce se tient un panneau en bois polychrome que certains disent venu d’une mosquée sunnite de Damas, suite à son incendie, et que d’autres affirment achetée à l’exposition universelle de Bordeaux ! Et si, par une ouverture vitrée, le visiteur aperçoit un minaret, il n’entendra pas le serviteur de l’académicien imiter les appels du muezzin lors de fêtes en costume ou lorsque le maître des lieux fumait seul son narguilé. Plus loin, une salle Louis XI fut le théâtre d’une fête célébrant les légendes arthurienne. La cornemuse résonne encore, les sorcières hantent les recoins sombres et le parfum des banquets à base de cygnes, écureuils ou hérissons plane avec raffinement. Aux autres étages ou dans les maisons adjacentes se mélangent pagodes japonaises, salle gothique ou chambre des momies. De toute part les meubles ou objets les plus richement ornés côtoient de modestes achats coup de cœur dénués de valeur. Pierre Loti ne vivait que par pulsion, sans regarder à la dépense ni faire de la valeur marchande un argument de choix. Le résultat est pour les uns éblouissant, anachronique pour les autres.
L’appel du large et les embruns ont su convaincre le jeune Julien à être des leurs. Le chant des sirènes et la tristesse de son entourage familial ont complété une vocation naissante, jusqu’à modeler un homme séducteur, excessif, érudit, adulé. L’obéissant scrupuleux marin Julien Viaud a consacré sa vie à devenir le mystificateur voyageur Pierre Loti.
*"Madame Chrysanthème" inspira à Giacomo Puccini l’écriture de "Madame Butterfly".
- Une décoration très... personnelle !
EXTRAITS
Mahé des Indes
Les gens qu’on rencontre dans ces chemins d’ombre sont tous beaux, calmes, nobles, avec de grands yeux de velours – de ces yeux de l’Inde au mystérieux charme noir. Le torse à demi nu, ils sont drapés à l’antique dans leurs mousselines blanches ou rouges. Les femmes, aux allures de déesses, montrant d’admirables gorges fauves qui semblent des copies en bronze, presque exagérées, des marbres grecs. Les hommes, la poitrine bombée et la taille mince comme elles ; seulement les épaules plus larges ; la barbe d’un noir bleu, frisée à l’antique. Ils disent bonjour en français, on voit qu’ils ont envie de s’arrêter et de causer ; ceux qui savent un peu notre langue sourient et engagent la discussion – sur la guerre, sur les affaires de Chine, disant : nos matelots, nos soldats... C’est inattendu et étrange. Oui, on est bien en France ici. Alors je me rappelle, une fois, au tribunal de Saïgon, un de ces Indiens accusé de je ne sais quel méfait, répondant à un magistrat corse qui le traitait de sauvage : « Nous étions français deux cents ans avant vous... »(Page 50)
Cinq heures et demie du soir. Le soleil, déjà bas sur la mer, éclaire par en dessous les palmiers ; sur toutes leurs longues tiges grises, il y a comme un reflet d’incendie. La lumière est toujours d’or mais à cette heure elle est d’un or rouge, plus surprenant que l’or du mati net que l’or de la journée. Trois personnages, qui sortent de dessous bois, s’avancent à ma rencontre pour me voir : deux vieux à barbe blanche, à figure noble, drapés comme les saints de nos églises, et une jeune fille, la gorge nue, étrangement belle, portant une corbeille de fruits sur la tête.
En les regardant venir du fond de ce décor merveilleux, dans ce rayonnement doré, je songe à quelque scène du passé préhistorique le plus lointain : c’est ainsi qu’en imagination je me représentais autrefois les premiers âges du monde où tout était beau et tranquille, où les êtres et les choses avaient un resplendissement que nous ne connaissons plus. (Page 57)
Presque plus personne ne passe ; le lieu devient très solitaire. Mais des enfants arrivent pour me voir ; je ne sais pas d’où ils sortent ces petits, sans doute du bois qui est derrière nous. Ils s’asseyent à mes pieds sur ces marches, levant la tête pour me regarder. A tout instant il en arrive de nouveaux, ne faisant pas de bruits avec leurs pieds nus ; accourant très légers, avec quelque draperie blanche qui flotte au vent sur leurs membres bruns ; ils apparaissent et se posent sans rien dire, comme de grandes libellules nocturnes, comme de grandes sauterelles qui s’abattent. Toujours les longues plumes noires des palmiers se découpent sur le ciel de la nuit où les teintes rouges finissent de mourir ; une vapeur fraîche se lève de la rizière et s’étend sur toute l’avenue comme une fumée blanche qui flotterait au ras du sol sur les herbages. (Page 59)
Pierre Loti
collection Bouquins – Robert Laffont