Quelqu’un, que certains connaissent et d’autres pas, se présente en un lieu, en un de ces lieux, et ils sont bien plus nombreux qu’on ne le pourrait soupçonner, où il est difficile d’affirmer avec toute la certitude dont on voudrait bien être armé qui y est invité, qui y a été convié, et qui ici est l’intrus, et il ou elle, dit, prononce ou lit, sans y ajouter quelque indice qui permettrait de penser qu’il s’agit d’une exclamation ou d’une interrogation, voire des deux à la fois, l’énoncé suivant : Comment défendre le français, et n’ignorant pas qu’il est loin d’être l’orateur idéal, il s’empresse aussitôt, craignant de provoquer quelque malentendu, d’écrire sur une feuille de papier ou une ardoise qu’il montre à tout le monde, peut-être même sur un tableau providentiellement là disposé : Comment défendre le français afin de, croit-il, dissiper toute ambiguïté, d’écarter tout effet de polysémie.
Cependant, si l’ambiguïté sera, très certainement, jusqu’à un certain point, levée, en ce sens, par exemple, que tout le monde, ou presque, aura compris que le nouveau venu ou l’intrus, qui est aussi un revenant, dans la mesure où il reprend et réitère un thème ou une proposition que tout le monde connaît déjà, du moins sur le mode de la familiarité, souhaite rappeler ou apprendre aux autres bien entendu, mais peut-être également à lui-même et pour lui-même, comment défendre le français, ou encore se propose, dans un dessein d’innovation, de communiquer la découverte ou l’invention dont il serait l’auteur au prix de longues et interminables années de labeur, quand ce ne serait pas lui qui rêve d’apprendre, mais cette fois-ci en écoutant les autres. Comme on le peut constater, plus d’une ambiguïté, plus d’une couche de sens s’est déjà insinuée là où pourtant il semblait bien qu’il ne dût y avoir rien de tel.
Continuons, mais non sans feindre qu’il ne s’agit ici de tenir compte de la différence sexuelle, non sans feindre qu’il n’est pas question ici de proscrire, deux possibilités qu’on ne saurait tout simplement exclure, même si l’intention n’est point d’en traiter ici. Quoi qu’il en soit et en tenant compte de toutes les stratégies, de toutes les tactiques, ou plus banalement de toutes les recettes déjà connues et à venir, il ne saurait être simplement question de dire, de redire, ou de dire enfin comment défendre le français, mais de dire enfin comment le mieux possible et souhaitable défendre le français.
- Ramanujam Sooriamoorthy
- Ph : Aimablement prêtée par Ramanujam Sooriamoorthy
Le pire service à rendre à une langue, c’est d’en faire un instrument idéologique, voire un dogme.
La défense du français, tout le monde le sait, renvoie à une longue et vieille tradition, mais ce qu’on a l’air de méconnaître, c’est que cette tradition et les politiques et les pratiques qu’elle induit et suscite, selon un mode quasi rituel, n’ont pas la fixité inébranlable qu’on croit pouvoir leur attribuer, ne font pas toujours, si tant est que jamais elles le fassent, signe dans le sens d’une véritable efficacité. Pour le dire en termes à peine différents, il ne s’agit pas tant de défendre le français que de savoir comment le défendre d’abord, puisqu’il faut bien le défendre quant à la question de savoir pourquoi et s’il faut vraiment défendre le français, on me permettra, même si ces questions n’y sont pas exhaustivement traitées, de renvoyer à mon Défendre le français in Défense de la langue française, numéro 240 (2e trimestre 2011), avant de passer à l’action. Surtout qu’il y a des défenses qui sont pires et infiniment plus dangereuses que des agressions elles-mêmes, que des attentats linguicides.
Plutôt que de recenser ces modalités de défense, ici du français, qui font plus de tort que de bien, quand elles ne nuisent uniquement, et que tout le monde connaît, et que je rappelle rapidement : le nationalisme et le chauvinisme, le nostalgisme et l’alarmisme, le fétichisme et le narcissisme une espèce d’autisme en fait, et ce qu’il faut bien appeler un certain militarisme linguistique, lequel se traduit par le refus de l’altérité, avec tout au long l’hyperbole et la catachrèse pour figures dominantes, essayons de voir comment le mieux défendre le français, les réflexes énumérés à l’instant ayant, en raison de la cécité qui leur sert de guide, administré la preuve de leur inefficacité, et donc de leur non-nécessité. Mais qu’on se détrompe : il ne sera aucunement fait allusion, fût-ce latéralement, à quelque forme de recette. Le pire service à rendre à une langue, c’est d’en faire un instrument idéologique, voire un dogme. Et ils sont nombreux ceux qui, leur bonne foi nonobstant, ont accompli l’inverse de qu’ils projetaient de réaliser.
Si l’on veut défendre le français, le protéger, et qu’on tienne à en garantir le libre et sain épanouissement, commençons par apprendre le français, par le connaître, par apprendre à le connaître. Car il le faut hélas ( !) reconnaître, on ne connaît pas bien, exception faite d’une poignée d’amoureux de la langue, le français. Et pourtant, quelle aventure, quel roman que le français de la Cantilène de sainte Eulalie à Femmes (Philippe Sollers), en passant par Rabelais, Du Bellay, Racine, Rousseau, Hugo, Mallarmé, Proust et tant d’autres, sans oublier les grammairiens et les philologues ( Bescherelle, Littré), les philosophes (Derrida et Lacan) et bien d’autres encore !
- Ramanujam Sooriamoorthy
Ce n’est qu’en apprenant et en maîtrisant le français et il faut pour cela des maîtres, surtout ces maîtres que sont les grands écrivains, mais non moins certains acteurs (on peut penser à Jouvet ou à Laurent Terzieff), certaines personnalités de la radio qui, à l’instar du regretté Gérard Sire, inspirent rien qu’en parlant l’envie d’apprendre et de connaître le français qu’on l’aimera davantage, qu’on voudra le cultiver encore plus, qu’ on brûlera de le défendre, mais tout simplement en le pratiquant tout en l’étudiant. Ainsi que le fait admirablement DLF, pour ne mentionner que cette structure, mais il y en aurait tant d’autres qu’il faudrait mentionner, dont l’Association des professeurs de Lettres surtout.
Ce faisant, on sera infiniment plus attentif à ce que certaines pratiques à partir du français, telles qu’elles se donnent à lire tout un travail, mais c’est peut-être grâce au français qu’on a commencé (le travail de Derrida surtout en abondamment témoigne) à comprendre ce qu’il en peut être de cette pratique qu’est la lecture, dans l’œuvre de Racine par exemple, et dans celui de Mallarmé, rendent possible : le refus de tout dogme, ce que j’ai ailleurs appelé la liquidance (cf. Pe/anser le monde en français in Faire vivre les identités francophones, Québec 2008. Actes du XIIe Congrés mondial de la FIPF), la liquidation infinie de toute forme d’idéologie, l’acceptation de l’altérité de l’autre, le respect et la liberté. Pour tout cela il importe de défendre le français, surtout contre certaines maladresses dont sont responsables bien des gens qui ne pensent pourtant qu’à bien faire ; il le faut protéger, le couvrir littéralement je renvoie à l’étymologie de protéger : pro, en avant, tegere, couvrir, mais tout en le dé-couvrant, afin de mettre en évidence le fonctionnement, le dynamisme de la langue, en en réactivant sans cesse le pluriel, faute de quoi la langue, ici le français, se fige, s’ossifie, se momifie.
Tout ce que j’avance ne vaut pas que pour le français, mais comme je m’épuise à le dire un peu partout depuis plus d’un quart de siècle, c’est surtout à partir du français, de ce français désormais pluriel qu’on ne même plus appeler LE français, que cette œuvre de libération que je voudrais dorénavant baptiser du terme de libérance, car il s’agit bien de cela, il s’agit de sauver le monde, ni plus ni moins, d’essayer de sauver le monde, devient possible. Mais pour cela il faut d’abord savoir comment défendre le français, par le biais d’une défense sans défense qui le défend mieux encore que le système de défense le mieux achevé qui soit.