Il n’est pas sûr que, quand on le saurait, on se rappelle suffisamment que le français a, pratiquement tout au long de son Histoire, été une langue défendue. Tout se sera passé comme si, dès les commencements même(s), le besoin se fût fait sentir de défendre la langue à peine naissante qu’était alors le français. Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’un des premiers grands textes traitant de la langue française porte le titre de Défense et illustration de la langue française – on disait, on écrivait à l’époque : Deffence et illustration de la langue françoyse – , probablement parce qu’il fallait bien qu’on défendît la langue française, et s’il fallait la défendre, c’est, entre autres, parce qu’elle était défendue ou parce que l’on tentait de la défendre, de la prohiber, de l’interdire Aujourd’hui encore, ça n’a pas, en un sens, vraiment changé ; pas beaucoup.
Cependant, la situation n’est plus la même ; bien évidemment. Si au 16e siècle, il s’agit surtout de défendre, de secourir, de protéger le français contre le latin (mais sans oublier tout ce que le français lui doit), contre le latin qui, le Clergé, les clercs aidant, le défend et le proscrit, qui le défend en en prohibant ou, du moins, en en décourageant l’usage, à la Révolution, il est question de défendre, de promouvoir le français en défendant, en interdisant le recours à d’autres langages maternels français (suivant la formule employée par l’Ordonnance de Villers-Cotterêts), parce que, selon Barrère par exemple, hostiles à la Révolution. Mais si tout au long de l’Histoire de la France, on a presque toujours éprouvé le besoin et reconnu la nécessité d’une défense officielle, institutionnelle du français, grâce à la création de l’Académie française en 1635 par exemple, ou encore au moyen de la loi Jules Ferry en 1881, et de son renforcement en 1882, encore que fût au 18e siècle déjà reconnue et proclamée l’universalité de la langue française ( je renverrai pour faire vite au sujet proposé par l’Académie de Berlin en 1783), –mais, ne l’oublions pas, le 18e,c’est également le siècle du Grand Dérangement en 1755, en fait dès 1749 déjà, quoique, dira-t-on peut-être, ce soit là une autre question que n’importe comment je ne me propose pas de traiter ici– , c’est très certainement, entre autres, en raison du fait que la langue française n’est, en France même, et ce jusqu’au siècle dernier encore, voire jusqu’à maintenant, pas la langue de tous les Français. Pour bon nombre de Français, le français, n’étant ni leur langue maternelle, ni leur langue paternelle, ni leur langue ancestrale, ni même celle qu’ils pratiquent régulièrement en privé, au sein de la famille, voire, dans certains cas, en public, ils ne peuvent s’y vraiment identifier ; c’est pour eux une langue étrangère, et toute tentative de la leur, fût-ce avec une grande discrétion et avec une douceur infinie qui feraient retentir à leurs oreilles et miroiter à leurs yeux les charmes, les séductions non moins que les bénéfices et les bienfaits du français, imposer ne peut être par eux que comme une agression ressentie. D’où de leur part, une certaine volonté de défendre, d’éloigner le français , afin de défendre, de protéger, de sauvegarder leurs langues à eux et, surtout peut-être, de ne point subir les effets d’aliénation qu’impliquerait pour eux la substitution du français à leurs pratiques linguistiques traditionnelles ; d’où parallèlement, l’obligation en quelque sorte qui s’impose, pour des raisons essentiellement politiques, à l’État et à ses institutions de défendre, de promouvoir le français sur toute l’étendue du territoire, et donc de défendre, d’interdire tout ce qui s’y peut opposer, tout ce qui y ferait obstacle.
Cependant, la situation est, si je puis dire, encore moins la même aujourd’hui. De nos jours, et cela remonte au moins au début du dernier quart du siècle dernier, bien que le français soit, comme on dit, la langue de tous les Français, bien qu’il y ait un nombre fort important de locuteurs francophones sur tous les continents, la défense de la langue française résonne, véritable tocsin appelant aux armes, plus que jamais comme un impérieux devoir, non seulement pour les Français et les francophones de tous pays, mais même pour les non-francophones, et s’il en est ainsi, s’il faut défendre et promouvoir le français, c’est, avant tout, parce que le français est, comme jamais peut-être, défendu, déconsidéré et écarté, et ce par les Français eux-mêmes d’abord. La prolifération d’associations et d’institutions œuvrant en faveur de la défense du français tient à diverses raisons, dont certaines vont d’ailleurs à l’encontre de ce qu’on pourrait rapidement appeler les intérêts de la langue française – on me permettra ici de renvoyer à Comment défendre la langue française, texte que j’ai donné il y a deux ans de cela au magazine électronique ZigZag (23 mai 2013) à l’occasion de la Journée internationale de la Francophonie, aussi bien qu’à Défendre le français in Défense de la langue française (numéro 240, 2e trimestre 2011) – , mais ce dont elle, ladite prolifération, témoigne, c’est peut-être moins du dynamisme caractérisant les activités, militantes et énergiques, sinon agressives, entreprises et menées afin de défendre le français, de le promouvoir, de le disséminer, d’en assurer la survie, dans un climat, selon toute vraisemblance, défavorable et probablement délétère, et d’en garantir la pérennisation, que de la conscience de la situation dans laquelle se trouve le français, obligé de se défendre, ayant besoin d’être défendu, parce que défendu, mis à l’écart, secondarisé par les Français eux-mêmes, par certains d’entre eux, et par plus d’un francophone, au profit, non pas de l’anglais, ni, de l’anglo-américain, mais du Globish, notamment pour des raisons, douteuses cependant, de carrière, de succès. Encore et toujours, le français – je me suis souvent expliqué sur le sens à donner à l’expression le français ; on m’excusera de renvoyer le lecteur à, entre autres, Pe/anser le monde en français in Faire vivre les identités francophones, FIPF 2009, et à Le français aux Antipodes in Le français et la diversité francophone en Asie-Pacifique, FIPF (publication numérique) 2010 – continue à être défendu au double sens que revêt ce terme.
On peut, on pourrait, pour simplifier, avancer que c’est parce que le français est défendu (proscrit, prohibé, interdit), qu’il sied, qu’il siérait, selon un geste tout naturel et spontané d’autodéfense par exemple, de le défendre (protéger, secourir, sauvegarder). Certes ; et il y a bien d’autres raisons que l’on pourrait évoquer pour expliquer pourquoi on défend le français, non moins que pour justifier la nécessité de défendre le français. Encore faut-il savoir à quoi s’en tenir ; il serait facile de démontrer que là où l’on défend le français en l’interdisant, où l’on en fait quelque chose de défendu, on incite, malgré toute menace de punition ou, même, d’ostracisme, voire en raison de cette menace, à la transgression de l’interdit et contribue à l’expansion du français. Et il ne serait pas moins facile de montrer que, pour peu qu’on cherche à défendre le français en prônant l’adhésion à une religion du français, à une francolâtrie, on finirait par repousser les adeptes les plus acharnés eux-mêmes de la langue française. Mais laissons cela, si vous le voulez bien.
On se rappellera peut-être que j’ai plus haut déclaré que la défense de la langue française – que le français défendu parce que défendu et, j’ajoute maintenant, même s’il n’est pas défendu ; le français devant être défendu, même s’il n’est pas défendu (tout le monde comprend parfaitement, j’en suis certain, d’autant plus que c’est d’une limpidité toute cristalline) –, ce n’est pas que l’affaire des seuls Français, des francophones ou encore de ceux qui, n’étant pas encore francophones, souhaitent le devenir : c’est l’affaire de tout le monde. C’est l’affaire de tout le monde pour de multiples raisons que j’ai déjà exposées ici et là, un peu partout ; c’est l’affaire de tous peut-être encore plus en ce moment où il semble que le français risque de connaître une dangereuse régression , compte tenu de l’attitude de bien des Français et de bon nombre de francophones qui se détournent du français, qui, à leur manière, en s’interdisant de pratiquer le français, interdisent, défendent le français. Ce risque de régression est, bien sûr, une chance, dans la mesure où il peut provoquer, engendrer une salutaire réaction. Il ne faut pas trop y compter toutefois. Mais continuons.
Cette dangereuse régression signifie avant tout une inattention à tout ce que le français, à tout ce que surtout, du moins pour le moment, le français peut apporter, à tout ce qui est possible, devient possible à partir du français, à partir de certaines pratiques rendues possibles à partir du français. L’Histoire du français, tout particulièrement , pour ce qui nous, semble-t-il, concerne, depuis la deuxième moitié du 20e siècle, mais en fait depuis Rabelais déjà jusqu’à Proust et Céline, en passant par Molière, Racine, Sade et Mallarmé – pour ne mentionner que les poètes et les écrivains, mais il ne faudrait pas oublier les grammairiens, les philosophes, et les professeurs aussi – nous rappelle que les grands et décisifs développements qui se sont produits dans le domaine du langage en général, dans la sphère du langage sous toutes ses formes, provoquant la fragilisation du sens achevé, ébranlant la notion de sujet, ruinant les assertions de tout dogmatisme et stérilisant donc les velléités de tout discours idéologique, se sont produits en français, à partir du français, même si ici et là où ces développements plongent leurs racines ailleurs que dans le champ du français. C’est Freud qui nous a appris tout ce que nous savons maintenant à propos du sujet, mais c’est Lacan qui a, mieux que personne, exposé les fissures dans la statue, dans le statut du sujet humain. Ce sont les formalistes russes qui, les premiers, ont bouleversé nos conceptions du langage, mais c’est en France et en français, que le structuralisme a vraiment pris son essor, grâce à Jakobson, il est vrai, mais peut-être encore plus grâce à Lévi-Strauss ; le surréalisme, né du dadaïsme, n’a pas été inventé en France, par des Français, mais c’est dans la langue française qu’il s’est développé et fait connaître. La déconstruction est inimaginable sans les travaux de Husserl et, bien plus encore, ceux de Heidegger, mais c’est dans ceux de Derrida et en français que, pourrait-on affirmer, le monde a découvert la déconstruction pour en tirer les conséquences que l’on sait. Ce qu’il importe de retenir et de souligner ici, c’est que c’est par la voix, non moins que par la voie, du français – notez que ç’aurait pu être une autre langue, l’allemand, le chinois, mais les hasards de l’Histoire ont voulu que ce fût le français, , les hasards de l’Histoire et le travail des poètes, écrivains, des philosophes, des grammairiens et des professeurs, et il sera plus tard peut-être à une autre langue, à d’autres langues, permis de continuer, de reprendre ce que pour l’instant nous devons encore principalement au français, à ce qu’on nomme ainsi et qui ne comprend pas que le français ( je renverrai ici à ce que j’en dis dans Ce que peut le français in Études francophones : enjeux et perspectives, Samhita Publications, Chennai, Inde, 2013) – que nous ont été communiquées ces armes, dont exemplairement , quoiqu’il ne s’agisse pas d’un exemple au sens strict, la déconstruction qui n’est, Derrida n’a jamais cessé de le rappeler, ni une méthode, ni une théorie, ni même une philosophie, tout au plus un travail dont il faut sans cesse réinventer la stratégie, au moyen desquelles il est possible de lutter contre toute forme d’idéologie et, donc de résister aux divers hégémonismes et aux multiples totalitarismes qui constamment nous guettent, et de là de travailler en vue de l’avènement de ce qu’on nomme démocratie. C’est à cela que, par le biais de la démolition de toute assurance du sens, que promeuvent, entre autres, les travaux de Lacan, de Derrida et de Philippe Sollers, peut activement et concrètement contribuer le français. C’est énorme, c’est immense ; comme je le dis et le répète depuis plus d’un quart de siècle, c’est peut-être avec, à partir du français, à partir du carnage de l’idéologie que des travaux réalisés à partir du français ont pu rendre possible, qu’il y aurait quelque chance, sinon de sauver le monde, du moins de sauver, de sauvegarder, de défendre la paix du monde en promouvant le respect de l’autre et la convivialité ( grâce principalement à la guerre totale et infinie menée contre toutes les ruses de l’idéologie) sur la terre des hommes. Et cela justifie plus qu’amplement qu’on défende le français, ce français pluriel, jamais égal à lui-même, tel qu’il se donne à lire dans le texte de Stéphane Mallarmé par exemple. Sans le défendre, sans en défendre la pratique, bien entendu.