La dernière exposition de Hossein Maher, qui a eu lieu à Téhéran en février 2010, était une série de grands tableaux représentant des poissons morts et dépecés. Lors de l’entretien que j’ai eu avec lui, Hossein Maher a parlé des thèmes que le poisson lui évoque : le Khouzestân où il a vécu pendant son enfance et son service militaire, l’eau et les rituels de purification qui lui sont associés. Mais les poissons de la dernière exposition de Hossein Maher sont avant tout, pour lui, une réponse enfin trouvée à son questionnement de longue date sur la place qu’il occupe dans la société.
DZ : M. Maher, avant de parler de votre dernière exposition, pouvez-vous nous présenter votre parcours professionnel ?
HM : J’ai commencé à dessiner quand j’étais adolescent. Mon premier professeur de dessin était Shahâb Moussavi-Zâdeh. A l’époque où j’étais lycéen, je prenais des cours de temps en temps avec lui. A partir de l’année précédant le bac, j’ai commencé à dessiner de manière continue et assidue pour me préparer à l’entrée aux beaux arts. Je suis entré à la Faculté des arts décoratifs (Dâneshkadeh-ye Honar-hâye Taz’ini) de Téhéran en 1975, et j’ai continué à prendre des cours avec Shahâb Moussavi-Zâdeh pendant les années où j’étais étudiant, c’est-à-dire jusqu’en 1979. J’ai commencé à enseigner dans cette même faculté tout de suite après avoir obtenu mon diplôme, jusqu’à la révolution culturelle de 1980, car mon mémoire de fin d’étude avait été apprécié par mes professeurs. Je suis ensuite parti au Khouzestân pour faire mon service militaire.
En 1983, je suis parti en France avec mon épouse pour poursuivre mes études. Je suis revenu en Iran en 1985, car j’ai estimé que j’avais trouvé ce que j’y cherchais grâce au travail que j’y avais fait pendant ces deux ans. Je n’avais pas l’intention de devenir un peintre pour les occidentaux ; j’avais besoin de revenir en Iran et de me mettre à peindre ici. J’ai fait des voyages en Europe, aux Etats-Unis et au Canada depuis, mais cela a toujours été à l’occasion d’expositions de mes tableaux. A mon retour en Iran, je me suis donc mis sérieusement au travail. Ma première exposition individuelle fut dans la Galerie Seyhoun en 1987, et depuis, j’ai fait des expositions assez régulièrement. J’enseigne également la peinture.
DZ : Votre dernière exposition présentait une série de tableaux de poissons. Quelles sont les raisons du choix de ce thème ?
HM : La chèvre et le poisson sont les deux animaux dont l’image est présente dans mon esprit depuis mon enfance. Ils évoquent pour moi le Khouzestân et le Golfe persique. J’ai dû les voir souvent dans les palmeraies ou dans les marchés quand j’étais enfant. Je suis né à Abâdân en 1957. Mon père travaillait à la Compagnie Nationale de Pétrole d’Iran. J’ai quitté le sud quand ma famille s’est installée à Téhéran, au début des années 1960. Mes premiers tableaux étaient justement à propos du sud de l’Iran, et les poissons ont été présents dans mes peintures depuis le début.
Je suis retourné au Khouzestân entre 1980 et 1982, lors de mon service militaire, que j’ai effectué presque au front, puisque nous étions à l’époque en guerre avec l’Irak. Je suis très peu venu à Téhéran pendant ces deux années, car j’avais fait beaucoup d’efforts pour m’intégrer au contexte du service militaire et de la guerre. En revenant à Téhéran, je devais refaire cet effort de réadaptation et c’était difficile pour moi. J’allais donc au bord du Golfe persique pendant mes congés, dans les lieux où j’avais vécu pendant mon enfance ; je dessinais des esquisses et je prenais des notes qui m’ont beaucoup servi plus tard. Je suis devenu un relativement bon portraitiste au cours de mon service militaire : j’avais toujours un cahier sur moi et je dessinais quand je n’avais rien de particulier à faire, c’est-à-dire la plupart du temps.
Plus tard, lorsque je suis revenu de mon séjour en France, j’ai à nouveau fait régulièrement des voyages au bord du Golfe persique, de Boushehr à Gavâter, près de Tchâbahâr. C’étaient des voyages en solitaire qui duraient un à deux mois. J’y allais pour dessiner des esquisses, je revenais ensuite dans mon atelier à Téhéran et je commençais à peindre. J’ai donc beaucoup voyagé durant cette période de ma vie. Les voyages que j’ai faits à l’intérieur de l’Iran m’ont beaucoup appris ; j’ai eu ainsi l’occasion de rencontrer des gens que l’on ne croise pas à Téhéran et d’observer leurs comportements ; cela m’a beaucoup aidé dans mon travail par la suite.
DZ : Les poissons dans vos tableaux sont donc une évocation de ces lieux situés au bord du Golfe persique.
HM : Oui. Le poisson est pour moi une évocation de l’eau, qui symbolise la vie. C’est surtout le sens mythique de l’eau qui m’intéresse. Cet intérêt a commencé au cours de mon service militaire, quand j’ai rencontré les Sabéens qui vivent en communauté au bord du fleuve Kâroun. Les Sabéens sont des adeptes de Jean-Baptiste, d’où l’importance de l’eau et du baptême pour eux. Ce sont des joailliers ; ils fabriquent des objets en or et surtout en argent. La plupart de l’argenterie d’Ahvâz est fabriquée par eux. Ma curiosité à propos des mythes et des traditions liées à l’eau me poussa ensuite à faire un voyage en Inde. Une cérémonie de baptême a lieu tous les douze ans au bord du Gange. J’avais décidé de commencer mon voyage trois mois plus tôt pour connaître l’ambiance et le contexte de l’Inde avant d’assister à cette cérémonie. Je suis parti seul, avec juste un sac à dos, à l’aventure. Je suis allé dans des villages, j’ai visité les musées et quelques facultés de beaux arts dans les villes, mais j’ai été obligé de rentrer à Téhéran au bout de deux mois. Je n’ai donc pas assisté à la cérémonie de baptême, mais ce voyage a quand même porté ses fruits, parce qu’il a donné une cohérence à mes idées et m’a permis de conclure ma période des tableaux du sud de l’Iran.
DZ : Vous divisez votre parcours professionnel en périodes distinctes. Pouvez-vous nous évoquer vos autres périodes de peinture ?
HM : Comme je viens de l’évoquer, j’ai peint pendant une dizaine d’années des tableaux en rapport avec les paysages et les habitants du sud de l’Iran. Ensuite j’ai commencé une série de tableaux sur l’amour et la beauté. Certaines personnes ont même trouvé que mes tableaux étaient devenus décoratifs, alors qu’à mon avis ce n’était pas le cas. A l’époque, mon intention était juste d’exprimer mes sentiments. Je dis cela alors que je ne renie pas la valeur décorative de l’art ; l’une des caractéristiques positives de l’art est justement son côté décoratif.
Ensuite je n’ai pas organisé d’exposition pendant trois ou quatre ans, mais je travaillais et lisais en permanence. J’ai commencé à étudier très sérieusement le dessin iranien, depuis l’Ecole de Shirâz et de Bagdad et l’époque seldjoukide, jusqu’à l’Ecole de Tabriz. Cette étude m’a beaucoup aidé à avoir une vue d’ensemble sur les aspects esthétiques de la culture iranienne. Je conseille d’ailleurs toujours à mes élèves d’apprendre l’histoire de l’art de notre propre culture avant l’histoire de l’art occidental, parce que ce fond culturel est présent dans l’esprit de tous les Iraniens même quand ils n’en sont pas conscients, et parce que la culture orientale est très riche ; elle a beaucoup enrichi l’œuvre des artistes occidentaux. Lire le Shâhnâmeh (Livre des Rois) de Ferdowsi m’a également beaucoup aidé dans mon travail. Je lis le Shâhnâmeh encore maintenant, parce que j’y trouve des aspects de la culture iranienne qui sont à mon avis en train d’être oubliés. Ce poème est très beau.
DZ : Mais vous avez organisé plusieurs expositions avant celle de cette année, n’est-ce pas ?
HM : Oui. En 2006, j’ai organisé une exposition intitulée « J’invite les anges à venir sur la Terre » à la Maison des Artistes (Khâneh-ye Honarmandân) de Téhéran. Là encore, il y avait des poissons dans mes tableaux ; ils représentaient des anges. Ces tableaux étaient une autre tentative d’exprimer les mythes présents dans notre vie quotidienne. Mon exposition suivante fut intitulée « Les visages ». Elle correspondait à une série de portraits différents de ce que l’on dessine habituellement, car je voulais figurer le temps qui passe. Pour cela, je me suis concentré sur les blessures, les rides, et toutes les traces qui marquent nos visages au fil des années. Vous savez, parfois, quand on se regarde dans le miroir, on voit un visage que l’on ne reconnait pas, comme s’il s’agissait du visage d’un inconnu. Ce sont alors uniquement ces blessures et ces rides qui vous permettent de vous reconnaitre. Cette exposition a été une réussite ; je veux dire que les gens ont réagi favorablement.
Ensuite, j’ai continué à réfléchir sur comment représenter le temps. Mes études sur le dessin iranien ancien m’ont également inspiré et le résultat de tout cela a été une série de tableaux, que j’ai exposés l’année dernière, où j’ai tenté de représenter le temps avec des thèmes tels que la fuite devant une menace, dans des scènes où figurent des animaux. J’ai utilisé dans ces tableaux des éléments picturaux de la culture iranienne. Par exemple, j’ai peint un triangle très pointu au-dessus d’un cheval ; le triangle risque de tomber sur lui avant qu’il n’ait le temps de fuir.
DZ : On a l’impression que votre style a changé au cours de ces dernières années. Qu’en pensez-vous ?
HM : Je pense que j’ai pu améliorer mes capacités de peindre ce que j’ai dans l’esprit. Ma façon de dessiner a changé, mais ces changements ont été très progressifs. On peut déceler une continuité dans ce que j’ai peint et dans ma technique, depuis le début jusqu’à maintenant. Mais ceux qui n’ont pas vu deux ou trois de mes expositions ont le sentiment d’assister à des changements brusques.
DZ : Revenons à votre dernière exposition. Pourquoi avoir choisi de peindre uniquement des poissons morts et dépecés ?
HM : J’aime la forme du poisson, parce qu’il ressemble beaucoup au corps humain, surtout le poisson que l’on a préparé pour la cuisson, dont le ventre est ouvert : la tête du poisson me fait penser à un visage humain vu de profil ; le haut du poisson ouvert évoque pour moi deux épaules ; on voit la colonne vertébrale ; la queue du poisson me fait penser à un homme qui porte un pantalon large (comme celui des kurdes) et dont on voit juste les pieds ; et les nageoires ressemblent à des bras un peu courts. Je précise que ces tableaux sont très grands (leurs dimensions est de 1,5 sur 2 mètres environ), ce qui augmente leur ressemblance avec le corps humain. On reçoit un choc en les voyant. Cette exposition était d’ailleurs intitulée « Choc ».
Je dois vous dire que j’ai d’abord peint ces tableaux et ce n’est qu’ensuite que je me suis demandé pourquoi je m’intéressais tant au poisson. J’ai représenté dans ces tableaux ce que j’ai ressenti le lendemain des élections présidentielles. C’est en une fraction de seconde que l’idée de ces peintures m’est venue à l’esprit, comme une intuition ; mais ces tableaux sont en fait une réponse à la question, que je me pose depuis mon adolescence, sur qui je suis et la place que j’ai dans la société.
DZ : Monsieur Maher, merci d’avoir accordé cet entretien à La Revue de Téhéran.
HM : Merci à vous.
Djamileh Zia