Ivan et Anastasia
Des années de préparation, l’entretien à Moscou... jusqu’à aujourd’hui. Tout est enfin prêt. En avril 2014, ils vont partir s’installer à Montréal, où habitent déjà beaucoup de leurs amis. Ivan, jeune entrepreneur de 32 ans, est directeur d’une usine de meubles à Bichkek. Avec sa femme, Anastasia, et leurs deux enfants, ils se préparent à partir vers la province francophone du Canada, tout comme de nombreuses familles du Kirghizstan.
Ivan et Anastasia se sont rencontrés il y a 15 ans, dans une église protestante. Il sont mariés depuis presque 10 ans. Leur intérêt pour la langue française est né en 2010. Le jeune père de famille explique : « Nastya m’a proposé deux options, soit on danse ensemble soit on apprend une langue étrangère ! Au départ, on voulait apprendre le grec, parce que je suis à moitié grec ». Finalement, sur le conseil d’amis, ils ont décidé d’immigrer au Québec et de suivre des cours de français.
Ils disent n’avoir jamais souhaité quitter le pays, mais le Québec les a séduits. C’est un « pays prospère et stable », avec « des conditions idéales pour faire du sport et élever des enfants ». Trilingues, ils veulent que leurs enfants aussi parlent le russe, le français et l’anglais. « C’est excitant de se lancer dans une nouvelle vie quand on est jeune », assure Ivan. « Je ne pense pas que dans 10 ans on voudra bouger », affirme-t-il.
Le choix de la Belle Province s’explique aussi par leur amour de la langue et les facilités offertes aux migrants : « Ce n’est ni l’Europe ni les États-Unis, où il est presque impossible d’aller. Au Canada, les migrants sont mieux accueillis ». Au Québec, ils vont tout recommencer de zéro. Anastasia, 30 ans, diplômée, comptable avec sept ans d’expérience, va reprendre ses études : « Ici, je m’ennuie », confie-t-elle, « j’ai envie de faire de nouvelles découvertes ». Elle envisage le Québec comme « une distraction pour les 10-15 années à venir ». Son mari espère ouvrir sa propre usine de meubles et bien sûr jouer au hockey, sa passion. Il veut aussi réussir à comprendre et à parler deux autres langues aussi bien que le russe : « Tu ne peux pas commencer à penser en français sans pratique. Et ici, à Bichkek, tu ne peux pas t’entourer de suffisamment de francophones ».
Bavard et très curieux, Ivan fait du sport et ne manque jamais l’occasion de rencontrer des étrangers pour pratiquer l’anglais et le français : « Le français est nécessaire pour le tourisme. Il y a des touristes francophones toute l’année, mais aucun Canadien ». Et puis, cette langue étrangère est bien utile dans la famille. Tous les deux, ils plaisantent : « Entre nous, on parle en français quand on veut cacher quelque chose aux enfants ».
Et après, retourneront-ils au Kirghizstan ? « Non ». Ils s’imaginent partir encore plus loin.
- Ivan et Anastasia... et les futurs francophones de la Belle Province !
- Ph : Élise Colette
Nazgul et Stéphane
« J’ai souvent l’impression d’habiter en France. Le français est partout : à la maison et au travail », remarque Nazgul. Kirghize, elle parle cette langue depuis onze ans et s’est mariée avec un français. Traductrice, guide, comptable, gestionnaire d’entreprise, elle découvre aujourd’hui le métier d’enseignante.
En 2002, Nazgul part étudier le français en Russie, dans une université d’Abakan. « Quand j’étais jeune, je ne voulais pas être comme tout le monde », confie-t-elle, « on rencontre très rarement des francophones dans notre région ». Quelques années plus tard, en 2009, alors qu’elle allait déposer son dossier pour partir en France comme jeune fille au pair, elle rencontre celui qui allait devenir son mari. Plus question de partir en France, la France est venue à elle ! Stéphane, son mari, est originaire de la région nantaise. Il débarque au Kirghizstan en 2008 pour un court séjour, puis s’installe à Bichkek et se lance dans l’enseignement du français.
À 29 ans, Nazgul habite avec son mari et leurs deux filles dans la capitale kirghize. Elle travaille comme traductrice et gestionnaire pour l’Association Franco-Kirghize d’Écotourisme (AFKE). Elle est aussi professeure à Francevasion, l’école de langues que le couple a ouverte il y a quelques années. Depuis peu, Nazgul enseigne le français dans les jardins d’enfants. Pour elle, l’apprentissage de cette « langue de l’aristocratie » aidera les petits à mieux articuler, à modifier leur comportement et influencera psychologiquement leur développement. Tout en découvrant une nouvelle culture.
À Bichkek, Nazgul connaît une dizaine de couples francophones mixtes. Elle trouve que cette alliance offre plus de liberté d’un côté comme de l’autre : « les Kirghizes sont très jaloux. Avec Stéphane, pour résoudre un problème, on ne crie jamais, on parle, on discute ». Les relations avec sa propre famille kirghize peuvent, en revanche, être problématiques. La culture de ses parents est si éloignée de la culture française : « Mes parents peuvent venir ou appeler à n’importe quelle heure du jour et de la nuit », raconte Nazgul, « en France, on respecte davantage l’intimité du couple ».
Tous les deux voient néanmoins beaucoup d’avantages à vivre au Kirghizstan, pour l’éducation de leurs enfants. Dans les relations familiales kirghizes, par exemple, les liens sont beaucoup plus forts, concède Stéphane. « Au début, mes parents se sont inquiétés à l’annonce de mon mariage, et aussi parce que je vivais dans un de ces pays inconnus qui finissaient en ’stan’, avec ce que ça comporte de préjugés ». Finalement, les inquiétudes ont disparu quand ils sont venus au Kirghizstan et ont rencontré Nazgul et sa famille, explique-t-il. Sans langue commune, mais avec des regards et des gestes, le goût des choses simples, la vie à la ferme, ils se sont vite trouvé des points communs. Par contre, il admet que « cela reste difficile de vivre à des milliers de kilomètres les un des autres ».
Pour leurs filles, Claire et Anaelle, ils ont choisi des prénoms français. Dans la tradition kirghize, ce sont les parents du mari qui décident du prénom pour le premier enfant. Pour la cadette, ils ont opté pour un prénom français, pour éviter les jalousies. Elles seront trilingues, ils en sont sûrs !
- Nazgul et Stéphane... et les futures trilingues !
- Ph : Élise Colette
Tchinguiz
Fils d’un cinéaste et d’une comédienne kirghizes, Tchinguiz Chamchiev, recteur de l’Académie d’administration publique auprès du président de la République kirghize, a hérité de ses parents l’amour pour la langue française. À l’âge de douze ans, il découvre la France lors de son premier séjour à l’étranger avec sa famille. Ce lien émotionnel et familial aura finalement tracé son avenir.
En 1985, il commence à apprendre le français à l’école numéro 6 de Bichkek, la seule, à l’époque, spécialisée en langue française : « je parle français depuis l’âge de huit ans et je continue à apprendre cette langue fabuleuse ». Tchinguiz a commencé ses études supérieures à Bichkek à la Faculté Kirghize Européenne (KEF) de l’université nationale du Kirghizstan, où l’enseignement du français tient une place importante. Le projet de coopération créé en 1994 entre l’université nationale et l’université Pierre Mendès France de Grenoble 2 lui permet de poursuivre ses études en France. En 1997, Tchinguiz part à Grenoble pour devenir gestionnaire d’entreprise, économiste, théoricien, spécialiste en modélisation macro-économique. Là-bas, il termine ses études doctorales avec la mention très honorable et les félicitations du jury.
Pendant cinq ans, il enseigne les matières économiques dans les universités françaises, puis décide de rentrer au Kirghizstan en 2009. Recteur de l’Académie d’administration publique depuis avril 2012, il œuvre à l’intégration des normes européennes de gestion et de formation. « La mission de l’Académie est de former les cadres dirigeants de la fonction publique, un peu comme l’ENA (l’École Nationale d’Administration) en France, spécialisée en formation initiale et continue des hauts fonctionnaires français ».
Après presque treize ans passés en France, Tchinguiz considère ce pays comme sa deuxième patrie avec « un pied en France, un autre au Kirghizstan ». « Le français est une partie intégrante de ma vie quotidienne : « je lis chaque jour en français, je parle français, j’ai des amis français à Bichkek ».
La maîtrise de la langue lui sert surtout au travail dans la rédaction de textes académiques, dans le cadre de la coopération avec l’ENA et les universités françaises. « C’est en français que je négocie, travaille et écris » se réjouit Tchinguiz. Quatre autres francophones, diplômés comme lui de l’université de Grenoble, travaillent à l’Académie. « Le français devient utile dans certaines situations lorsqu’on veut rester discrets, confidentiels », confie-t-il en souriant.
À 35 ans, il se souvient encore de ses derniers cours de français au Kirghizstan. Il reconnaît que parmi les Kirghizes, la langue française est beaucoup moins populaire que l’anglais. L’anglais s’apprend pour des raisons purement utilitaires. Il assure que « sur le plan esthétique, émotionnel, les Kirghizes préfèrent la France et la langue française ». Les francophones kirghizes ont finalement peu d’opportunités d’utiliser le français. Les entrepreneurs français sont très peu nombreux au Kirghizstan, résume Tchinguiz en citant un proverbe français : « une hirondelle ne fait pas le printemps ».
Parmi ses autres activités, il préside l’Association de coopération franco-kirghize, qu’il a lui-même créée à Grenoble en 2005. L’objectif est de réunir de jeunes étudiants kirghizes venus en France et des Français passionnés par l’Asie centrale et le Kirghizstan. « Avec la mise en place de projets franco-kirghizes, on peut diffuser cette langue ». Par exemple, avec les études et les projets écotouristiques de l’Association Franco-Kirghize d’Écotourisme (AFKE). Il insiste : « il ne faut pas rester les bras croisés, le but est de rapprocher la France et le Kirghizstan ».
Pour Tchinguiz Chamchiev, les Français du Kirghizstan et les Kirghizes francophones et francophiles doivent contribuer au rapprochement des deux cultures : « Finalement, la distance physique ne compte pas si la distance personnelle est faible ».
- Chingiz
- Ph : Evgenia Baturskaia
Maria
Chevalière de l’Ordre des Palmes Académiques, et co-auteur du premier dictionnaire français-kirghiz, Soultanovna Akchékééva est connue pour être la meilleure phonéticienne francophone du pays. À 66 ans, après dix ans à la direction de l’Institut des langues étrangères, elle est à nouveau responsable du département de français à l’université nationale kirghize de Jusoupe Balasagun à Bichkek.
Née au Kazakhstan, à Merké, Maria termine l’école secondaire et pose ses valises à Bichkek en 1963 pour s’inscrire à la faculté de journalisme. Mais à l’époque, les cours sont en kirghize, langue qu’elle ne maîtrise pas encore. À l’université, elle fait une rencontre impromptue et déterminante, celle d’un jeune professeur passionné. Il deviendra son premier professeur de français, et orientera son parcours académique et toute sa carrière professionnelle. Arrivé de Moscou, « il était le seul à utiliser un manuel édité en France. Nous étions très fiers », se rappelle Maria.
Après cinq années d’études du français à l’université nationale de Bichkek, elle commence à enseigner. Entre 1968 et 1971, elle donne des cours de français, de littérature et de géographie française à l’école 58 de Bichkek, spécialisée en français. Trois ans plus tard, en 1971, elle entre au département de français sur concours. Ce département, c’est « toute ma vie », confie-t-elle.
À 28 ans, Maria part à Saint-Pétersbourg pour y préparer sa thèse en linguistique générale. En 1980, son agrégation en poche, elle repart travailler à Bichkek. À son retour, beaucoup de ses collègues enseignants ont quitté le département de français pour un meilleur salaire (le salaire mensuel moyen d’un professeur d’université est de 85 euros, NDLR). Presque tous les professeurs de français enseignent dans plusieurs établissements. Maria cumule professorat, interprétariat et traduction, par ailleurs « beaucoup mieux rémunérés », précise-t-elle.
À l’école, le choix d’une langue étrangère se porte sur l’anglais, souvent sous l’insistance des parents. En comparant ces deux langues, elle plaisante : « le français est un lustre de cristal, et l’anglais est une ampoule électrique, tout le monde en a besoin ». À l’université, les jeunes choisissent d’eux-mêmes le français. Cette année, ils sont quatre-vingt-six étudiants à suivre les cours du département de français. Parmi la trentaine de nouveaux inscrits, seule une dizaine arrivera en bout de cursus. La sélection est sévère. « Dès la troisième année », explique Maria, « toutes les matières sont enseignées en français ». Et les étudiants boursiers n’auront leur diplôme qu’après avoir enseigné trois ans à l’école publique.
Pour ces futurs professionnels, elle insiste, « les cours ne doivent pas être ennuyeux. Les élèves ne doivent pas dormir, mais avoir les yeux qui brillent, et ne pas avoir peur de parler, de poser des questions ». La dimension affective est fondamentale : « d’abord, j’essaie de faire tomber l’auditoire amoureux de cette langue. Les élèves doivent aimer ce qu’ils ont choisi d’étudier. Ils doivent aussi aimer leur professeur, sinon ils n’aimeront jamais le français, et ne progresseront pas ». Le secret est simple, assure-t-elle : « il faut passer par l’amour ». Le professeur de français de sa jeunesse lui a transmis cet amour en récitant des poèmes français en cours. Elle le transmet à son tour à ses élèves. Avec un grand sourire, Maria Akchékééva le répète, elle adore ses deux métiers : professeur et interprète, ce dernier, finalement, ressemble un peu au journalisme.
- Maria
- Ph : Aimablement prêtée par Maria Akchékééva