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« Polygamie » ou divorce linguistique au Liban : Hi, Kifak, ça va ?!

« Polygamie » ou divorce linguistique au Liban : Hi, Kifak, ça va ?!

Par Pascale Asmar, doctorante en sciences du langage

Multilinguisme pleinement assumé ? Phénomène de polygamie linguistique réussi ou besoin d’un divorce ? Les choses ne sont pas aussi simples que l’on croit...

27 juillet 2012 - par Pascale Asmar 
Pascale Asmar, une juste volonté d’expression
Ph : Arnaud Galy - ZigZag

Parmi les menaces relevées par le premier forum mondial de la langue française qui s’est tenu à Québec du 2 au 6 juillet 2012, la crise identitaire linguistique a occupé les intervenants. Les rapports entre le français, l’anglais et la langue maternelle de chacune des populations (francophones ou francophiles) représentées ne pouvaient être conçus que dans le cadre de la domination d’une langue sur les autres. Quel serait le cas du Liban qui vit une expérience multilingue problématique ?

Le Liban compte, en dépit de son étroitesse territoriale (10 452 km2), plusieurs langues : l’arabe libanais, langue maternelle, l’arabe standard (au niveau des textes officiels et de l’écrit), le français, l’anglais, l’arménien1, et d’autres langues étrangères à l’instar de l’italien, de l’espagnol, de l’allemand… voire du chinois. Mais les frontières entre ces diverses langues, provenant de racines communes pour les unes, différentes pour d’autres, sont imprécises…

En témoigne ce phénomène linguistique de mélange (« Hi, kifak ? Ça va ? ») qui est devenu une image de marque, quasi touristique, qui mêle l’anglais (« hi »), l’arabe libanais (« kifak » = comment vas-tu ?) et le français au bon début de la journée pour saluer quelqu’un et demander de ses nouvelles.

Multilinguisme pleinement assumé ? Phénomène de polygamie linguistique réussi ou besoin d’un divorce ? Les choses ne sont pas aussi simples que l’on croit. La relation du locuteur libanais aux langues se double d’un problème non moins important de nature culturelle et identitaire qui en appelle d’autres par ailleurs de nature politique et sociale notamment. Ainsi, tout se passe comme si parler l’arabe relevait d’une adhésion au discours d’arabisation qui a été tenu depuis le début du siècle dernier dans une tentative de cohésion identitaire face à l’hégémonie occidentale. Parler le français et, ultérieurement l’anglais, serait une réaction contre cette vague qui menacerait le statut exceptionnel du Liban multiconfessionnel, ouvert, enrichi par diverses influences et civilisations, dans le monde arabe uniformisé tant par la religion que par des éléments historiques communs. Car le Liban partage uniquement la langue arabe avec ses voisins (et encore ! chaque pays jouit d’un propre dialecte qui se décline en une variété régionale infinie !) et pour ceux qui contestent l’arabisation, ce critère ne peut constituer un facteur d’homogénéisation identitaire.

En outre, parler une langue exprime un statut social déterminé. C’est dans cette perspective que les familles choisissent une scolarisation en français et, plus récemment, en anglais, plutôt qu’en arabe. Les parents mesurent aussi l’ « utilité2 » de telle langue plutôt que telle autre pour l’avenir de leurs enfants. Et si à une époque donné, le choix de la langue était forcément lié à la religion, il ne l’est plus que très faiblement de nos jours.

La « polygamie » linguistique : réussite ou échec ?

Partant, le nombre des locuteurs en langues étrangères et secondes s’est multiplié, d’autant plus que l’avenir professionnel et académique se dessine à l’étranger. La migration des cerveaux libanais vers les pays européens, l’Afrique et les Amériques renforce le choix des langues « occidentales ». Force est alors de se demander où se situe l’arabe, cette langue considérée la plus difficile au monde et qui séduit les non Arabes avec une force spectaculaire ?
La littérature libanaise recense des figures d’émigrés revenant dans leur pays après un bref ou long séjour à l’étranger, arrosant leurs propos de mots inconnus pour une population vivant à l’abri du multilinguisme. C’était il y a des années … en témoigne notamment l’œuvre de Farjallah Haik, lui-même enclin à colorer sa langue d’accueil, le français, par des termes arabes libanais écrits en alphabet latin. De nos jours, cette greffe linguistique est devenue spontanée : on ne peut formuler une phrase en arabe correct. Les mots des autres langues fourmillent partout et dans tout contexte et région. Tout le monde, abstraction faite à son niveau d’éducation et d’alphabétisation, connait un bout d’italien, une paire de mots en espagnol, gratifie les autres d’un regard amusé en saluant en allemand, etc.

« Polygamie » linguistique libanaise surprenante et qui fait couler les encres des chercheurs. Elle anime aussi un débat qui n’est pas sur le point de trouver un compromis. Réussite du projet multilingue pour les uns… mais échec et menace pour d’autres, plus puristes : une langue aussi hybride et bâtarde qui conjugue arabe, français et anglais ensemble, dévoile une vrai crise identitaire et linguistique et met en péril la langue maternelle.

L’association « Feil Amer » (http://feilamer.org/ar/) est une des rares initiatives investies en faveur de la réhabilitation de la langue arabe. Festivals et slogans, conférences et manifestations culturelles sont au programme de ces jeunes mobilisés par la volonté de redonner du souffle à la langue arabe dépouillée des invasions linguistiques occidentales. Le « Hi, Kifak, ça va ? » est remplacé dans la publicité aménagée pour le jour national de la langue arabe, le 1er mars, par une phrase entièrement composée de mots en arabe libanais (مرحبا. كيفك؟ منيح؟)

Mais pour les jeunes, peu soucieux de la crise linguistique, la pratique plurilingue est d’un naturel qui risque de provoquer certains, mais qui charme d’autres. Elle est renforcée par une culture fortement occidentalisée, de nos jours très américanisée (musique, cinéma, réseaux sociaux, etc.) tout comme par une régression de l’intérêt pour les cours de langues en milieu scolaire, ce dernier étant de plus en plus orienté vers la valorisation des domaines scientifiques et économiques où la langue, agent, se voit réduite à la simple fonction d’expression. Et là aussi force est de mentionner que le mélange des langues est traversé de néologismes créés sur le tas, néologismes qui détournent les mots. Ainsi, pour parler d’une hyperactivité, un jeune utiliserait un adjectif créé il y a quelques années et connaissant une diffusion et une utilisation massives : « mhaypar » (« hyper » en anglais+morphologie arabe). Et pour signifier une dépression, il utiliserait « mdaprass » (« dépression » + morphologie arabe).

Pour l’État libanais, il ne s’agit pas de séparer ; le souci premier est de conserver le trilinguisme quasi-majoritaire : l’arabe est la langue officielle secondé par le français, sans pour autant diminuer l’importance de l’anglais.
La problématique multilingue n’a pas réussi à ce jour à attirer le compromis général … Elle n’est pas la seule d’ailleurs à soulever des opinions aussi diversifiées dans le pays des Cèdres… Affaires à suivre et à discuter !

Pascale Asmar est doctorante en sciences du langage. Université Paris 3 et Université libanaise. Attachée d’une manière exceptionnelle à son Liban !

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