- Pascale Asmar : "La censure est, dans les meilleurs des cas, un droit de tutelle, et, au pire des cas, une forme de dictature et de confiscation de ce droit et de cette liberté…"
- Ph : ZigZagthèque
Après avoir obtenu le droit de projeter l’Attentat au Liban en septembre 2012 de la part des autorités locales (la Sûreté Générale), le ministre de l’Intérieur libanais décide d’interdire le film, en réponse aux demandes du bureau du Boycott affilié à la ligue arabe. La censure du film de Ziad Doueiri pose un problème d’ordre plus général qui hante les artistes au Liban : l’(in)dépendance des arts. Quand Ziad Doueiri parle d’un « choix artistique » pour son film, les autorités le confrontent à leur choix politique…
Il y a deux ans, j’ai eu le plaisir de découvrir et de lire l’Attentat de Yasmina Khadra dont est inspiré le film de Ziad Doueiri (qui sortira le 29 mai en France, Belgique et Suisse Romande, et le 21 juin aux USA). Quand j’ai eu l’occasion de voir le film après avoir passé à maintes reprises la bande-annonce sur mon ordinateur, je ne me suis pas laissé prier. Non seulement parce qu’il actualisait sur le grand écran des images virtuelles que ma tête composait lors de la lecture du livre, mais aussi parce que j’étais curieuse de savoir comment cette biographie touffue à la première personne allait être tournée par Ziad Doueiri, le réalisateur libanais qui s’est distingué depuis son premier film culte West Beirut, qui révolutionna l’industrie cinématographique de l’après Maroun Baghdadi.
L’histoire de l’Attentat est connue pour ceux qui ont lu le livre : Amin, un chirurgien d’origine palestinienne, naturalisé en Israël, apprend au lendemain de sa distinction par un prestigieux prix de médecine, que sa femme, Sihem, est l’auteur d’un attentat en Israël. Le refus, le doute, la déception, cèdent la place à une quête pour la vérité. Or, si le roman de Khadra est une exploration du conflit israélo-palestinien, le film, dont le scénario a été coécrit par Ziad et Joëlle Touma, valorise l’histoire du couple Amin-Sihem dans un contexte mouvementé… Connait-on assez ceux qu’on aime ? Amin croyait connaitre Sihem…
Après 6 mois de travail dur, jalonné par de maints problèmes de financement dus essentiellement au sujet du film, le réalisateur arrive à sortir l’Attentat qui est un succès immédiat dans les festivals internationaux. Cependant, le rêve de Ziad Doueiri reste de voir son film dans les salles de cinéma au Liban, son pays natal. Le rêve devient réalité quand la Sûreté Générale lui accorde le permis en septembre 2012. La sortie du film est prévue pour bientôt, pense le réalisateur qui ne touchera aucun sous de toutes les prestations, les droits étant réservés au distributeur. Mais ce n’est pas ce qui l’intéresse ; Ziad Doueiri, rêve, à l’instar de tout artiste, de voir son œuvre projetée dans son pays natal.
- Le permis au sceau de la DGSG au Liban
Avril 2013 : le réalisateur travaille avec beaucoup d’énergie pour sortir son film avant de recevoir la décision de bannir l’Attentat au Liban. En réponse à une lettre du bureau de Boycott de la Ligue arabe le ministre de l’Intérieur, Marwan Charbel, retire le permis. La demande du bureau s’adressait aussi à tous les pays arabes, bien que Dubaï et Marrakech aient déjà accueilli le film à bras ouverts : l’Attentat a été primé par l’Étoile d’Or du Festival International de Marrakech, la distinction la plus importante du festival.
Le réalisateur publie sur sa page facebook le permis et se demande pourquoi le ministre a pris une telle décision « injuste ». D’une part, le bureau du boycott n’a pas vu le film, mais demande de le retirer parce qu’il a été filmé avec des acteurs israéliens à Tel Aviv. Idem pour le ministre qui répond à l’appel. La confusion est d’autant plus importante que sa décision contredit celle de la Sûreté Générale qui émet ou refuse les autorisations de projection…
Cet acte de censure n’est pas le premier, ni le dernier au Liban. Les films de Randa Chahal passèrent sous la hache brutale de la censure. L’année dernière, le film libanais de Joe Bou Eid, Tannoura Maxi, est retiré des salles libanaises suite à une plainte de certaines autorités religieuses, avant d’être de nouveau projeté, après un long combat. En 2011, le film de Danielle Arbid, Beirut Hotel, est censuré pour des raisons politiques. La réalisatrice prend son courage à deux mains et le diffuse sur ARTE. Le public aura droit au dernier mot…. En 2013, aussi, Farah Shaer reçoit la nouvelle de la censure de son film I offered you pleasure, primé au festival de Busan ; elle se tourne vers YouTube où elle met la bande-annonce qui rafle près de 10 000 spectateurs en une semaine…Les exemples sont nombreux au Liban où la politique, la sexualité et la religion sont élues en tabous. Et pourtant, le peuple libanais a le droit de penser et de discuter. Quand 18 communautés religieuses et divers clans politiques cohabitent ensemble, il y a une nécessité d’être d’accord pour être en désaccord : « there’s a need to “agree to disagree » », affiche Léa Baroudi, coordinatrice générale du mouvement MARCH, dont la mission est de promouvoir la liberté de penser et d’agir, en abolissant toute forme de censure.
Pour en revenir à l’Attentat, la première censure à mon sens fut le refus du comité délégué du ministère de la culture de présenter le film aux Oscars. L’argument : le film n’est pas libanais. Pourtant, selon le règlement des Oscars, un seul élément libanais aurait suffit à octroyer la nationalité du pays au film pour qu’il soit éligible par le Liban : le réalisateur, la coscénariste et une partie du budget sont libanais… L’argument de la commission éclate en mille morceaux surtout que la qualité artistique du film est indiscutable, avoue Émile Chahine, membre de ladite commission.
Quant à l’interdiction de projeter le film, elle s’appuie sur la loi. Très bien. Allons voir s’il y a infraction à cette loi : Ziad Doueiri est entré filmer avec un passeport étranger. Son film n’est pas le premier à incorporer une équipe israélienne : beaucoup d’œuvres hollywoodiennes et arabes l’ont précédé dans ce choix et ont bénéficié du droit de projection au Liban. Par ailleurs, le film n’est pas un produit israélien et ne fait pas une propagande en faveur de ce pays. En effet, il est financé par le Liban, la Belgique, l’Égypte, le Qatar et la France et son sujet explore une histoire d’amour qui aurait pu se passer du temps des premiers kamikazes japonais ou durant l’occupation allemande de la France… Les toiles historiques et politiques ne manquent pas ! Le Cerf-volant (2004) de Randa Chahal retraçait l’amour impossible entre un garde-frontière druze servant l’armée israélienne et une jeune libanaise. Par ailleurs, le livre de Khadra, qui apporte une réflexion pacifiste au conflit israélo-palestinien, a été lu et consacré au Liban. Pourquoi pas le film ? La virtualité de l’œuvre littéraire serait-elle moins « dangereuse » que son actualisation au grand écran ?
Infliger des lois politiques aux œuvres artistiques est une aliénation, un crime contre l’imagination, la création et le potentiel artistique, d’autant plus que l’État libanais ne finance pas les travaux artistiques. Le seul soutien qu’espère un artiste c’est de lui permettre d’écouter l’avis de son public. C’est au public que revient le droit de refuser, d’accepter et de juger. La censure est, dans les meilleurs des cas, un droit de tutelle, et, au pire des cas, une forme de dictature et de confiscation de ce droit et de cette liberté…