Victor est le genre de type qu’il ne fait pas bon croiser au coin d’un bois. Psychiatres et avocats avisés diraient sans doute qu’il a des circonstances atténuantes en raison de sa jeunesse passée sous l’emprise d’un père violent et amoureux de l’alcool de prune locale. Certes ! Il n’empêche que Victor est un expert dans l’art de trucider ses semblables. « Meurtrier en série » dirait-on à la télévision aujourd’hui. Il exerce son art dans les forêts de la Moldavie roumaine. Jeune homme, il commença sa carrière d’exterminateur des Carpates en supprimant son père. Le lecteur serait presque prêt à lui pardonner ce geste radical mais Victor n’est pas du genre à se remettre en question. Presque sans s’en rendre compte, avec une naïveté désarmante, il poursuit son oeuvre pendant quelques dizaines d’années.
Pourquoi n’est-il jamais inquiété par la police ou comment sa conscience fait-elle pour le laisser en paix ? Simplement car Victor est protégé. Protégé par les eaux du lac appelé La Fosse aux Lions, aussi par un prêtre à la foi inébranlable, par une famille aimante jusqu’à en mourir, par l’inquiétant tzigane aux pratiques peu orthodoxes, enfin par un autre assassin en quête de rédemption...
- Liliana Lazar
Là, le roman de Liliana Lazar sort du cadre de l’habituel récit qui met en scène un policier pourchassant la méchante brute. « Terre des affranchis » désoriente car il mélange avec désinvolture, l’Histoire et la légende, la sorcellerie et la religion, la violente histoire de la Roumanie aux mains du couple Ceauşescu et les clandestines tentatives de résistance, la rusticité intellectuelle des honnêtes villageois et la spiritualité des criminels repentis.
De Jules Verne à Bram Stoker, les Carpates et la Roumanie ont bien souvent inspiré les écrivains fantastiques, Lilian Lazar prend leur suite avec panache. Avec un avantage certain : elle est née au cœur des forêts qui nourrissent son roman et sans doute maîtrise-t-elle mieux que ses illustres prédécesseurs l’influence réelle des contes et légendes locales sur l’esprit des plus humbles.
Est-ce le fantôme de Victor qui l’a poussé à venir s’installer en France ou la présence envahissante des moroï ? Qui sait...
Extraits
Ilie Mitran était prêtre à Slobozia depuis plus de 20 ans. Sa réputation de sainteté était connue de tous, et nombreux étaient les habitants des villages voisins à faire le déplacement pour recevoir ses conseils spirituels. Comme le veut la tradition orthodoxe, le père Ilie était un prêtre marié, ou plutôt veuf. Encore jeune, sa femme avait été emportée par un cancer. Ils avaient eu un fils, désormais séminariste à Iaşi. Un jour, lui aussi deviendrait prêtre, perpétuant ainsi cette vieille habitude moldave où l’on est prêtre de père en fils, dans une sorte de sacerdoce héréditaire. Dans la Roumanie de Ceauşescu, le père Ilie renvoyait l’image d’une Église d’un autre temps. Il aimait à rappeler qu’il avait été ordonné en 1947, la dernière année de règne du roi Michel, l’ultime monarque roumain. Pour lui cette date symbolisait le prise de pouvoir définitive par les communistes et marquait le début d’une longue emprise totalitaire sur le pays. Le père Ilie savait que les prêtres n’étaient plus choisis avec sur des critères spirituels mais en fonction de leurs liens avec le régime. C’était la meilleure façon qu’avaient trouvée le Parti de contrôler l’Église : l’infiltrer de l’intérieur. (page 34)
Arrivés au lac, les chiens se mirent à aboyer bruyamment en s’agitant comme des fauves. Ils sentaient la présence de Victor, car le garçon en cavale était là, tout près de la rive, allongé sous des branches. Les chiens s’emballèrent dans sa direction. Victor se savait pris. Il était trop tard pour s’enfuir. S’il sortait maintenant de sa cachette, il risquait d’être abattu sur-le-champs par les soldats en armes. Aussi ne bougea-t-il pas. Il resta blotti, implorant Dieu de le sauver du châtiment qui l’attendait. Il voyait déjà les crocs des chiens s’enfoncer dans sa chair et se mit à pleurer. Lui, le colosse redouté de tous, gémissait comme un enfant que l’on s’apprête à corriger. Encore un peu et les molosses lui sauteraient dessus pour le dévorer. Mais la meute s’immobilisa. Les animaux semblaient pétrifiés. Quelque chose les empêchaient d’avancer plus loin. Les chiens grognaient tout en reculant. Le lac les repoussait. D’une manière irrésistible, La Fosse aux Lions protégeait Victor de ses poursuivants. (page 47)
Ion Fãtu réfléchit en pesant le pour et le contre. Finalement, il proposa que l’on pratique d’abord l’épreuve du sabot. Après seulement, il donnerait son accord pour exhumer le corps. Le petit groupe de paysans se rendit donc au cimetière avec une jument. Chacun savait qu’un cheval pouvait piétiner un cadavre mais qu’en revanche il refuserait obstinément de passer sur un être vivant, même endormi. Ces bêtes ont cette sorte de sixième sens qui leur permet, en présence d’un corps inerte, de discerner la présence de la vie et celle de la mort. Il suffirait donc d’amener l’animal devant le tombeau et de lui faire fouler le sépulcre.
S’il le franchit sans hésitation, le trépassé a bien quitté cette vie, l’âme ayant définitivement abandonné le corps. Mais si le cheval se cabre et refuse d’avancer, alors le défunt n’est toujours pas mort. L’âme est encore présente, ce qui, passé quarante jours, signifie qu’elle est revenue dans sa chair sous la forme d’un moroï. Il faut alors ouvrir le cercueil. (page 135, 136)
Les rayons du soleil qui filtraient à travers les carreaux de la fenêtre éclairaient le visage émacié de Victor dans un halo de lumière. L’auréole dorée qui se dessinait autour de sa tête lui donnait une vague ressemblance avec les saints que l’on voit sur les icônes des églises. Une infirmière lui avait coupé les cheveux et taillé la barbe pour lui donner un aspect plus présentable. Pourtant, quand il parlait, on pouvait mesurer à sa bouche édentée les privations qu’il avait supportées durant ses longues années de réclusion. Victor regarda par la fenêtre et observa les murs blancs de l’hôpital . Il avait entendu dire qu’avant la Révolution, ce lieu avait été un centre de torture où la Securitate menait ses interrogatoires. Victor avait du mal à le croire tant l’endroit lui semblait calme et reposant. Les hommes en blouse blanche qui déambulaient dans les couloirs étaient-ils d’anciens bourreaux. Et les baignoires que l’on trouvait dans chaque pièce avaient-elles servi à autre chose qu’à y faire la toilette ? Un médecin entra dans la pièce et s’assit face à Victor. L’homme portait, perchées au bout du nez, de petites lunettes rondes qu’il redressait de temps en temps avec son pouce. Nerveusement, il tournait les pages d’un dossier sans parler. Puis il commença à poser des questions. (page 171)
Liliana Lazar
Terre affranchis
Gaïa - juin 2009