Bilan d’une journée d’étude scientifique
La folie. Le mot résonne encore au diapason des stéréotypes qui alimentent la peur de l’être à « l’âme malade ». Que l’on sache aujourd’hui que la santé mentale pure et inébranlable n’est qu’une utopie n’arrange rien. Même si, depuis les temps où l’on brûlait vifs les déments, les laissait mourir de faim, les enfermait dans des asiles ou les exterminait, l’humanité a parcouru un long chemin. Malgré les avancées de la science et l’évolution des perceptions, la « folie » demeure indéfinissable et garde bien des secrets sur ses origines et ses mobiles. Source de génie, souffle de poésie, ressort du crime, opium pour l’ascension et la déchéance de l’esprit, les arcanes de la vésanie restent difficilement pénétrables.
Participant de l’univers clos de la maladie mentale, les archives psychiatriques constituent une voie d’accès privilégiée à ses méandres. Ensevelis sous la poussière, s’y côtoient diagnostics et pratiques médicales, témoignages du personnel soignant, cris du cœur et éclats d’âme des patients… Mais alors que les archives des institutions médicales sont pleines de ces vestiges encombrants et que la question de leur pérennité se pose sérieusement, les historiens ne sont qu’aux balbutiements d’une nouvelle histoire de la folie qui s’écrit à l’encre de ces tranches de vie entassées dans des boites. Entre contraintes d’espace et devoir de mémoire, que faire de ces milliers de dossiers empilés dans les sous-sols de nos asiles et hôpitaux ? De ces vieux instruments devenus obsolètes pour certains, mais indispensables pour d’autres ? De ces documents de travail de psychiatres ou d’infirmières retraités depuis parfois plusieurs décennies ? Entre des responsables administratifs qui souhaitent généralement se débarrasser de ces cartons malcommodes et coûteux, des historiens qui voudraient tout conserver en vue d’études présentes ou à venir, et des archivistes obligés de faire au mieux avec les contraintes qui leur sont imposées, les échanges sont aussi complexes qu’ils sont rares. L’heure s’avère urgente d’ouvrir ce dialogue au sein des pays francophones, à l’instar des débats qui se tiennent ailleurs.
À cet égard, une initiative pionnière fut lancée au Canada par un groupe de chercheurs qui étudie la « déhospitalisation » psychiatrique canadienne sous la férule de Marie-Claude Thifault, professeure à l’École des sciences infirmières de l’université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en santé. Attentive aux changements en marche dans différents pays concernant la législation des archives psychiatriques, qui s’orientent vers une compression du temps de conservation de ces documents faute d’espace et de ressources financières, l’équipe s’est proposée de convier différents acteurs du domaine (archivistes, historiens, étudiants, médecins, administrateurs d’hôpitaux, actuels ou ex-patients psychiatriques) afin de réfléchir collectivement aux différents usages de ces sources historiques essentielles que sont les archives des institutions psychiatriques. Le forum prit la forme d’une journée d’étude qui s’est tenue le 2 juin dernier, dans les locaux de l’ancien hôpital Louis-H. Lafontaine à Montréal (anciennement Hôpital St-Jean-de-Dieu et aujourd’hui Institut Universitaire en Santé Mentale de Montréal). Dans une grande salle longiligne, qui fut longtemps un dortoir pour interné(e) s, plus d’une cinquantaine de participants représentant différents pays francophones, étaient réunis pour échanger sur ces traces laissées par la psychiatrie passée.
- Les archives de l’Institut Universitaire en Santé Mentale de Montréal (Ph : IUSMM)
La journée s’est organisée autour de quatre panels regroupant chacun un ou plusieurs historiens, venus du Canada, de France ou de Belgique, des étudiants travaillant au Québec ou en Ontario sur des archives psychiatriques, et enfin des responsables d’hôpitaux ou de service d’archives médicales. Ont été questionnés, débattus et défendus, tant le statut scientifique des archives de la psychiatrie, leur importance pour l’écriture de l’histoire, non seulement psychiatrique, mais également sociale, que les difficultés de leur conservation, de leur analyse et de leur prise en charge. À travers les différents présentations et témoignages, ainsi que les échanges qu’ils ont suscités, se sont affirmé l’importance et la nécessité d’une réflexion collégiale sur le sort des archives dans chaque institution de soins en santé mentale, mais aussi la spécificité du regard historique construit sur la base de ces vestiges.
Et quoi de plus réel et tangible comme preuve de la nécessité d’en discuter qu’une visite en chaire et en os des archives psychiatriques ? Il va sans dire, le choix de l’IUSMM comme point de rencontre ne fut pas un hasard, véritable lieu de mémoire qu’il est de la psychiatrie au Canada de par ses volumineux fonds d’archives ouverts d’accès aux participants à l’événement. Une visite des lieux fut ainsi réalisée sous l’égide de la responsable Christine Bolduc sur le temps du dîner, qui a permis à chacun de se confronter à la réalité matérielle de cet objet historique autour duquel on débattait. Au contact des milliers de dossiers de l’hôpital St-Jean-de-Dieu stockés sur des dizaines de mètres de rayonnage, le défi de l’archive dans l’institution psychiatrique, que ce soit celui de sa conservation, de son classement, de son traitement ou de son analyse, prenait alors toute sa dimension.
Notons aussi l’organisation, en parallèle des ateliers de discussions, d’un concours d’affiches étudiantes. L’objectif sous-tendant cette exposition se voulait formateur, intégrateur et mobilisateur d’étudiants de différentes disciplines sollicités pour représenter l’archive psychiatrique – ou plus largement leur projet de recherche – sur une affiche. Les étudiant(e) s qui se sont prêté(e) s au jeu saisirent l’occasion de se dérober aux carcans de l’écriture scientifique pour laisser place à l’émotion. L’image et le témoignage s’invitent aussi dans le décor. La galerie d’affiches aménagée dans le hall d’entrée offrait ainsi aux intervenants comme à l’assistance l’occasion de constater, à chaque pause de la journée, la richesse et l’étendue des travaux qui s’engagent aujourd’hui dans la francophonie canadienne sur les archives psychiatriques et la transformation du regard historien qui s’opère actuellement autour de la folie.
Autant dire que les conclusions qui se dégagent de ces échanges sont riches d’un regard croisé entre différents producteurs et utilisateurs des archives psychiatriques. Par le biais de l’archive psychiatrique, une histoire de la psychiatrie ordinaire s’est en effet progressivement substituée à l’histoire traditionnelle de la psychiatrie, fondée sur la vie et l’œuvre des grands psychiatres, leurs théories, leurs institutions, leurs découvertes, leurs revues ou sociétés savantes. Avec les dossiers de patients ou les notes infirmières, c’est le quotidien de la vie en institution psychiatrique qui refait surface, avec ses traitements, ses habitudes, ses « microévènements », ces incidents, mais aussi ses rêves, ses espoirs, ses déceptions. Sous les feuillets poussiéreux, ce sont autant de vies de papiers qui attendent, comme en sommeil, de sortir du silence de l’histoire. Les archives de la psychiatrie sont des témoins privilégiés d’une histoire de la folie qui n’est pas uniquement celle de sa compréhension, sa théorisation ou de sa prise en charge médicale, mais qui est aussi une histoire de l’expérience de la folie telle que pouvaient la vivre les acteurs de l’institution psychiatrique, qu’ils soient médecins, gardiens, infirmières, religieuses, patients, mais aussi boulanger, jardinier, économe, directeur, fournisseurs ou visiteurs.
Histoire ordinaire de la folie qui nous rappelle que la psychiatrie est partie prenante de notre histoire, de l’histoire de nos sociétés, et qu’elle est un élément essentiel de l’histoire de notre humanité. Étudier les archives psychiatriques contribue en effet également - comme l’ont d’ailleurs soulevé plusieurs anciens malades présents dans l’assistance lors de cette journée - à rendre leur dignité à ceux qu’on appelait les fous et les folles et dont la disparition de l’histoire ne faisait que redoubler la stigmatisation et l’exclusion sociales.
En participant à lever le voile d’ignorance et de préjugé qui pèse encore aujourd’hui sur les institutions de prise en charge de la santé mentale et sur ses habitants, cette journée d’étude a fait plus que démontrer qu’une autre histoire de la folie est possible et est en marche à travers le monde francophone. En apportant un peu de lumière sur la réalité quotidienne de la folie dans les institutions de soins du passé, elle a aussi participé à la réflexion essentielle sur les conditions actuelles de la prise en charge des troubles en santé mentale et sur le regard porté sur les gens qui en souffrent aujourd’hui.