Quand on lui disait qu’elle était écrivain, Ella Maillart se fendait d’une moue significative. Elle n’aimait pas trop cette étiquette, peut-être ne s’en sentait-elle pas l’étoffe ? Elle préférait dire qu’elle racontait de ce qu’elle avait vu. Sans plus. À quoi elle ajoutait que sa qualité première était sa vue, ses yeux. Elle savait voir et s’était mise en situation d’observer ce que bien peu d’occidentaux peuvent se targuer d’avoir observé. Équipée d’un Leica, Ella Maillart a immortalisé un monde en fin de vie. L’Asie centrale, l’Afghanistan, l’URSS et la Chine d’avant la deuxième guerre mondiale. Un monde de nomades porteurs de traditions nées dans la nuit des temps, un monde pris en étau entre les totalitarismes chinois et soviétiques, un monde où vibraient les énergies du sol et des divinités locales. À cheval, à chameau, en camion ou en voiture... seule ou accompagnée, cette grande dame du voyage et du journalisme à qui l’on prêtait une santé fragile étant petite, s’est nourrie de l’air pur des montagnes et de la proximité des peuples fiers et modestes. Son esprit indépendant, son goût du risque et sa quête d’une harmonie personnelle l’ont conduit là où rien ne devait la conduire... Elle qui se voyait en navigatrice ou en sportive est devenue la mémoire des peuples marcheurs des confins des terres arides et des hautes montagnes.
- 1935 - Turkestan, Ella Maillart montre une photographie de chameaux
À la fin de sa vie, cette femme intrépide qui disait un sourire malicieux au coin des lèvres « moi, je n’aime pas qu’on me contrarie... » tirait un bilan pétri de sagesse : « Il faut être d’accord avec son destin, les regrets c’est du temps perdu ». Pour sûr, Ella Maillart n’a jamais perdu son temps... Profondément attachée à ses terres suisses, respirant à plein poumon l’air du Mont Salève, goûtant sans retenue les bienfaits du lac de Genève elle laisse une empreinte indélébile dans son village de Chandolin. Quelques temps avant sa mort, elle y recevait la TSR* à qui elle racontait des bribes de sa vie. Entre deux histoires magnifiques et trépidantes elle confiait au journaliste : « Quoi de plus beau qu’un feu (de cheminée)... la joie des enfants ? » Être une aventurière n’interdit pas la satisfaction des plaisirs simples... parfois !
* TSR : Télévision suisse romande
- 1985 - Au Tibet
EXTRAITS
- 1932 - Ella Maillart au Turkestan russe
Les femmes vous tendent les marchandises par-dessus la palissade de la gare ; parfois, elles sont installées derrière les tables d’un petit marché. Un poulet froid vaut de quinze à vingt roubles et ne trouve guère preneur.
Au bout du quai, à la distribution d’eau bouillante, tout le monde se bouscule et cherche à placer sa théière en premier sous le robinet. En expliquant que je n’ai qu’un quart en aluminium vite rempli, je passe presque toujours au kipetok avant mon tour ; si l’arrêt est court, j’ai encore le temps d’étudier les prix du marché. Le premier jour, déjà, sur le quai, je vois deux femmes qu’on me dit appartenir à la race mordvine ; elles ont de belles figures en forme de pleine lune, aux traits cependant nordiques, nez bien dessinés, bouche mince, yeux clairs et calmes ; elle portent un turban rond et noir. Un tablier écarlate à manches longues, froncées sur la poitrine, fermé autour du cou, est orné à mi-cuisse, où il s’arrête, de trois soutaches blanches. Dépassant sous le tablier jusqu’au genou, on voit une robe blanche étroite en toile, bordée d’un galon rouge ; puis, étage inférieur avant la base des larges pieds nus, l’étoffe claire d’un pantalon serré s’arrêtant à la cheville. (Page 32)
- 1932 - Tashkent - la récolte du coton dans une ferme d’état
Le feu est allumé dans le grand four en terre séchée, adossé au mur. À la farine, la jeune femme joint de l’eau salée, de la levure, trois louches de beurre fondu, puis elle commence à pétrir, pèse de son poing fermé avec toute la force de son bras musculeux cerclé d’argent ; elle est agenouillé sur un morceau de feutre. Sa robe, si rapiécée qu’on ne sait qu’elle en est l’étoffe originale, est fermée sur la poitrine par une épingle double. Elle s’arrête pour allaiter sa petite ; nous ne pouvons nous parler, mais l’enfant se plaint, fiévreux, et la mère me sourit tristement. Son simple visage joufflu est beau à sa manière : il semble être modelé dans du bois dont il a la couleur ; grand front, pas d’arcades sourcilière, nez petit, bien dessiné, à la racine aplatie, yeux noirs écartés aux coins relevés, aux paupières supérieures gonflées... Avec son fichu rose en crochet de coton sur la tête, elle a quelque chose d’une madone lasse. (Page 70)
- 1932 - Kirghisie - une caravane
À la lumière d’une lampe à pétrole, la maîtresse du logis déplie quelques couvertures, seul ameublement de la pièce. Pour montrer que je suis débrouillarde, je ressors dans l’obscurité pour desseller mon cheval mouillé de sueur.
Non, jamais, m’explique Djokkoubbaï par signes. Il prendrait froid. Dans une heure...
On nous apporte un samovar qui bout et fait notre thé ; avec du pain et du fromage, nous avons soupé. Rompus de fatigue après les vingt kilomètres de cette première journée de trot, nous soufflons la lampe. Étant sortie un instant dans la cour, par la fenêtre terreuse de la maisonnette contigüe, j’ai vu une famille nombreuse dormant par terre dans des couvertures ; seule la mère était encore occupée à sortir des habits d’un coffre.
Le matin, toilette au ruisseau où pataugent les canards ; une fillette charmante observe comment nous brossons nos dents. Elle se rince la bouche avec le contenu de sa théière ronde et se frotte les dents avec un doigt.
Cuisons des œufs au fond du samovar ; payons deux roubles par cheval pour le foin consommé. Nous repartons, plein d’entrain quoique fortement ankylosés. (Page 81)
Rencontré au détour d’un sentier, voici le plus imposant des spectacles : trois cavaliers kirghizes, aigle au poing.
Le premier d’entre eux porte de grosses lunettes noires de glacier. Les autres observent notre étonnement muet. Les rapaces sont énormes, c’est le seul mot possible – si puissants que je ne vois pas quel autre pourrait être le roi des oiseaux.
De l’épaule saillante, l’aile pend, plumes noires et brillantes, comme une armure aux plaques superposées. Chaque oiseau a la tête coiffée d’un capuchon de cuir qui l’aveugle. Ils poussent des cris évoquant dix portes qui grinceraient. Le bec à pointe crochue est à la hauteur du front de l’homme. Les serres noires, immenses, sortent de leur gaine grise de peau écailleuse et s’étalent sur le gant de cuir. Le gant, pour qu’on puisse tenir les rênes, est taillé avec un doigt et un pouce ; du bec l’oiseau essaie d’en arracher un morceau. Par un nœud coulant, une longue lanière est fixée à une patte. Le poignet de l’homme est posé sur une fourche en bois qui elle-même est fichée dans la selle.
La nuque des aigles est une touffe de plumes blanches ébouriffées. Capuchon enlevé, l’œil apparaît, implacable, brillant comme une pierre précieuse.
Sur la croupe d’un cheval de bât, des peaux raides de loup, de bouquetin et de marmotte sont pendues en grand nombre. (Page 123)
- 1932 - Samarkande - un procureur dirige le procès d’opposants
Maroussia est belle, c’est évident. Elle a voulu devenir artiste de cinéma à Leningrad où elle faisait de la danse ; mais son mince visage aux yeux de sombres pervenches est trop fin pour l’écran, j’imagine. Grande, élancée, ses larges épaules sont voûtées, comme découragées.
Elle ne vit que pour son camion. De ses mains fines et allongées, elle tient le volant huit et dix heures de suite lorsqu’elle fait des heures supplémentaires, et reste toujours souriante, alors que sa fatigue a raison de ses camarades masculins. Et, fichtre ! le camionnage au Turkestan est loin d’être un sport pour demoiselle !
Partant de la minoterie, nous livrons les sacs de blé dans les kichlak environnants. Ce qui est qualifié de route a des ornières si profondes que Maroussia, sans se départir de son sourire enchanté, fait de la haute voltige sur les talus. À tout moment, je crois qu’on verse... La route est coupée par les aryks d’irrigation, profonds caniveaux qui transforment le sol de lœss en étang de boue gluante.
Dans les étroites ruelles de la vieille ville, le chic est de prendre les tournants rapidement, sans entailler les murs des maisons. Pour nous laisser passer, les piétons s’engouffrent dans une porte. Le jeu est dangereux, car les femmes sont assourdies par leur parandjas et souvent n’entendent rien.
En cas de panne, Maroussia devrait réparer la machine elle-même, mais ses hommes d’équipe font tout pour elle, et je crois bien qu’elle les couperait en morceaux qu’ils diraient encore merci. (Page 236)
- 1932 - Ouzbekistan - un barbier dans la rue
Pour éviter une récidive d’arrestation comme à Tourtkoul, je m’annonce à la Guépéou avant de me promener dans Khiva, la ville des rossignols.
Dans l’enceinte de Nourlla-Baï, réservée aux personnages importants, l’habitation relativement moderne du dernier khan, transformée en bibliothèque publique – sombres salles en bois peints – s’élève au milieu d’imposantes allées de noirs karragatchs.
Là, sur un piédestal, éclate la blancheur d’un buste de Lénine en marbre ; lui faisant face, un haut-parleur est fixé sur une colonne.
Le harem, bastille crénelée, est entouré de murailles à donjons. Les nombreuses cours à hauts balcons et loggias soutenus par d’élégants piliers de bois abritent un institut pédagogique ; autrefois s’y morfondaient les quatre-vingt femmes du khan.
Je me demande où fut hébergé le captain Burnaby que toute la population venait regarder comme un phénomène parce qu’il mangeait avec une fourchette et un couteau. C’était au milieu du siècle dernier. Un Khivite, voulant l’imiter, se trompa et se perça la joue avec la fourchette !
Somme toute, cet instrument n’est guère en usage que depuis Louis XIV.
Au hasard, je vais dans les ruelles tortueuses et secrètes. Comme à Boukhara, domine l’impression d’abandon, mais ici quelque chose de plus sauvage, de plus fermé. (Page 314, 315)
Des monts Célestes aux sables Rouges
Parution en 1943 – éditions Grasset – Paris
Livre utilisé : 2001 – éditions Payot & Rivages
- 1932 - La vieille ville de Boukhara - Ouzbekistan
La nature, le climat et le caractère de l’Afghanistan sont totalement étrangers aux innovations surgies de-ci, de-là, non seulement aux fabriques et entreprises industrielles hâtivement mûries, mais aussi aux maisons modernes à larges fenêtres et à toits minces impossibles à chauffer au cours du glacial hiver, aux complets étriqués, aux souliers pointus en similicuir, aux bicyclettes.... Lorsque la fabrication des cotonnades exiges une population de robots, n’est-il pas préférable de continuer à porter du tissé main ?
Les hommes doivent être nourris et vêtus, bien entendu ; mais doivent-ils pour cela anéantir leurs facultés les plus importantes ? En d’autres mots, est-il nécessaire que chaque pays asiatique fasse jusqu’au bout l’amère expérience matérialiste ? En admettant que l’Europe commence à voir la nécessité de fonder à nouveau sa vie sur des valeurs spirituelles, quand donc l’Asie percera-t-elle le mirage de « l’industrialisation immédiate et à n’importe quel prix » ? Hashim khan, intelligent Premier ministre d’Afghanistan, verra-t-il qu’en introduisant trop de méthodes occidentales parmi ses tribus, il va les bouleverser ? Elles seront incapables de combattre la dépression morale qui rampe dans le sillage de notre culture matérialiste. Les mines, le pétrole, le charbon, l’électricité promettent de rapides et gros bénéfices. Bétail, fruits, peau de caracul, laines, blé et forêts réclament de la patience ; mais ce sont des produits afghans nécessitant des activités afghanes : ils ne suscitent pas de rupture avec le passé, pas de développement imposé et forcé. L’harmonie, la joie d’être peuvent continuer à s’épanouir normalement.
(Page 294, 295)
- 1935 - Sinkiang - la muraille de l’ancienne ville
La question pourrait se résumer ainsi : les avantages que procurent l’hôpital, l’école, le journal ou la radio compensent-ils, aux yeux de l’ouvrier afghan, la perte de ce sourire facile qui accompagnait sa vie dure mais bien équilibrée de paysan ? La Russie soviétique répond oui, puisque les bénéfices réalisés par la fabrique ne profitent pas à un ploutocrate ou à un shah, mais iront à l’ouvrier en fin de compte. Je dis non, convaincue que si vous utilisez la plus grande partie de votre énergie à avancer de deux pas, puis à reculer de deux, huit heures par jour, année après après année, tout en raccommodant les fils rompus de diaboliques bobines à filer, vous n’avez plus assez de vitalité et encore moins d’inspiration pour vivre votre propre vie pendant le reste de la journée.
Mais avant de pouvoir dire non en connaissance de cause, il faudrait que je puisse passer un an ou deux avec des Afghans, partageant leur vie riche en grands vents, en soleil, en neige et en austérité de toute sorte. Je me demande même s’il est possible qu’un montagnard aux idées confuses désire échanger son ciel libre contre la vie de fabrique avec une chambre pouilleuse à Kaboul, afin de rire à des films dégradants tournés dans des décors de cartons ; afin de se faire raser chaque jour en apprenant les racontars de la ville ; afin de pouvoir remplir les oreilles de ses voisins de nouvelles journalistiques mal digérées.
La voie cruelle
Écrite en anglais en 1947, transcrite en français en 1947 et 1948.
Publié à Genève, chez Jeheber, en 1952.
Extraits : Éditions Payot - 1988
- 1982 - Suisse - Chandolin