Nous allons parler d’Elyzad et de la vie littéraire tunisienne, avant cela, pouvez-vous nous dire en quelques mots votre parcours avant Elyzad ?
- Elisabeth Daldoul, à la barre d’Elyzad.
- Ph : Quefaire.be
J’ai été journaliste à Radio France Internationale, puis libraire, enseignante de français et enfin éditrice. Des métiers passeurs de cultures. De père palestinien et de mère française, j’ai grandi à Dakar. Ce métissage m’a toujours accompagnée.
Elyzad est une jeune maison d’édition, comment vous est venue l’idée de vous lancer dans une telle aventure ?
Nous étions au début des années 2000, nous souffrions de l’asphyxie intellectuelle dans laquelle nous plongeait le pays. Me lancer dans ce projet était une question de survie. C’était tenter cette aventure, malgré les limites qui nous étaient imposées, ou partir.
Quelles sont les expériences et lectures personnelles qui ont façonné cette envie de créer votre propre maison ?
Plus que des lectures, très jeune, se sont les histoires humaines racontées qui m’ont nourrie. Les parcours singuliers, souvent cabossés, les destinées tragiques ou heureuses, histoires d’anonymes qui démontaient les préjugés et m’ouvraient à la vie. Ce sont ces histoires-là que je souhaite publier. L’auteur qui a nourri mon regard sur le monde, sur les lettres, est incontestablement le poète sénégalais Léopold Sédar Senghor dont je n’oublie pas les valeurs : dialogue des cultures et civilisation de l’Universel.
Quelles sont les caractéristiques du marché de l’édition en Tunisie ?
- Cécile Oumhani - L’atelier des stresor. Bientôt en librairie...
Au lendemain de la révolution, l’édition en Tunisie a révélé son dynamisme. Des centaines d’ouvrages sont parus relatifs à l’histoire de la Tunisie, aux événements qui ont traversé le monde arabe, répondant à une forte attente du lectorat tunisien. Cependant, le marché tunisien reste un marché étroit, avec un faible lectorat. Il souffre de l’absence de structures de diffusion et de distribution organisées, du nombre minime de librairies dans les régions, elles sont essentiellement concentrées dans la capitale.
Qui publie chez Elyzad ? Des auteurs que vous appréciez ou des auteurs qui vous apprécient ? Les deux !?
Des auteurs du Sud et de la Méditerranée. Entre un auteur et un éditeur, il doit y avoir des sentiments réciproques d’estime, de confiance, voire de l’admiration, une connivence intellectuelle et un engagement partagé. C’est la condition sine qua none pour que le duo puisse avancer.
Tunisiens, Maghrébins, Français... les portes sont ouvertes à tous ? Quels sont vos auteurs fétiches ? Ceux qui façonnent l’image de marque d’Elyzad ?
Je me bats contre le cloisonnement dans lequel on tente souvent de nous enfermer, nous éditeurs du Sud. Parce que éditeur de Tunisie, je ne devrais publier que de la littérature tunisienne. Cela me met en colère. La littérature c’est le lieu même de l’ouverture, de l’universalité, que l’ont publie depuis le Nord ou le Sud. Je ne crois pas avoir d’auteurs fétiches, plutôt des auteurs confirmés qui me font confiance et qui n’hésitent pas à accompagner les parutions Elyzad, je pense notamment à Leïla Sebbar.
Sauf erreur, vous ne publiez que des écrits en langue française, pour quelles raisons ? Artistiques, économiques, personnelles... ?
Le français est ma langue maternelle. Mais il m’est important de poser des passerelles avec la langue arabe, par le biais de la traduction, de textes bilingues. Dans cette perspective, paraissent prochainement en français/arabe un recueil de poésie du tunisien Tahar Bekri, un long poème d’un auteur libyen écrit durant son incarcération dans les camps de concentration de Mussolini en Libye, traduit de l’arabe par Kamal Ben Hameda, (auteur du roman La compagnie des Tripolitaines, elyzad, 2011), et 6 pièces de dramaturges arabes, publications faites en partenariat avec la Friche la Belle de Mai à Marseille.
Existe-t-il des différences notables entre les romans, les pièces de théâtre ou les nouvelles écrites par les arabophones et les francophones ? Pour dire les choses plus directement : écrit-on l’histoire, la vie, l’amour, la peur ou l’optimisme de la même manière selon son choix de langue et l’univers qui accompagne celle-ci ?
Malheureusement, je ne maîtrise pas suffisamment la langue arabe pour pouvoir évaluer les différentes manières de traduire les émotions dans une langue ou une autre. Il me paraît, à partir des textes d’auteurs tunisiens traduits en français, qu’il y a chez les arabophones quelque chose de plus radical, de plus tranchant, un élan d’écriture, que l’on ne perçoit pas toujours chez les francophones. Mais ce sentiment devra être nuancé à la lumière d’une analyse plus élaborée.
Le rapport douloureux à l’histoire de la colonisation, les coups frappés par l’anglophonie sur la tête des autres cultures et l’internationalisation des échanges effritent-ils la francophonie, concept politique et culturel porté à bout de bras par l’ancien président tunisien Habib Bourguiba ?
- Sophie Bessis et Souhayre Belhassen - Bourguiba.
Oui, l’utilisation de la langue française est malmenée. Elle traverse aujourd’hui en Tunisie des turbulences. Quel en sera son avenir ? Quelle place va-t-elle garder dans les cursus d’enseignement ? Quels seront les choix politiques dans les années à venir ? Tant de questions dont nous n’avons pas encore les réponses. Malgré tout, une situation demeure : la France reste le premier partenaire commercial de la Tunisie, plaçant ainsi le français au cœur des relations entre les deux rives de la Méditerranée.
… Venons-en, comment faire autrement, à l’actualité politique tunisienne qui n’est sans doute pas sans conséquence sur votre travail et vos perspectives ? Comment vivez-vous depuis le printemps 2011 ?
- Azza Filali - Ouatann. Bientôt en librairie...
Depuis janvier 2011, nous sommes traversés par des émotions multiples : l’euphorie, l’envie de porter le pays à bout de bras, le découragement, le regain d’espoir, les désillusions, le désenchantement, tout ceci mêlé au fil des mois qui passent. L’avenir ? Les analyses les plus pointues, ou les plus extravagantes, sont émises ici et là. Pour nombre d’entre nous, c’est le flou le plus opaque, l’inquiétude des lendemains que l’on ignore. Au quotidien, il me faut avancer, avec la ferme volonté de soutenir et d’accompagner les écrivains dans leur rôle d’agitateur de conscience. Même si la censure a réapparu.
Pour les auteurs, est-ce un moment propice à la création ou est-ce un moment suspendu où chacun attend que l’histoire s’apaise ?
L’écrivain est à la fois dans la création, absorbant par tous ses pores les bruits de la société, et dans un long processus d’écriture qui l’emmènera probablement à un temps où l’histoire se sera apaisée. Transcrire les bouleversements qu’a connus notre pays est encore trop tôt. Il lui faut digérer les événements, puis les restituer avec le recul qui sied au romancier. Quoiqu’il en soit, l’histoire qui est en train de se faire va immanquablement nourrir les textes à venir.
Aviez-vous, avant la chute du régime, l’impression de ne pas pouvoir travailler comme bon vous semblez ? Subissiez-vous directement ou indirectement des contraintes ? Et aujourd’hui, les contraintes ont-elles changé ?
Quand j’ai commencé mon activité en 2005, la ligne rouge à ne pas franchir était connue : pas de critique envers le système au pouvoir. Des textes « citoyens » traitant de liberté, de démocratie, des élections, n’étaient pas envisageables. Des textes sur l’Islam pouvaient également être censurés. Les contraintes étaient posées clairement. Depuis le 14 janvier 2011, nous travaillons dans la liberté totale de publication. Mais quand la justice tunisienne condamne pour « atteinte au sacré » la chaîne de télévision Nessma TV après la diffusion du dessin animé Persepolis, quand des salafistes saccagent des peintures jugées blasphématoires et qu’une plainte est déposée par le ministère de la culture à l’encontre des organisateurs de l’exposition, on ne peut être qu’inquiet quant à la liberté de création, à la liberté de publication.
Craignez-vous que l’auto-censure soit une protection pour les gens de culture qui veulent garder un espace de parole ? Craignez-vous un mouvement d’exil touchant les créateurs ?
Malheureusement oui. Nous avons fait des compromis de tout temps, face à un système politique mais aussi face à la pression sociale. Une société conformiste et conservatrice qui a renforcé l’auto-censure. Une révolution ne suffit pas à tout changer. Quant à l’exil des créateurs, pour l’heure je ne crois pas, et je ne l’espère pas. C’est une démarche difficile, qui génère beaucoup de souffrances.
Quelle place pour les intellectuels et les artistes francophones dans la Tunisie qui s’annonce ?
Nous serons une poignée, marginalisée.
Elyzad est-elle en danger ? Qui et quoi représentent une menace ?
Pas pour l’instant. Les obscurantistes de tous bords, la pensée unique, sont une menace.
Êtes-vous encore optimiste quant à une évolution démocratique rapide du pays ou l’inquiétude domine-t-elle ?
Je ne pense pas qu’il y ait d’évolution démocratique rapide. La démocratie est un long apprentissage que nous entamons à peine. Nous ne pouvons prédire quoi que ce soit de l’avenir, qui le pourrait ? La route sera certainement chaotique, les turbulences nombreuses, et il nous faudra faire face, résister coûte que coûte à toute forme d’embrigadement, d’emprisonnement de la pensée.