Télévisions et journaux européens saluent le passage historique de la Tunisie d’un gouvernement islamiste à un Parlement et un président de la République laïques et tournés vers l’avenir.
- Denise Risciglione
- Ph : Aimablement prêtée par DR
Personnellement, je vois dans le libre choix des citoyens et l’acceptation des résultats par les perdants, l’historique clé de voûte des élections tunisiennes. Depuis la fuite de l’ex-président Zine El–Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, le message était clair : liberté d’expression et d’opinion, liberté de tenir des élections et de voter librement.
Il y a mille explications derrière la victoire du parti Nidaa Tounes et de son chef Beji Cajid Essebsi aux élections législatives (26 octobre) et présidentielles (23 novembre et 21 décembre) et derrière la défaite de l’ancien parti au pouvoir, les islamistes modérés d’Ennahda et du président sortant, Monzef Marzouki (1). Ce qui émerge à la vue des résultats des élections est surtout la sanction infligée aux « islamistes » pour le non-respect des promesses faites aux électeurs en 2011 ; l’économie est demeurée stagnante, le chômage continue de croître et la jeunesse diplômée rêve toujours de quitter le pays, quel qu’en soit le coût. La troïka, en dépit de son support électoral dans le Sud, s’est montrée incapable de renverser l’écart séculaire entre les régions côtières et intérieures.
Enfin, les islamistes paient la détérioration de la situation sécuritaire, leur sympathie officieuse pour des composants extrémistes ainsi que leur responsabilité morale concernant les assassinats politiques qui ont plongé les Tunisiens dans le spectre du terrorisme (2). La menace d’une dérive islamiste, la promesse de sécuriser le pays et le réconfort de retrouver la figure de l’aimé président Habib Bourguiba semblent donc avoir pesé de tout leur poids dans la victoire d’Essebsi et de son parti. Pour conclure, le soi-disant « vote utile contre les islamistes » dans une panacée de partis et de candidats a bénéficié à Nidaa Tounes aux législatives alors qu’il l’a partiellement défavorisé lors des présidentielles. En effet, malgré les prédictions de certains analystes politiques qui donnaient l’ancien président de la République pour fini, Marzouki a été soutenu par 44,32 % des électeurs, la plupart ayant essayé d’éviter un scénario du type « the winner takes all ».
Ce qui est certain, c’est que les jeunes, grands absents dans les bureaux de vote, ne se reconnaissent ni dans Marzouki, qui est accusé d’avoir oublié son passé d’activiste des droits de l’homme pour faire taire un certain nombre de jeunes trop « bruyants », ni dans un président presque nonagénaire et ancien acteur des régimes honnis. Et c’est dans les cafés, véritables arènes politiques tunisiennes, que la mort des idéaux de la révolution est décrétée.
- Contrôle de la carte d’identité dans un bureau de vote de Tunis - 2d tour des présidentielles 2014.
- Ph : Aimablement prêtée par Jennifer Ciochon
Je voudrais raconter pourquoi ces élections m’ont émue, sans toutefois entrer dans les subtilités de l’analyse politique. La Tunisie est désordonnée, bruyante et hyper bureaucratique, mais ce pays s’insinue dans le cœur avec son chaos coloré, son parfum de cumin mêlé au jasmin et sa mosaïque culturelle. « Ma Tunisie » c’est avant tout les yeux souriants des femmes, véritables protagonistes de la révolution sociale et culturelle qu’on respire aujourd’hui. Et c’est elles que je voudrais raconter à ceux qui se trouvent loin de la désolation économique et sociale de Tataouine, Sidi Bouzid ou Jandouba.
Deux ans aux côtés de la société civile et six mois comme observatrice électorale internationale à rencontrer des militants politiques, des représentants d’organisations non gouvernementales et de la société civile, des instances électorales, des médias et des candidats aux législatives et aux présidentielles m’ont convaincu que le « tsunami rose » ne peut plus être arrêté.
Les jeunes femmes rejettent les vérités préemballées, elles sortent dans la rue pour exiger l’égalité des genres à tous les niveaux. Aujourd’hui, les femmes exercent activement leur droit de vote, un vote motivé et personnel. Ni pères, ni maris, ni imams : les urnes sont leur « coran » politique.
Loin d’être suffisantes pour démontrer l’égalité de genre, les données électorales révèlent des signaux importants. En effet d’après l’instance électorale Tunisienne (ISIE), le corps électoral est composé à 50,5 % de femmes en 2014 contre 47 % du volume des inscrits en 2011. Une différence numériquement imperceptible, mais grande par sa valeur symbolique. D’ailleurs, la Tunisie est le seul pays du monde arabe ou des candidates femmes ont représenté 47 % des candidats aux législatives. Le revers de la médaille se révèle lorsqu’on entre dans les détails pour découvrir que seulement 12 % des candidates aux législatives étaient têtes de liste ; il est vrai que la loi électorale tunisienne ne prévoit pas d’obligation de parité de genre dans la nomination des têtes de liste. Enfin, sur les 27 candidats à la présidentielle on comptait une seule femme, le juge Kalthoum Kannou.
La Tunisie et les Tunisiennes s’apprêtent à parcourir un chemin ardu, mais rempli d’espoir, s’appuyant sur une assise bien solide. Le Code du statut personnel, promulgué en 1956 par le président Bourguiba et renforcé par la nouvelle Constitution garantit que « les citoyens et citoyennes sont égaux en droits et devoirs, et sont égaux devant la loi sans discrimination ».
Au-delà des analyses politiques, des défaites et des projections sur les prochains scénarios, il convient de rappeler que tout au long du processus électoral les Tunisiens et les Tunisiennes ont atteint leur objectif : des élections libres. De plus, les Tunisiennes ont lancé un message d’espoir à leurs voisins et voisines, qui rêvent d’un avenir démocratique et pacifique.
Pour le moment cela me suffit : chaussées des bottes à talons et maquillées, en jeans et tee-shirt, en hijab ou burqa, les femmes, jeunes ou moins jeunes, de milieu urbain ou rural, éduquées ou analphabètes ont fièrement trempé leur index dans l’encre violette. Et c’est à elles en particulier que je souhaite la meilleure des chances et je les remercie pour leur courage exemplaire.
Notes
(1) Aux élections législatives du 26 octobre 2014, Nidaa Tounes a obtenu 86 sièges contre 69 d’Ennahdha. Le 23 novembre, lors du premier tour de l’élection présidentielle Cajid Essebsi a emporté 39,46 % des voix contre 33,43 % du président sortant Monzef Marzouki. Les résultats du premier tour ont été reconfirmés le 21 décembre : Essebsi devient président de la République avec 55,68 % des voix — 1.731.529 voix.
(2) Le 6 février 2013, Chokri Belaid est assassiné ; le 24 juillet 2013, un autre membre de la coalition du Front populaire, Mohamed Brahmi, est assassiné. Jusqu’à présent, aucun responsable a été arrêté.