Je n’entrerai pas dans la chronologie des événements ni dans le compte des morts italiens, français ou bien allemands. Cela ne changerait rien au sentiment de vide et de tristesse profond que l’on ressent ces derniers jours. Tristesse pour les touristes qui sont allés courageusement au-delà des « alertes sécuritaires » qui font souvent de l’Afrique du Nord un amalgame sans distinction. Des touristes responsables et en même temps désireux d’encourager le pays du jasmin dans sa voie démocratique. Des touristes à la découverte du fabuleux Musée du Bardo, qui ont perdu leur vie à côté des ruines de Carthage, des mosaïques d’Ulysse et des armures d’Hannibal.
- Tunisiens rassemblés devant le Musée du Bardo le lendemain de l’attaque en signe de solidarité contre le terrorisme, en chantant : "Tunisie libre libre" - Ph : jennifer ciochon
- Musée du Bardo - Ph : Arnaud Galy - ZigZag
Mes pensées vont aux victimes du terrorisme à Tunis et partout dans le monde ; un monde sans frontières ni barrières, sans couleurs, sans langues ni religions. Le seul adjectif que l’on peut leur donner serait : des victimes innocentes. La détresse est encore plus aiguë pour les gens qui, comme moi, ont eu la chance et l’honneur d’assister à la transition démocratique tunisienne.
Les terroristes ont voulu punir la Tunisie pour avoir montré au monde qu’un dictateur peut être renversé par le peuple, qu’un gouvernement d’islamistes modérés et de laïques peut exister et que la démocratie est un véritable droit humain. Un acte de vengeance, aussi, envers la société civile qui a demandé, exigé et presque obtenu un présent de démocratie et un futur de paix. Aujourd’hui, la société civile pleure cette lâche attaque contre l’espoir. Ce qui ajoute de la douleur à la douleur.
Depuis les manifestations de 2011 jusqu’aux dernières élections, la Tunisie a été capable d’établir un système constitutionnel innovant : un espace politique libre, pluraliste et progressiste. La société civile en étant la plus importante valeur ajoutée. Le peuple a toujours été présent, demandant des réponses à la question de la responsabilité politique pour les meurtres de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi (1). Le peuple a participé activement et passionnellement à la rédaction de la nouvelle constitution et a lutté pour tenir des élections libres et démocratiques. La société civile a participé avec très peu d’argent, mais une passion qui a frappé le cœur de tous ceux qui ont été concernés par ce changement historique. Elle a été le véritable gardien du chemin électoral et des institutions conçues pour lui garantir un meilleur avenir. La Tunisie nous a donné un grand exemple qu’il ne faut pas oublier… surtout pas maintenant.
Aujourd’hui plus que jamais, je me souviens des yeux désolés des artisans des souks qui, entre un thé à la menthe et un narguilé aux pommes, me racontaient comment l’instabilité politique et la crise économique avaient tué le tourisme. Ils disaient : « Les Européens aiment l’art, l’artisanat et nos créations... ils donnent valeur et dignité à notre travail. » Une gorgée de thé, des yeux tristes au loin vers la mer, mais au final un sourire plein d’espoir : « Quand nous aurons des élections pacifiques et un nouveau gouvernement, l’économie repartira ainsi que le tourisme, Inshalla ».
- Musée du Bardo - Ph : Arnaud Galy - ZigZag
Mais Allah a été profané et il n’y a pas de mots plus opportuns que ceux d’une jeune collègue tunisienne qui, juste après l’attaque, écrivait : « ... et ce qui est pire, c’est qu’ils continuent à mentir tout en prétendant parler au nom d’Allah alors que la seule langue qu’ils connaissent est celle de la haine et de la barbarie ». Imen, comme tant d’autres amis tunisiens qui hier ont envoyé des messages de condoléances pour les victimes italiennes, ne cessait de répéter que cela n’est pas la Tunisie et que ces « bêtes » ne sont pas des « musulmans ». Je n’ai pas besoin d’être convaincue, la Tunisie m’a accueilli, pas toujours comprise, mais elle a montré beaucoup de respect pour la liberté de penser différemment.
Si on veut trouver un sens à ces morts, si sens il y a, il est nécessaire d’enlever les lentilles culturelles au travers desquelles nous sommes habitués à regarder le monde : chrétiens — musulmans, noirs — blancs, expatriés (les Européens) — migrants (les Africains) ou pire : nous — eux. Comme elle l’a démontré Place de la République, en France, la société civile doit devenir globale et se lancer dans un nouveau voyage d’union dans la diversité. Et si l’Union européenne et les organisations internationales ont l’obligation, pour une fois, de placer les droits de l’homme au-dessus du jeu politique, c’est à la société civile globale de se faire entendre.
- Musée du Bardo - Ph : Arnaud Galy - ZigZag
Dialogue, compréhension, partage. Facile à dire, difficile à faire.
La Tunisie a besoin de l’Europe autant que l’Europe a besoin de la Tunisie. C’est à cette Europe, souvent décevante dans la défense des droits si fermement ancrés dans ses traités, qu’on demande aujourd’hui de soutenir ouvertement les démocraties naissantes, de renforcer la coopération sécuritaire et de soutenir l’économie tunisienne, encore très faible et presque entièrement dépendante de ses échanges commerciaux avec la « Forteresse ».
Enfin, à ceux qui écrivent que « la Tunisie est finie », je voudrais répondre qu’ils ont tort. La Tunisie est un pays plein de dignité et elle a une réelle volonté de se réhabiliter. La Tunisie ne reculera pas, elle avance soutenue pas les millions de Tunisiens et Tunisiennes qui y croient encore. Que le prochain Forum Social Mondial (FSM), qui se tiendra à Tunis du 24 au 28 mars 2015, soit suivi, animé, twitté par la société civile internationale !
Le 18 mars le FSM déclarait : « Que le mouvement social et civil en Tunisie puisse compter plus que jamais sur le soutien des forces démocratiques dans le monde pour s’opposer à la violence, au terrorisme et au fanatisme religieux. Plus que jamais, la large participation au FSM sera la réponse appropriée de toutes les forces de paix et de démocratie qui militent au sein du mouvement altermondialiste pour un monde meilleur, de justice, de liberté et de coexistence pacifique ».
Mon vœu le plus cher serait que la société civile mondiale devienne le moteur du changement et que l’on assiste à la création d’un véritable mouvement transnational de personnes libres et égales.