- Ph : Arnaud Galy
Francophones d’Ukraine, mérite et mépris !
Promenade à L’viv, la capitale culturelle de l’Ouest ukrainien, parmi ceux qui font vivre la langue française à travers de succulentes anecdotes et un enthousiasme rafraîchissant malgré l’indifférence dont la France fait preuve.
Reportage effectué en 2004 - le texte écrit à cette époque n’a pas été modifié.
- L’viv, patrimoine mondial UNESCO.
- Ph : Arnaud Galy
« Lénine grand-père, tu nous es très cher
Nous disons en chœur que tu es dans nos cœurs »
Iryna se souvient que ces quelques mots qu’elle récitait mécaniquement lui donnaient le titre de « clou de la soirée ». C’était lors des fêtes de son école, elle avait quatre ans. Son statut de fille de professeur de français lui imposait de monter sur les planches et de chanter la gloire de l’illustre Petit Père des Peuples et par la même occasion de louer la mémoire de la Commune de Paris. Quelle charge sur ses frêles épaules ! Aujourd’hui Iryna parle couramment la langue des révolutionnaires de 1789, elle a gommé tout accent teinté de cyrillique et travaille au Centre Culturel Français de L’viv.
Les souvenirs d’adolescentes d’Iryna la font remonter à une époque qui semble préhistorique, l’avant-chute du Mur. « Une époque où ma mère logeait chez nous des professeurs venus de France qui accompagnaient des classes de banlieue parisienne. Notre appartement de trois pièces était alors préalablement décoré de statues de Lénine, et les étagères débordaient des œuvres complètes du maître à penser prêtées par l’école ». La direction de l’école et sans doute les hommes du Parti venaient tout vérifier avant que les « franzouski » débarquent. Et puis le Mur est tombé. Les échanges est-ouest s’assouplirent. Une correspondante suisse vint passer quelques jours à l’appartement débarrassé de la panoplie du parfait adorateur de Lénine. Iryna qui se nourrissait des feuilletons américains de type « Santa Barbara » racontait les épisodes à sa copine en français. « Maman était stupéfaite ». Elle avait treize ans, il était clair pour tous qu’elle avait la fibre francophone et que l’Université allait lui ouvrir les bras. À l’entendre s’exprimer sans hésiter sur le choix des mots ni temps mort on pourrait imaginer qu’elle est la fille d’un couple franco-ukrainien, ou que son père diplomate fut en poste à Paris durant son adolescence, mais non, comme la majeure partie des jeunes Ukrainiens Iryna, ne connaît la France que par la télévision, la littérature et son intime curiosité. Car la jeune femme n’est venue en France qu’à trois reprises entre 96 et 98 lors de voyages intercollèges ou lors d’un stage dans un lycée de Tourcoing. C’est bien peu pour accorder à ces voyages un quelconque intérêt pédagogique. Heureusement qu’il y la télévision par satellite pour avoir accès aux 5 chaînes majeures. Quant à TV5, elle n’enthousiasme pas les foules. « C’est tristouille » rigole une étudiante croisée à la porte du Centre. Sans parler de RFI que les francophones de L’viv ne reçoivent pas, à moins d’être adeptes des hautes technologies coûteuses. L’accès à la culture francophone est loin d’être aisé, même dans une société soi-disant mondialisée.
- Iryna ne chante plus la gloire de Lénine !
- Ph : Arnaud Galy
À l’image d’un grand nombre de ressortissants de pays de l’ancien bloc soviétique, les Ukrainiens ont bien du mal à franchir les frontières de l’espace Schengen. Ce fait dépasse largement le cas d’Iryna. D’une manière générale, les hommes sont a priori considérés comme de futurs travailleurs clandestins, et les femmes classées automatiquement parmi les futures prostituées de nos parkings et de nos bars de nuit. Nos services consulaires souffrent d’une paranoïa méprisante à l’encontre du moindre étudiant souhaitant venir passer 3 semaines chez un lointain cousin du nord de la France ou du voyageur aisé de passage. L’été dernier, un trio d’avocats fortunés voulant passer 3 semaines sur la Côte d’Azur s’est vu refuser le sésame sous prétexte qu’aucun n’était venu en France auparavant ! Que dire du chauffeur d’une ligne régulière Odessa — Kiev — Paris qui n’a pu obtenir son Visa permanent sous le prétexte qu’il avait « changé » de passeport arrivé à expiration, et que le nouveau était vierge de tout voyage en France ! L’aigreur est grande parmi ces amoureux de la langue française et de la culture européenne. Par chance pour nous, ils parviennent à dominer la gifle infligée à leur dignité et leur honnêteté et continuent à nous aimer ! L’ingratitude dont nous faisons preuve à leur égard ne refroidit pas leur ardeur à lire les classiques romantiques, à écouter TV5 et à faire la queue devant le bureau des visas de Kiev comme jadis les Français faisaient devant l’Ambassade d’URSS à Paris !
- Lubomir, jeune homme qui peine à prononcer les "r".
- Ph : Arnaud Galy
Il en est de même pour Lubomir qui travaille aussi comme assistant au Centre Culturel français. Ce longiligne jeune homme de 21 ans a tellement baigné dans la langue française et ses consonnes douces qu’il a du se faire soigner pour prononcer le « r » ukrainien comme un Ukrainien et non comme un compatriote de Louis de Funès. Il avoue qu’aujourd’hui encore la prononciation dans sa langue natale n’est pas « nickel ». Adolescent il remporta plusieurs années de suite les Olympiades de Français et de Mathématiques. Mais il était nul en Russe, ce qui à l’époque était un grave problème ! L’université de Français l’accueille avec délice. À cinq reprises Lubomir est venu en France. Sa rencontre la plus cocasse fut celle avec l’Homme de Tautavel lors d’un stage d’archéologie. Ce n’est certainement pas le face à face avec lui qui a permis à Lubomir de perfectionner son aisance à manier notre langue. Iryna et lui doivent leur performance à leur talent certes, mais aussi à une volonté farouche, une abnégation quotidienne et disons-le à un système scolaire et universitaire qui malgré ses failles leur a permis de développer leurs aptitudes.
- Nadya Trouch, à l’opéra de L’viv.
- Ph : Arnaud Galy
Un système dont Nadya Trouch n’a pas bénéficié. À l’opposé de ses deux jeunes compatriotes, cette journaliste de l’Opéra de L’viv propulsée par un enthousiasme malicieux est une pure autodidacte. Collégienne au temps de l’URSS brejnévienne elle étudia l’histoire, la philosophie ou la littérature française comme tous ses camarades de l’époque. Ces cours étaient une porte ouverte sur l’Ouest, sans plus. La langue française ne faisait pas partie de ses programmes. Pourtant à treize ans elle apprend qu’un oncle vit dans le nord de la France. Une branche de la famille qui resta floue, car le rideau de fer interdisait tout échange de courrier, de photos et de paquets. Néanmoins, cette révélation lui fait voir la France sous un autre œil. Elle se fit plus attentive aux rares informations venant de France. La moindre brève dans un journal attire sa curiosité. Jusqu’au jour où le Mur s’écroule. Le « cher tonton et ses filles » de France parviennent à inviter Nadya deux semaines à Paris où ils résident depuis peu. « J’étais si heureuse d’être en France, j’étais très reconnaissante à ma famille d’avoir payé le billet et de m’accueillir, je goûtais le son de la langue, mais j’étais aussi honteuse de ne pas parler le français. Il fallait que j’enlève le poids de cette honte. »
- Hier sur un muret, aujourd’hui sur les barricades ?
- Ph : Arnaud Galy
À son retour à L’viv, quand elle fut redescendue de son nuage, Nadya décida d’apprendre le français. Mais elle n’avait pas les moyens de payer les cours, alors elle prit le manuel scolaire de la première année de Français. Pas à pas, seule, elle a appris. À son troisième voyage à paris, elle commença à comprendre un peu les conversations. Depuis des années, elle vient régulièrement : « J’ai été un peu partout, à Paris, Lyon, Lille, Biarritz, Lourdes, Nice. En 2003, des amis m’ont invitée avec mon mari pour fêter nos 30 ans de mariage. » Forte de ces expériences Nadya fourmille d’idées et de projets. Un jour elle organise un concert de musique de chambre française, un autre jour elle apprend des poèmes de Verlaine par cœur, quand l’occasion se présente elle écrit un article sur les relations franco-ukrainiennes dans un journal, ou plonge dans un roman français. Malheureusement les librairies sont bien peu achalandées en littérature contemporaine en langue originale, et elle doit se rabattre sur les classiques traduits depuis des lustres. Son enthousiasme et sa bonne humeur étant communicatifs, Nadya a infiltré la culture française au sein de l’Opéra. Elle accompagne la troupe lors de ses déplacements internationaux : « J’ai été l’interprète à Beyrouth quand nous avons joué Carmen, et l’été dernier nous avons joué Tchaïkovski, Glinka et Moussorgski à Cagnes-sur-Mer. C’était un cadeau de Dieu… voyager à Nice avec ma troupe ! »
- Tetiana et Andrej (à g) sur un marché de L’viv.
- Ph : Arnaud Galy
Voyage… le maître mot. Celui qui vient aux lèvres de toute cette population éduquée si longtemps enfermée par ses propres dirigeants qui est aujourd’hui tenue à l’écart par les diplomaties de l’ouest intransigeantes. Le voyage est le quotidien de Tetiana et d’André. Ils dirigent tous deux une agence de voyages à deux pas du marché aux artisans et du boulevard Svobody. Russie, Turquie, Égypte sont les destinations les plus prisées par les clients. Paris qui tient toujours la corde affective est trop difficile à joindre pour que l’agence prospère sur son nom. Pourtant Tetiana et Andrej sont deux francophiles convaincus et ils seraient ravis de monter des projets avec nous. Pour eux, la langue et la France furent leur évasion intellectuelle durant les années 80. Tétiana avait toutes les cartes en main pour enseigner, mais après une courte expérience elle refusa. « Les professeurs de français n’avaient jamais été en France, et moi j’apprenais avec des gens incapables de maîtriser l’enseignement. Je ne voulais pas devenir comme eux. » À cette époque elle fait de fréquents aller-retour entre Kiev et L’viv, en quête du moindre touriste francophone avec qui elle aurait pu parler, échanger et améliorer sa pratique. « À la chute du Mur une société tunisienne lui offre quelques piges de traductions, une agence de voyages lui propose d’accompagner des groupes de français en goguette en Ukraine. En 1992, une troupe folklorique de danses populaires me demande de l’accompagner en tournée en France. Six semaines…” souligne-t-elle les yeux dans le vague. “C’était la première fois que je pouvais pratiquer la langue. Il fallait être aux petits soins pour 45 artistes et tous les jours nous arrivions dans de nouvelles villes : Confolens, Oloron Sainte-Marie et même Mons en Belgique. La dernière étape était La Celle-Saint-Cloud près de Paris. C’était insupportable de ne pas aller à Paris en étant si prêt ! J’y suis allé en fraude, par le métro, entre deux obligations”. Aujourd’hui cette péripétie la fait sourire, mais à l’époque le geste était aussi courageux qu’indispensable. Tétiana force toujours son destin. C’est sans doute pour cela qu’elle rencontra Andrej alors qu’il désirait créer sa propre agence de voyages. Au début accompagnatrice, puis bras droit de ce chef ami et amoureux de la France comme elle. Dans les bureaux de l’agence, l’ambiance est très européenne, on est loin de l’image rude qui se dégage de tant de magasins ou services en Ukraine. Dans ce pays, le Mur est tombé certes, mais parfois les fenêtres ne sont encore qu’entrebâillées. L’air a un petit côté vieillot ! Andrej et Tetiana ont su régénérer leur atmosphère et par bonheur, la société marche plutôt bien. “Mais depuis deux ans, c’est plus difficile pour avoir les Visas français.”
- Le coeur de L’viv, décor pour les heureux mariés...
- Ph : Arnaud Galy
- Connectée au monde !
- Ph : Arnaud Galy
Le parcours de combattant pour obtenir un Visa est chaque année un peu ardu. En premier lieu, le candidat au Visa doit parvenir à téléphoner au service consulaire de Kiev. Il y a une ligne unique pour toute l’Ukraine. Y parvenir est un premier exploit tant les musiques d’attente et les coupures de lignes sont fréquentes. En moyenne, il faut compter 3 à 4 jours pour établir ce premier contact. Là, il faut être prêt à répondre à de multiples questions administratives ou saugrenues qui n’ont comme objectif que le découragement. Ensuite, il faut attendre 2 à 3 semaines en hiver, et environ deux mois l’été pour obtenir un rendez-vous à Kiev. N’oublions pas que L’viv, Odessa ou Donetsk sont distantes de 500 ou 700 km de la capitale. Mais soyons honnêtes, jusqu’en 2003, ce rendez-vous n’était même pas donné par téléphone. Il fallait se rendre à Kiev, simplement pour savoir quand on pouvait y aller ! Mais, la difficulté ne s’arrête pas là. Le jour du dit rendez-vous, rien ne prouve que le Visa vous soit remis. Il est encore temps pour le préposé de vous le refuser pour un motif dont il n’a pas à vous donner la teneur. Encore un détail… vous ne pouvez entamer la procédure qu’à condition d’avoir votre billet aller-retour en poche. Si le Visa est refusé, l’agence de voyages rembourse environ 50 % du montant du billet. Sachant qu’un aller-retour en bus entre les deux capitales coûte environ 250 euros et qu’un salaire moyen tourne autour de 100 euros, il faut être plus que motivé pour décrocher son téléphone et appeler le service consulaire de l’ambassade de France à Kiev !
- Yarema Kravets, ami de Montaigne, Verhaeren et Sagan.
- Ph : Arnaud Galy
Ces aléas méprisants ne concernent pas Yarema Kravets. L’humiliation et la violence de la répression sont des notions qu’il connaît depuis son enfance dans les années 40. La majeure partie des habitants de l’ouest de l’Ukraine ne sont pas orthodoxes, mais gréco-catholiques. Cette branche catholique méconnue chez nous a toujours été réprimée par le pouvoir soviétique. Les élites religieuses ou intellectuelles de cette partie de l’Ukraine ont encore plus que les autres soviétiques, été mises à l’écart de la vie culturelle de l’URSS. Or la famille Kravets a toujours été au cœur de cette élite. Une longue lignée de prêtres et de linguistes est aujourd’hui représentée par Jaroma… et sa fille elle-même professeure de Serbe, de Polonais, d’Anglais, de Français et de Croate. Du haut de son appartement perdu dans une cité grise dont les Soviétiques d’avant avaient le goût, il a la main mise sur un monde dominé par la connaissance et l’éducation. Ses amis du quotidien ont pour nom Montaigne, Romain Rolland, Marcel Aymé, Mérimé ou Sagan. Ils frôlent les plafonds, empêchent les portes de se fermer et se tiennent chaud l’hiver tant ils sont serrés les uns contre les autres. Monsieur Kravetz est professeur de littérature française à l’Université Yvan Franko de L’viv. Les grandes œuvres françaises n’ont aucun secret pour lui, qu’elles soient médiévales, romantiques, policières ou sous l’entête “nouveau roman”. Il accroche aussi l’oreille de ses élèves par son amour de la littérature ou poésie belge et québécoise. Parlez-lui d’Émile Verhaeren et vous n’arrêterez plus le flot de son érudition ! Si Jaroma Kravets est aussi pointu dans son domaine, c’est qu’il joue un double jeu. Il ne se contente pas de partager son amour de la langue française lors de cours magistraux, il abîme aussi ses yeux lors de longues sessions de traduction.
Monsieur Kravets fait partie d’une élite qui honore la France de sa présence lors d’un colloque ou d’une conférence. “Mon premier voyage en France fut en 1995. C’était la période des grandes grèves et j’ai dû aller à pied dans Paris. Le métro était en grève. J’allais de la Cité universitaire située près de Denfert-Rochereau à l’Institut Universitaire de la Rue de Lille. C’était la meilleure manière de découvrir une si belle ville”. Ensuite il y eu Toulouse pour un Colloque sur les écrivains francisant d’Ukraine. Puis Arles, Nice, Nîmes pour parler du “Discours de la Servitude volontaire” de Montaigne. En ne croyez-pas que Jaroma Kravets soit enfermé dans une représentation passéiste de la littérature ou de la poésie francophone. Sur son bureau, au cœur d’un méticuleux fouillis, un livre trône : “Le Livre noir du Communisme”. C’est sur cet ouvrage sensible et percutant qu’il use ses yeux après ses heures de cours à l’Université. “Nous avons tant souffert qu’un œil enflammé n’est rien.” De l’éducation et de l’humour, décidément cet homme est le bienvenu en France. Puisse-il convaincre les autorités françaises que les plus jeunes, moins distingués et érudits, méritent la même confiance !
- Lesya et Boyan Drouard en charmante compagnie.
- Ph : Arnaud Galy
Le malentendu entre la France et l’Ukraine ne vient-il pas de l’ignorance presque totale dans le laquelle se trouvent les Français. Combien de citoyens français ont-ils l’intention ou l’idée de découvrir l’Ukraine ? Pourtant les descendants des immigrés ukrainiens venus travailler dans les mines du Nord sont nombreux, à l’instar des Polonais. Le patrimoine architectural et naturel de l’Ukraine mérite pourtant largement que les Occidentaux s’y intéressent. C’est ce que Lesya et Boyan Drouard ont compris. Ces deux jeunes entreprenants n’ont qu’une obsession : démontrer aux Français que l’artisanat et le tourisme sont des arguments de choix dans le développement des relations bilatérales. Boyan est français d’origine ukrainienne et il n’a pas hésité à quitter le douillet confort de sa vie parisienne pour offrir à son épouse Lesya l’occasion de monter une agence chargée d’accueillir les touristes français. Lesya qui n’était pas francophone avant de rencontrer Boyan sur des pentes de ski des Carpates rattrape son retard linguistique avec empressement. Aujourd’hui, ils vivent au rythme de l’artisanat qu’ils exportent vers la France et des itinéraires culturels qu’ils tentent de faire connaître aux francophones avides de nouveaux espaces et de rencontres nouvelles. Il serait temps de mettre fin aux freins administratifs ! Les esprits et les cœurs sont prêts… eux !