L’Algérie est plurilingue, sur ce point, au moins, tous les chercheurs semblent d’accord. Depuis l’antiquité et jusqu’à nos jours, le pays n’a cessé de reconstituer sa mosaïque linguistique. Les études historiques retracent une Histoire assez mouvementée caractérisée par des invasions et des occupations qui ont tenté, chacune, de remodeler le contexte sociolinguistique du pays selon ses besoins.
Aujourd’hui, la question linguistique attire de plus en plus les scientifiques, ils y voient des corpus patents, des expérimentations nouvelles avec des résultats nouveaux. S’ajoutent à ces données, les bouleversements sociopolitiques que le pays connait depuis plusieurs mois et qui sont devenus pour le peuple et pour le pouvoir en place, une aubaine pour manipuler les langues en présence et les utiliser, les uns pour faire parvenir leurs revendications (le peuple), les autres pour politiser l’idéologie dominante et orienter les débats vers d’autres problématiques banales (le pouvoir).
Le travail présenté ici va apporter un regard panoramique sur les dernières évolutions de la situation sociolinguistique algérienne et se focalisera sur les récents évènements qui ont marqué la scène politique du pays. Le cadrage de cet itinéraire sera consolidé par des lectures des travaux scientifiques effectuées dans ce contexte et qui ont traité la question linguistique algérienne avec des corpus scientifiques et des données de terrain.
Notre retour réflexif débutera par une présentation globale de la situation sociolinguistique de l’Algérie, il mettra l’accent après sur une des pratiques les plus employées par ces locuteurs, celle de l’alternance codique et s’orientera après vers une description de l’usage du français en Algérie avec une étude des différentes particularités de cette langue dans le contexte local.
Des décennies de pratiques plurilingues
Dans une étude publiée en 1988, D. Morsly enquête auprès de deux familles algériennes dans le but d’établir une description des choix linguistiques et des langues utilisées. L’auteure effectue alors des investigations de terrain et procède à des analyses minutieuses pour traiter les questions posées. Les données relevées et les résultats obtenus permettent à l’auteure de présenter la situation sociolinguistique algérienne comme une situation de plurilinguisme « où s’affrontent quatre langues : L’arabe dialectal qui connaît de nombreuses variétés régionales, est parlé par la majorité de la population, le berbère, seconde langue maternelle, lui aussi très différencié selon les régions est parlé, selon les estimations qui restent à vérifier par environ 20 pour cent de la population, le français exceptionnellement langue maternelle, est diversement maîtrisée, son usage, s’est cependant beaucoup étendu au lendemain, de l’indépendance du fait de la scolarisation massive, il faut enfin, prendre en considération l’arabe dit classique ou moderne ou standard, langue de l’école et des situations de communication formelle » (Morsly, 1988 : 56).
Ainsi, quatre codes linguistiques sont identifiés : l’arabe dialectal en sa qualité de langue maternelle de la majorité de la population, le berbère, lui aussi langue maternelle d’un grand nombre de locuteurs, mais d’usage limité par rapport à l’arabe dialectal. En plus de ces deux dialectes, on comptait l’arabe dit classique (ou moderne ou standard), la langue des institutions, selon D. Morsly. Enfin, le français, à l’époque en pleine expansion grâce à la scolarisation massive des enfants. Ces quatre codes linguistiques formaient, ensemble, le paysage multilingue de l’Algérie dans les années quatre-vingt.
Dix-huit ans après, dans son introduction à l’ouvrage collectif « le français en Algérie » (2002), Y. Derradji réexamine le contexte sociolinguistique algérien et affirme qu’ : « il existe donc sur le marché linguistique algérien, une véritable panoplie de moyens linguistiques potentiellement aptes à assurer toutes les fonctions : les variétés dites endogènes constituées par les vernaculaires (parlers dialectaux arabe et tamazight) jouissent chacune d’une place propre, de valeurs symboliques inégales : en tant que langues maternelles des populations arabophone et berbérophone, elles accaparent l’espace de l’oralité, lien privilégié de l’expression des sentiments et des divers rapports sociaux quotidiens ; l’arabe standard, langue officielle, fonctionne comme variété supranationale assurant l’intercompréhension avec le reste des pays arabes du Moyen-Orient et domine l’espace de l’écrit, de la norme académique et du fonctionnement des institutions de souveraineté. Le français, qui constitue à lui seul un pôle exogène important, occupe aussi, en dépit d’une officialité amoindrie institutionnellement, l’espace de l’écrit, de la norme académique et du fonctionnement des institutions » (Derradji, 2002 : 108). Ce qui semble intéressant à relever, tout d’abord, c’est que le schéma linguistique n’a pas beaucoup changé, en comparant les deux descriptions (celles de D. Morsly et Y. Derradji), depuis 1988 jusqu’à 2002, les linguistes recensent trois codes linguistiques communément employés en Algérie :
- Les vernaculaires (les variétés endogènes) : représentés principalement par les dialectes arabe et tamazight. Selon Y. Derradji, ces variétés assurent une communication efficace dans les espaces informels, mais elles ne bénéficient pas de valeurs identiques.
– L’arabe standard (selon la terminologie de Y. Derradji), langue officielle de l’État algérien et de ses institutions. Il domine le domaine des productions écrites, il est considéré comme une norme académique.
– Le français, variété exogène, très présent dans le contexte socioculturel algérien. Malgré les politiques d’arabisation, il est présent dans plusieurs institutions. Il atteste d’une présence forte au niveau de la production écrite.
L’alternance des langues dans le discours des Algériens
Ce paysage multilingue ne peut être sans incidence sur les comportements langagiers des locuteurs. Le contact entre les individus est aussi un contact entre leurs langues. Par le biais de l’école et celui de l’entourage, les locuteurs algériens bénéficient depuis leur plus jeune âge de plusieurs variétés linguistiques qu’ils utilisent dans leurs interactions quotidiennes. Ce brassage linguistique donne indéniablement lieu à un mixage et un mélange de ces variétés. Ainsi, l’alternance codique devient une marque du parler algérien comme le confirme D. Morsly : « L’alternance des langues est une caractéristique dominante des pratiques linguistiques en contexte algérien » (Morsly, 2004 : 61).
Effectivement, les travaux faits dans ce sens ne manquent pas d’évoquer l’extrême fécondité d’une telle opération et notamment dans le discours des Algériens. Dans leur contexte, l’apparition de ce phénomène se présente sous plusieurs catégories. Kh. T. Ibrahimi les résume ainsi : « en réalité, nous pouvons ramener ces cas de figure d’alternances à trois catégories d’alternance fondamentales :
A - Celle des variétés dialectales entre elles.
B - Celle des variétés dialectales avec les deux variétés standard et classique de l’arabe.
C - Celle de toutes ces variétés quelles qu’elles soient avec le français » (Kh. Taleb Ibrahimi, 1997 : 109).
En effet, en Algérie, les langues en présence sont la plate-forme de cette pratique d’alternance, et le mixage des langues ne s’effectue pas toujours entre les mêmes variétés :
1. Le premier cas évoqué par Kh. T. Ibrahimi concerne le mixage des variétés locales qu’elle appelle l’alternance inter-dialectale. Cette alternance met en scène les variétés de l’arabe dialectal entre elles, celles du berbère entre elles ou celles de l’arabe avec celles du berbère. L’usage d’une telle alternance implique que les interlocuteurs maîtrisent plus au moins ces codes ; dans ce cas, la principale fonction de l’alternance est l’affirmation identitaire. Quand l’alternance s’effectue entre les variétés du même dialecte (l’arabe par exemple) elle remplit des fonctions telles que :
· La simplification du message, par le recours à des locutions ou des expressions tirées de la variété utilisée par l’interlocuteur sous forme de reformulations, d’exemples…
· La modulation du message selon les différentes appartenances présentes, qui est aussi une sorte de respect envers l’auditoire.
2. Le second cas étudié par Kh. T. Ibrahimi est l’alternance entre les variétés dialectales et les deux langues : l’arabe classique et l’arabe standard. Dans ce cas les locuteurs inscrivent généralement leur discours sur un continuum impliquant plusieurs codes linguistiques. L’alternance dont il est question se traduit par l’utilisation de plusieurs points de ce continuum ; elle peut mettre en scène : l’arabe standard et l’arabe classique, ou encore l’arabe dialectal et la variété standard/classique. Il est évident que les deux types de combinaisons sont différents du fait que dans le premier, le mixage de l’arabe dit classique et l’arabe dit standard, peut être un signe d’incompétence linguistique et de manque de maîtrise des deux variétés. Dans le second cas, le mélange de l’arabe dialectal avec les autres variétés (standard et classique) revêt chez les locuteurs arabisants des fonctions très proches de celles évoquées par Gumperz. En effet, sur le continuum déjà évoqué, les sujets parlants interpelleront l’AD (l’arabe dialectal) comme indice d’implication pour intégrer l’interaction en cours. L’usage des variétés arabes inscrites sur ce continuum constitue, selon l’auteur, une alternance inter-continuum dont l’apparition « est plus significative quand elle sert d’indice du degré d’implication du locuteur par rapport à son discours et par rapport à l’interaction, de sa distanciation-personnalisation vs objectivation chez J. Gumperz (…) l’AD interviendra à chaque fois que le locuteur se sentira impliqué ou voudra s’impliquer dans le discours » (Taleb Ibrahimi, 1997 : 111). L’insertion de l’arabe dialectal sert à accomplir la fonction d’intégration, elle marque la présence du locuteur et le degré de son implication dans le discours.
3. La troisième alternance concerne le mélange de l’une de ces variétés avec le français. C’est la plus représentative de ce que l’on appelle le mélange des langues en Algérie. Elle rassemble une langue nationale avec une langue étrangère et obéit de même à la conception donnée par J. Hamers et M. Blanc qui stipule que cette alternance est très fréquente chez les locuteurs bilingues et qu’elle leur sert d’instrument de communication. Plus intéressante encore est la distinction qu’ils présentent entre le code alterné du bilingue et l’alternance de codes d’incompétence : si le premier élément reflète la compétence linguistique des bilingues et leur maîtrise des variétés qu’ils utilisent, le second renvoie au phénomène d’incompétence et de manque de maîtrise de l’une de ces variétés. La question qui se pose dans ce cas est celle de savoir si les Algériens font souvent appel au code switching parce qu’ils maîtrisent plusieurs codes linguistiques ou parce que, ne sachant pas manipuler une langue, ils recourent à une autre. En se référant à J. Hamers et M. Blanc, K. T. Ibrahimi explique que l’usage de l’alternance des langues chez les Algériens semble correspondre aux deux situations, c’est-à-dire que dans certaines situations ces locuteurs alternent pour communiquer quelque chose (le changement de langue peut signifier : inclure ou exclure un interlocuteur), comme il peut impliquer un manque de maîtrise de la variété A, le recours à la variété B constituant alors une alternative pour combler ce manque. En dépit de toute considération épistémologique, il reste que : « le mode de communication préféré des Algériens est de loin l’alternance, le mélange des langues » (Morsly, 2004 : 112).
Le français en Algérie
La question nécessite qu’on s’y attarde, car elle est problématique et porteuse d’ambigüité. En effet, entre langue seconde et langue étrangère, le statut du français dans un pays typiquement francophone et qui refuse de se voir comme tel n’est toujours pas clair. Évidemment, les études de la situation sociolinguistique de l’Algérie montrent que le français est très présent dans le paysage discursif des Algériens, et ce dans tous les domaines et sur tous les plans ; car « en raison de sa longue aventure historique en Algérie, de sa cohabitation conflictuelle avec l’arabe et le berbère, le français reste un partenaire obligé du débat linguistique » (Morsly, 2004 : 110), Comme nous l’avons exposé, les tentatives se sont multipliées pour l’exclure du paysage linguistique des Algériens, mais en vain, son usage est toujours attesté et s’exerce dans une perspective fonctionnelle et pragmatique très profonde. Le français occupe une place privilégiée dans tous les secteurs, son importance tient selon D. Morsly (Morsly, 2004 : 113) au fait qu’il est :
1. une langue fréquemment adoptée dans les productions écrites d’ordre littéraire ou journalistique,
2. la langue de l’économie et de la technologie,
3. la langue de communication entre les Algériens et les étrangers.
Ces trois éléments et autres montrent clairement que le français est une partie intégrante de la réalité linguistique de l’Algérie et un code fondateur de son plurilinguisme.
L’importance accordée au français rend son apprentissage et son utilisation plus étendus, et le besoin de son adaptation au contexte encore plus important. Autour de ce dernier point beaucoup de recherches se sont orientées dans la direction de l’étude de ce qu’elles appellent « le français de l’Algérie » fruit de son appropriation par les Algériens (Y. Cherrad, K. T. Ibrahimi…). Ces mêmes études analysent des corpus oraux issus des situations de communication ordinaires et stipulent que le français dont usent les Algériens est bien spécifique, aussi parlent-elles de particularités lexicales, phonétiques et autres.
En 1993, D. Morsly publie une étude sur ces particularités lexicales et syntaxiques. Elle rassemble un corpus écrit tiré des journaux et un autre de nature orale effectué auprès de quelques informateurs. L’analyse des éléments tirés des journaux montre que les particularités dont il est question appartiennent à des classes grammaticales et syntaxiques différentes, et nous éclaire aussi sur le processus de leur formation. L’auteure évoque dans sa recherche les cas suivants :
1. La dérivation : ici, les éléments retenus sont fabriqués par dérivation du français, l’auteur explique que : « la néologie consiste dans le fait que le français national n’a pas utilisé ces possibilités dérivationnelles dans ces contextes lexicaux » (Morsly, 1993 : 179), elle cite l’exemple d’un mot très utilisé par les locuteurs algériens : un taxieur pour désigner un chauffeur de taxi.
2. L’attraction paronymique : ce sont des créations sémantiques ou des confusions du même ordre que provoque la présence de quelques traits communs (phoniques ou graphiques) entre certaines unités lexicales du français, par exemple : partir signifie à la fois partir et aller, purifier signifie épurer et purifier.
3. La réactivation lexicale : par réactivation lexicale, sont visés les mots dont l’utilisation n’est plus d’actualité dans la langue française. D. Morsly interpelle l’exemple du mot trabendo dont l’origine n’est pas claire, mais qui est très utilisé aujourd’hui pour désigner « le marché noir ».
4. La création par conversion : les créations retenues découlent d’une opération de transfert d’une classe grammaticale à une autre : de la verbale à la nominale, ou de la nominale à l’adjectivale, D. Morsly illustre avec les exemples suivants : « un estimatif, les mis en cause, les inégaux, les égarés (au sens de ceux « ceux qui se sont égarés » qui ont perdu le chemin) » (Morsly, 1993 : 180)
5. La mutation sémantique : la mutation dont il est question touche le signifié, les créations adoptent un signifié différent de celui du français standard. Ces transformations sont orientées par le cadre lexical, syntaxique soit par le contexte algérien, les exemples donnés tournent autour de ces trois paramètres : chaîne (queue) et les dérivés chaînard/chaînards (ceux qui font la chaîne).
6. L’emprunt à l’arabe : les mots cités sont conçus sur la base de la langue arabe dialectale et ont la structure de la langue française. D. Morsly donne les exemples suivants : wilaya→wilayal (qui appartient ou qui relève de la wilaya), houma « quartier » → houmiste (défenseur du quartier), ou encore hidjab→ hidjabiste (partisan du port du hidjeb). (Morsly, 1993 : 179)
Toutes ces particularités et bien d’autres figurent dans le français tel qu’il est employé aujourd’hui en Algérie. C’est dire que ces pratiques ont résisté à tous les facteurs socioculturels, politiques, économiques et d’autres qui ont exercé sur le contexte sociolinguistique national une influence indéniablement très forte.
Nonobstant tous les évènements importants qui ont marqué la scène sociolinguistique dont les principaux étaient la politique d’arabisation et l’officialisation du tamazight, le français a su garder sa place dans les pratiques langagières des locuteurs algériens. Les derniers corpus sociolinguistiques effectués lors des derniers mouvements de contestation et ceux collectés sur les réseaux sociaux attestent de la place importante que le français occupe dans les pratiques langagières de ces locuteurs et surtout chez les jeunes. Une autre donnée vient renforcer la position de cette langue concerne son usage massif dans l’enseignement supérieur et la recherche scientifique en Algérie. Dans une de ses dernières déclarations, le ministre de ce secteur a annoncé clairement la décision de substituer l’anglais au français, une initiative qui n’a pas été reçue avec satisfaction de la part de la communauté universitaire. Les critiques se sont multipliées et les médias n’ont pas raté l’occasion de couvrir l’évènement pour mettre en exergue la problématique linguistique à l’université.