La Francophonie et ses différentes littératures sont un exemple pour une diversité et une richesse des cultures et des imaginaires souvent encore peu exploitées. La petite littérature contemporaine du Burundi en est un exemple.
Dans "La Littérature de langue française au Burundi" de Juvénal Ngorwanubusa (1) nous apprenons les débuts hésitants d’une littérature qui, comme dans de nombreux pays de par le monde autrefois colonisés par la France ou d’autres pays, commence à s’exprimer - grâce entre autres à l’enseignement de missionnaires - relativement tardivement. Souvent, ces littératures disposent d’un trésor inespéré de tradition orale. Une des premières étapes vers la scripturalisation est souvent la poésie (proche de l’oralité), mais aussi les proverbes, contes et autres sentences.
Au Burundi, il existe - comme nous l’explique Marc Quaghebeur dans sa préface - des écrits ecclésiastiques publiés à la fin des années 1940. Ce sont des versions françaises de bucoliques burundaises liées à la vache (2) (un thème central du deuxième roman d’Anselme Nindorera : « Le ver est dans le fruit »).
L’indépendance apporte ici aussi un nouveau souffle, non sans problèmes. Car un des romans significatifs "L’homme de ma colline", de Jospeh Cimpaye (1929-1972), roman écrit en prison en 1970, est seulement publié en 2013 (3). Ce roman, qui reste à découvrir, a été écrit par un ancien Premier ministre du Burundi appartenant à l’ethnie des Hutus. Il a trouvé la mort lors du génocide de 1972.
„Un roi unique et incontestable“
Tournons-nous vers un auteur burundais qui a laissé deux romans, dont le deuxième a été publié peu de temps après sa mort survenu en 1993. Il s’agit d’Anselme Nindorera et de ses deux romans "Tourments d’un Roi" et "Le ver est dans le fruit." (4)
Dans le premier roman de ce diptyque, Anselme Nindorera se concentre sur la figure du dernier Mwami (roi, chef) du Burundi. Le livre, intitulé « Les Tourments d’un Roi » a été publié en 1993 à Bujumbura, peu de temps avant la mort de l’écrivain. Le roman est divisé en six livres et des chapitres de longueur inégale. Le protagoniste central Mwezi Gisabo, « roi unique et incontestable du Burundi », est le dernier Mwami du Burundi qui a régné avant la colonisation allemande et a dû s’arranger à partir de 1903 avec les Allemands. Il s’agit donc d’un roman historique qui va de la fin du 19e siècle jusqu’au tout début du 20e siècle. Le récit commence en 1852.
Un narrateur impersonnel pigmente son récit de commentaires lorsqu’il décrit la passation du pouvoir au fils du roi dès qu’il atteint l’âge adulte. Car selon les us et coutumes on empoisonnait rituellement le vieux roi, ce qui ne fut pas nécessaire ici pour le vieux Rutanganwa-Rugamba, qui succombe naturellement après ses cinquante ans de règne, pleuré par de nombreuses épouses qui, elles, étaient les femmes des chefs rebelles vaincus.
Le long règne du nouveau roi borgne, Mwezi Gisabo, est ponctué d’événements qui risquent de perturber pour toujours la tranquillité de la vie dans les collines de ce peuple d’éleveur de vaches. Car les collines du Burundi deviennent le lieu d’invasion d’hommes blancs (Arabes selon les commentaires) qui introduisent des mœurs inconnues jusqu’ici : le viol et l’esclavage. En plus, ils sont équipés d’armes également inconnues. Dans les escarmouches entre Arabes et Noirs (68), les flèches l’emportent provisoirement contre des fusils.
Le narrateur qui s’inclut dans le récit par un "nous" peut rapporter la victoire contre les Arabes qui ont été presque tous été éliminés. (p.73) Mais ce n’est qu’un soubresaut, car ce sera la dernière fois qu’un peuple menacé par l’envahisseur sortira vainqueur de ce genre d’affrontement. Les armes modernes auront gain de cause contre la ruse millénaire et l’habileté des guerriers armés d’arbalètes et de flèches.
„Un roi qui ne connaissait pas l’histoire“
La suite de ce roman signale l’arrivée d’autres hommes à la couleur éclatante et toute rouge (p.79), il s’agit de missionnaires, de Pères blancs. Mais ce ne sont pas les derniers intrus signalés : « Il en vient d’autres qui ne portaient plus ni robes blanches ni perles noires, mais un costume de vêtements de couleur verte avec chapeau » (p.82). S’agit-il de militaires ? Le roi craint pour son pouvoir face à ces gens d’étrange couleur qui s’implantaient contre son gré. (p.83).
Commentaire du narrateur : "Mais ce roi ne savait pas encore ce qu’était l’Histoire... » (p.84). Alors que le nombre de ces étrangers croissait, entre temps arrivèrent aussi des Allemands, appelés soit Badagi soit Mudagi. Mwezi ne comprend pas encore qu’il a perdu (p.86), surtout lorsque Kirima, son demi-frère, se soulève et fait un pacte avec les Blancs. Mwezi a encore un autre adversaire dans ses propres rangs. Maconco (nain et difforme), rêve d’évincer le roi pour le devenir lui-même.
Dans ces temps de changement se forment des coalitions contre l’ancien pouvoir et c’est ainsi que Kirima et Maconco forment une union avec les Blancs. Mwezi n’est sauvé de la mort certaine que par une ruse du sorcier Kayoya.
Mwezi acculé se résigne et est prêt à accepter les conditions des Blancs. Le royaume est finalement divisé en trois parts égales entre Mwezi, Maconco et Kirima par le "Traité de Kiranga de 1903." (p.228).
Un roman historique, qui réussit au moins partiellement à donner une idée au lecteur de quelles dimensions furent les bouleversements intervenus dans cette partie de l’Afrique à l’époque du partage et de la colonisation du continent.
Dans son deuxième et dernier roman « Le Ver est dans le fruit », l’approche narrative d’Anselme Nindorera s’avère complètement différente. "Si dans "Les Tourments d’un Roi", le lecteur a l’impression d’être plus ou moins témoin d’un bouleversement politico-historique qui balaie les anciennes structures suite aux invasions et conquêtes coloniales de la fin du 19e siècle, le récit du "Ver est dans le fruit" se consacre aux us et coutumes de la vie quotidienne dans les collines vertes du Burundi, à l’écart des centres urbains qui doivent leur existence à la colonisation. Le récit se déroule entre les deux guerres mondiales, plus précisément de la fin des années 1930 au début des années 1940, et il thématise la christianisation en marche suite à l’arrivée des Pères blancs et des colonisateurs, la défaite du roi Mwezi Gisabo qui représente le monde d’avant et les contradictions inhérentes aux nouveaux modes de cultures.
Adultères impardonnables
Le roman est divisé en sept parties et nous livre une description schématique des personnages dépeints en noir et blanc et où un narrateur omniscient et moralisateur commente les actions et pensées des personnages. Un leitmotiv : les vieux usages et coutumes ancestrales en opposition aux dogmes du christianisme.
Chez deux protagonistes du roman s’affrontent deux idéologies, deux croyances : Mpongera, un Chrétien, et Singenda, un païen. [On ne parle pas d’animisme dans ce roman.] On s’attendrait à des discussions fertiles aux arguments percutants. Mais les discussions entre les personnages s’avèrent statiques et leurs points de vue restent inconciliables jusqu’à la fin. Il n’y a pas vraiment de rapprochement possible. Les personnages restent sur leurs positions, il n’y a pas d’évolution, pas de compromis, pas de solution pacifique de conflits. Au contraire, la solution sera l’élimination de l’adversaire.
Le récit connaît un regain d’intensité lorsque Singenda et Leonira/Sinigiria (la femme de Mpongera) commettent l’adultère, ce qui est impardonnable selon les croyances et coutumes ancestrales : les fautifs méritent la mort. Par la suite, le même schéma statique se retrouve, lorsqu’on veut empêcher le mariage entre Nahimana et une fille de Singenda (ennemi de sa famille, parce qu’assassin de son père). Ces stéréotypes se répètent dans l’attitude de Nzigo, le frère cadet de Nahimana, qui rêve de se venger du traitement injuste qu’on lui inflige et qui reste figé dans sa haine du frère aîné qu’il rêve d’assassiner.
Le roman prend une tournure inattendue avec la vieille sorcière de la montagne dans la partie centrale du livre. Cette sorcière, avec son physique à faire peur et un nom qui va avec c’est à dire « Gifyera-frappée-par-la-foudre » et un rire de fossoyeuse, a la réputation macabre d’être la meilleure empoisonneuse. Barukwege, veuve et mère de Nahimana et de Nzigo, a des projets pour empêcher le mariage entre son fils aîné et sa lointaine cousine, Mabwire, qui est de la famille des assassins de son mari. Son dernier recours pour éviter cette "mésalliance"" est la sorcière qui lui fournit le poison tant souhaité. L’empoisonneuse, dont on ne sait pas comment elle a pu agir impunément pendant si longtemps, raconte ses méfaits, dont elle a commis les premiers dans sa prime jeunesse.
Sacrifices pour l’Europe en guerre
Le poison que Barukwege emporte va être utilisé à son insu pour différents règlements de compte. Nzigo veut enfin supprimer son frère aîné et Mpongera, le chrétien, se venger de l’adultère commis pas sa femme. Survient dans ce récit le grand conflit mondial chez les Blancs et les colonisateurs exigeant des Africains des sacrifices pour l’Europe saccagée par la guerre et qu’ils fassent don de leur seule richesse, les vaches.
Le récit plonge ses racines dans les mythes et croyances ancestrales, ataviques où le précepte chrétien de l’amour du prochain se heurte aux réflexes survenus du passé. Ponctué de clichés et de stéréotypes, le roman se termine sur les grandes fêtes chrétiennes, Pâques, le Baptême et la Confirmation : fête et consommation excessive de bière. Surviennent des deuils multiples, les morts accidentelles et volontaires par empoisonnement des protagonistes principaux. C’est ainsi que les "fautifs", coupables d’adultère, meurent, ainsi que Nzigo qui voulait tuer son frère.
Après les enterrements rituels accompagnés d’incantations, une lueur d’espoir surgit dans le personnage de Nahimana, baptisé, qui veut vivre pour autrui.
Ce deuxième roman d’Anselme Nindorera laisse le lecteur quelque peu perplexe. Si dans le premier roman, "Les Tourments d’un Roi", il a réussi à dresser un tableau historique des transformations sociétales survenues suite à la colonisation, il a régressé d’un certain point de vue en nous présentant un monde à l’ancienne (malgré la présence d’un christianisme de façade), statique et figé dans les stéréotypes où les caractères n’évoluent pas mais restent campés sur leurs positions.
Notes :
(1) Juvénal Ngorwanubusa : La Littérature de langue française au Burundi. Préface de Marc Quaghebeur. Bruxelles : Archives et Musée de la Littérature 2013. Collection Papier Blanc Encre Noire. 323 pages.
(2) Juvénal Ngorwanubusa, op. cit. p.7.
(3) Joseph Cimpaye : L’homme de ma colline. Bruxelles : Archives et Musée de la Littérature 2013.
(4) Anselme Nindorera : « Tourments d’un Roi. » Bruxelles : Archives et Musée de la Littérature 2018. Préface de Marc Quaghebeur et « Le Ver est dans le fruit », également publié à Bruxelles : Archives et Musée de la Littérature 2018. Avec une préface de Marc Quaghebeur.