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Asya Djoulaït, « Noire précieuse », sus aux apparences !

Asya Djoulaït, « Noire précieuse », sus aux apparences !

1er juin 2020 - par Arnaud Galy 
Asya Djoulaït - © F. Mantovani
Asya Djoulaït
© F. Mantovani

« J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux. » Un roman qui s’ouvre par une citation de Léopold Sédar Senghor met la barre très haut. Voilà pourtant le choix d’Asya Djoulaït qui met en libraire, en ces temps épouvantables y compris pour les libraires, Noire précieuse. C’est peu dire que la barre est effacée avec aisance. Du Armand Duplantis dans le texte. Les perchistes apprécieront !

« Noire précieuse » se dévore. Est-ce un roman pur jus ? Un docu-fiction littéraire ? Difficile à dire. Le fait est que le dépaysement est total. Un voyage immobile transporte le lecteur du cœur du Paris africain, ivoirien pour être précis, à Abidjan, en un claquement de doigts. Des coups de balancier nous font remonter le temps. Au cinéma on appellerait ça des flash-back, profitons de l’utilisation de ce terme anglais pour dire que produire un film de ce « Noire précieuse » serait une idée pétillante. Chaque page est aussi visuelle que littéraire. En exagérant le trait, on pourrait même imaginer qu’un étudiant de la FEMIS* entendrait une bande-son en lisant les mots d’Asya Djoulaït.

Laissons de côté les digressions et autres avis plus que personnels, revenons à notre mouton. Nous sommes Rue du Château-d’Eau. Les boutiques africaines y poussent comme les anacardiers en Côte d’Ivoire. Nos héroïnes, mère et fille, sont aussi différentes que le chien et le chat. Excepté Jésus, tout les sépare... en apparence. Oumou la mère, qui ne voit qu’à travers la dépigmentation de la peau pour faire « blanc » alors qu’au fond d’elle-même le pays, son pays, est toujours là collé à ses semelles. Oumou accorde beaucoup d’importance (trop ?) à l’apparence. Déception, sa fille Céleste, dont les kilos en trop lui bousculent les certitudes, est une brillante lycéenne ! Elle engloutit les études, jusqu’à entrer à H4, pardon Henri IV, le lycée des premiers de cordée où elle forme un duo improbable avec Clémentine, jeune fille en apparence à 180° de l’atmosphère de Château d’Eau. Céleste est profondément française, intégrée, marchant droit vers la réussite sociale. Noire, pourtant.

Noire en dehors et blanche en dedans parce que travailleuse et
cultivée, parce qu’elle allait sortir du quartier. Stoïque,
Céleste essuya les accusations de haute trahison sans tenter
de se justifier.


Elle avait opté pour un chemisier beige bouffant, un
pantalon fluide noir, des ballerines marron. Elle enfila
l’ensemble dès qu’elle sortit de son lit et éprouva de l’embarras
dans cette tenue volumineuse et étriquée. Elle sentit
plus que de coutume pendre le mou de ses bras et la sensation
désagréable de chaleur que provoquait le frottement
de ses cuisses. Elle noua ses cheveux dans un chignon serré.
À grand renfort d’huile de coco, elle plaqua les frisottis qui
s’échappaient de ses rajouts. Lorsque sa mère la vit arriver
dans la cuisine, elle ne put réprimer un rictus :
— Que veut la ministre pour son petit déjeuner ?
Céleste souriait, mais la gêne était perceptible :
— C’est bien comme ça ?
— C’est trop sérieux là. T’as quinze ans-ô, déplora sa
mère qui trouvait que sa fille avait l’allure d’une jeune
veuve, habillée en secrétaire pudique, grosse de surcroît.


C’est avec émoi qu’elle se rendit à l’évidence. Ce soir-là, pour la
première fois, elle se sentait pleine de gluten.

Loin de s’éloigner des siens, comme quand Céleste donne volontiers un coup de main au Professeur Boussoula en lui rédigeant la publicité vantant ses dons pour faire revenir l’être aimé et tout le toutim, y compris la magie sexuelle. Jésus est bien loin.

Elle s’arrêta devant l’église Saint-Étienne-du-Mont
dont la façade lui fit un effet singulier. Elle la trouva bancale
et prétentieuse. Son regard buta sur les gargouilles.
Leurs cous, particulièrement longs et fins, les rendaient
encore plus saillantes et menaçantes. Elle pressa le pas et,
par précaution car on ne sait jamais, elle se signa.

Mais voilà, le pays qui coule dans les veines de la mère et la fille, Abidjan et Cocody sans oublier le flou qui règne sur le mari (et papa) absent, tout concourt à brouiller les cartes. À déjouer les apparences.

Au fait, une question qu’il faudrait poser à Asya Djoulaït* : diantre, où a-t-elle débusqué cet argot ivoirien, drôle à souhait, dont Oumou, Céleste, et autres usent et abusent. Fera-t-on à Asya Djoulaït le procès en sorcellerie de l’appropriation culturelle ? Que Jésus l’en protège ! Souvent les notes de bas de page sont un pensum pour le lecteur, ici, elles sont source de sourire. En prenant des notes, pourquoi pas briller lors d’un repas entre potes en distillant une saillie piquée dans Noire précieuse ?

Céleste s’efforçait de manger, sans conviction.
— C’est toi qui m’as demandé banane braisée avec
arachide non ou bien ?
— Oui, mais j’ai pas trop faim...
— Comment ça pas trop faim ? Tu vas daba chapchap !
Kessia ?
— Non y a rien...
— Comment y a rien ?
— Maman, pourquoi je peux pas me tchatcho aussi ?
— Eh Dieu ! Toi tu cherches palabres ! Yé t’ai déjà
expliqué-ô !

La barre est donc passée au premier essai !
Une vision décapée de l’immigration, de la clandestinité, des a priori et des palpitations d’une diaspora. Sans parler du gentil « blanc » travaillant pour l’Organisation internationale de la Francophonie ! Cerise sur le gâteau !


* FEMIS : École nationale supérieure des métiers de l’image et du son
* Un jour peut-être !


Gallimard - Continents noirs - 2020

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