C’est un secret de polichinelle. La jacinthe d’eau est une plante nuisible sur bien de plans. Que ce soit pour les populations, les espèces aquatiques, ou encore pour l’environnement, cette espèce végétale est une menace. De son nom scientifique, Eichhornia crassipes, la jacinthe d’eau est une espèce de plantes monocotylédones de la famille des Pontederiaceae, originaire d’Amérique du Sud. Au Bénin, elle apparaît dans les zones lacustres notamment pendant la crue, c’est-à-dire lorsque l’eau monte. Plusieurs organisations dont l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et l’Union Européenne (UE) la classent parmi les pires espèces envahissantes au monde. Malgré la splendeur de l’étendue de ses feuilles sur les lacs, marécages et cours d’eau, elle a toujours été considérée comme une chose dont il faut se débarrasser.
Mais depuis quelques années, la donne est en train de changer. « Cette plante envahissante exerçant des effets néfastes sur la flore (et la faune, NDLR) aquatique et sur la vie humaine, est désormais considérée comme une opportunité du fait de l’émergence d’une quasi-filière autour de ladite jacinthe d’eau dans la plupart des milieux lacustres du Bénin », relève le PNUD dans un article publié sur son site en décembre 2021. À Ganvié, la cité lacustre du Bénin, située sur le lac Nokoué au nord de Cotonou, plus précisément dans l’arrondissement de Ganvié 2, commune de Sô-Ava, la jacinthe d’eau est source de revenus et de joie pour plusieurs familles. Ce 7 juin 2022, nous avons rendez-vous avec Agnès Kpakpo, présidente de la Coopérative « Togblé-Tognon » qui transforme cette espèce en produits artisanaux.
De l’embarcadère d’Abomey-Calavi, d’où on prend départ en barque, 20 à 25 minutes de transport fluvial suffisent pour se retrouver devant la boutique du groupement féminin dans le quartier lacustre de Guédévié Gbégbassa, arrondissement de Ganvié 2.
Essentiellement bâtie en bois et peinte en vert, elle est située au milieu d’une dizaine de maisons sur pilotis, comme elle-même d’ailleurs.
En attendant l’arrivée de la première responsable de l’organisation, Fina Hadjagoun, la quarantaine, s’affaire à couper la jacinthe séchée en tranches fines pour tisser le couvercle d’un bocal fabriqué la veille.
Sacs, protège-bouteilles, bocaux, paniers, chapeaux… tout y est. Pendant que nous observions les objets exposés dans la boutique, la présidente du groupement arrive à bord de sa pirogue. Il est 10 heures. La quinquagénaire entre dans la boutique et s’installe. « Nous avons de la visite aujourd’hui », a-t-elle dit avec sourire à ses collègues du groupement. « C’est vous qui fabriquez tout ceci ? », avons-nous interrogé stupéfaites. « Nous fabriquons aussi des nattes et autres objets d’art », confie toute fière Fina. Sur commande, ajoute Agnès Kpakpo, les femmes vannières fabriquent des canapés et berceaux pour les bébés.
Transformer la nuisance en profit…
Depuis longtemps, explique la présidente de Togblé-Tognon, la jacinthe est considérée comme quelque chose de mauvais à Ganvié. « Lorsqu’elle apparaît ici, les pirogues passent difficilement. Pour un trajet de 10 à 20 minutes, vous pouvez faire 1 heure », raconte-t-elle. Conséquence, la principale activité des populations de la cité lacustre, qui est la pêche, « prend un coup », confient les femmes du groupement. Prendre la jacinthe pour en faire quelque chose de bien était quasi inimaginable à Ganvié. D’où le nom du groupement, « Togblé-Tognon » (Littéralement : le pays va mal ; le pays se développe, en Fon, langue la plus parlée au sud du Bénin, NDLR). Autrement dit, « Togblé-Tognon » signifie : « transformer les problèmes en opportunités de développement ». En 2010, grâce au Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), Agnès Kpakpo et cinq autres femmes de l’arrondissement de Ganvié 2 ont suivi deux mois de formation à l’utilisation de la jacinthe d’eau dans la vannerie. Depuis lors, la transformation de cette espèce en produits artisanaux est la principale source de revenus de ces femmes. Aujourd’hui la coopérative compte 52 femmes dont une trentaine de permanentes et des saisonnières (exclusivement impliquées dans la cueillette de la jacinthe pendant la crue).
Pendant la montée des eaux, à l’aide des couteaux, les femmes de la coopérative, à bord des pirogues, vont à la recherche de la jacinthe sur le lac. Après la cueillette, les tiges sont coupées et lavées avec de l’eau savonneuse puis séchées. « Le séchage dure au moins 4 semaines », apprennent-elles. C’est après cette étape que commence le tissage.
… pour des femmes indépendantes et autonomes
L’activité, fait savoir Agnès Kpakpo, « a fait beaucoup d’heureux à Ganvié ». Surtout au départ, précise-t-elle, « nous avons eu le soutien de plusieurs structures étatiques et non étatiques ». Les femmes de Togblé-Tognon ont également eu la chance de participer à plusieurs expositions et foires pour se faire connaître. L’argent qu’elles gagnent grâce à cette activité leur permet de subvenir à leurs besoins et d’assurer les charges de leurs foyers, ont-elles confié.
Mère de cinq enfants, Fina Hadjagoun est dans cette coopérative depuis 2014. « Dans notre communauté, nos maris sont pour la plupart des pêcheurs. Quand ils rentrent avec du poisson, ce sont les femmes qui se débrouillent pour trouver le reste (condiments, vivres, etc.) pour nourrir toute la famille », apprend la vendeuse de poissons reconvertie. Mais grâce à cette activité, poursuit-elle, les femmes ne s’en plaignent plus. « Il y en a même qui contribuent à la scolarisation de leurs enfants ou à payer leurs contrats de formation », renchérit la présidente. « Parfois nous avons de grandes commandes. C’est avec ce que nous gagnons que nous faisons tout », partage heureuse Fina.
Sènavè Houngbo est mère de 5 enfants et attend un nouveau. Dans la coopérative depuis 2010, elle en tire d’énormes profits. Sourire aux lèvres, elle raconte : « cette activité nous est plus avantageuse que les précédentes ». Presque en chœur, ces femmes confient comment elles contribuent au maintien de leurs enfants à l’école en cas de non-paiement des frais de scolarité par leurs époux. « En 2021, j’ai pu inscrire mon fils en 6e après son admission au Certificat d’études primaires (CEP) grâce à ce que je gagne », souligne Sènavè. Presque à terme, elle confie avoir préparé le trousseau de son futur bébé grâce aux revenus issus de cette activité. « Si chaque femme arrive au moins à vendre un sac par jour, elle ne se plaindra plus et va mieux se consacrer à la transformation de la jacinthe en bien », assure la présidente.
Announ Hadjagoun est fier du travail de sa maman. Grâce à cette activité, se vante-t-il, sa mère « contribue convenablement aux dépenses familiales et est autonome ». En plus d’y tirer l’essentiel de ses revenus, ajoute-t-il, Agnès Kpakpo est membre de plusieurs organisations qui militent pour l’autonomisation des femmes au Bénin.
Pas qu’une affaire de femmes
À Ganvié, les femmes de Togblé-Tognon peuvent compter sur leurs époux, fils, frères et beaux-frères pour poursuivre leur travail. De la cueillette de la jacinthe d’eau à sa transformation en passant par le séchage, elles ont le soutien de leurs époux et proches. « Nos maris nous accompagnent à la cueillette », font-elles savoir. Ces hommes le font parce que la cueillette est pénible. Mais surtout, ajoute la présidente, pour la sécurité des femmes « en cas de vent violent », puisqu’elles la font en pirogue. « À part la cueillette, mon mari m’aide à couper les tiges en tranches fines après le séchage pour que le travail soit rapide », nous apprend Sènavè Houngbo. Ce coup de main, reconnaît-elle, l’aide à vite finir ses travaux de vannerie pour vaquer à ses occupations domestiques.
Les jeunes de Ganvié 2 sont également mis à contribution dans la cueillette. « Nous allons sur le lac avec elles ou dans d’autres localités de 8 heures à 17 heures, voire 18 heures », explique François, jeune proche d’une femme du groupement. Son ami Alexandre assiste également ces femmes. « Il arrive qu’on fasse la cueillette avec elle pendant une semaine », ajoute-t-il. Jeune sérigraphe basé à Cotonou, malgré ses occupations, Announ aide aussi à faire la cueillette et parfois la livraison des produits aux clients.
Dans cette activité, Agnès Kpakpo a également le soutien moral, physique et technique de son mari, Kêyê Hadjagoun. « C’est avec beaucoup de plaisir que je l’assiste dans cette activité », dit-il. En raison de ses activités personnelles, il lui est difficile d’accompagner les femmes sur les lacs pour la cueillette. C’est pourquoi il demande à ses fils d’y aller « pour s’assurer que tout se passe bien ». Plus de la soixantaine, il assiste sa femme notamment dans le tissage des cordes pour les sacs à main.
Un besoin de visibilité malgré les soutiens
Announ Hadjagoun fait la promotion des produits de Togblé-Tognon sur les réseaux sociaux : Facebook et WhatsApp. Au début, raconte-t-il, sa mère et ses collègues avaient des difficultés d’écoulement des produits. « Elles ne vendaient qu’aux touristes qui venaient à Ganvié », se souvient le jeune sérigraphe.
Voyant les difficultés qu’elles éprouvent, il a commencé à réfléchir à comment leur trouver plus de clients afin de « vendre régulièrement » et se sentir « épanouies » grâce à leur travail. C’est alors qu’en 2017, il a décidé de créer un compte Facebook. « J’ai constaté qu’il y a des personnes qui font la publicité de leurs articles sur les réseaux sociaux. Moi aussi j’ai commencé à le faire et ça prend petitement », se réjouit-il. Les femmes vannières ont déjà vendu plusieurs produits grâce aux publications de leurs proches sur les réseaux sociaux. « Actuellement nous sommes sur une commande… le client est venu grâce à un post Facebook de mon fils », témoigne Agnès Kpakpo.
Au service de la biodiversité
En plus de contribuer à sauver la biodiversité des affres de la jacinthe d’eau, les femmes de « Togblé-Tognon » aident à préserver l’environnement avec les produits biodégradables qu’elles fabriquent. Joséa Dossou-Bodjrènou est naturaliste-vétérinaire et Directeur exécutif de l’ONG Nature Tropicale. Son organisation est spécialisée dans l’éducation environnementale du grand public et les recherches scientifiques sur la diversité biologique. Plante d’eau douce, explique-t-il, la jacinthe pousse dans des eaux « très polluées » parce qu’elles « sont très chargées de matières organiques ». Ainsi, poursuit le spécialiste, le « rôle écologique » de cette plante de purifier l’eau.
Mais, relève-t-il, lorsque la jacinthe couvre tout le plan d’eau, « ça crée des problèmes pour l’oxygénation de l’eau ». Mieux, déplore le naturaliste, quand elle envahit toute la surface de l’eau, « les poissons n’arrivent pas à bien respirer ». Selon lui, si la jacinthe n’est pas enlevée, elle pourrit dans l’eau et « cela crée l’envasement ». Ce qui, apprend le naturaliste, crée encore d’autres problèmes pour l’environnement. Dans ce cas, insiste-t-il « c’est assez dangereux et nocif pour les espèces aquatiques ». D’où la nécessité de trouver un mécanisme pour enlever la jacinthe d’eau à un moment donné pour éviter le pourrissement.
Cependant, souligne Joséa Dossou-Bodjrènou, il ne sert à rien d’enlever la jacinthe et de la déposer au bord de la berge. Car, il suffit d’une pluie pour que tout retourne dans l’eau et entraîne un envasement. Pour lui, les femmes de Togblé-Tognon et toutes les autres initiatives de transformation de cette plante exotique sont à encourager parce qu’elles « participent à la protection de la biodiversité ». C’est pourquoi il estime que les femmes de Ganvié 2 méritent un accompagnement et une attention particulière des autorités béninoises. « Si on veut accompagner ces femmes, il faut consommer leurs produits. Permettre à ce que leurs produits soient sur certains marchés », exhorte le naturaliste.
Déjà une décennie malgré les difficultés
Togblé-Tognon a pris corps en 2010. Depuis lors, les femmes de la coopérative, qui sont passées de 6 à 52 se débrouillent du mieux qu’elles peuvent pour continuer l’activité. De la cueillette à la commercialisation des produits en passant par le séchage et le tissage, elles rencontrent d’énormes difficultés. « Le plus dur, c’est la cueillette et le séchage », se plaint Fina Hadjagoun. Pour la cueillette, elles n’ont que deux pirogues. Ce qui les oblige à faire plusieurs jours pour avoir une quantité suffisante à utiliser jusqu’à la prochaine crue où la jacinthe apparaît. « Il est déjà arrivé qu’on achète la jacinthe parce qu’on a n’a pas trouvé assez ici à Ganvié ».
L’autre difficulté majeure des femmes de Togblé-Tognon, c’est le séchage. « Nous n’avons pas d’air de séchage. Donc lorsque le vent souffle, les racines de jacinthe, à moitié ou presque totalement sèches, tombent dans l’eau et ça complique tout », se lamente Agnès Kpakpo. Elles et ses collègues ont besoin d’un air de séchage protégé ou électrique pour gagner du temps et produire plus. En plus, confient-elles, la vente n’est plus au beau fixe. « Nous avons besoin de visibilité aussi pour mieux vendre nos produits », lance Fina montrant le stock de produits disponibles. C’est le tourisme, apprend la présidente, qui valorise les produits de cette coopérative. Malheureusement, se confie-t-elle attristée, depuis l’avènement du Covid-19, le nombre de visiteurs étrangers de Ganvié, la Venise d’Afrique, a baissé.
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Article écrit dans le cadre de la création d’un réseau international de jeunes journalistes enquêtant sur les Objectifs de développement durable afin de sensibiliser les populations au respect de ceux-ci.
Organisation Internationale de la Francophonie ; Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (France) ; Ministère de la Francophonie (Québec) : Principauté d’Andorre.
Avec le soutien de l’École supérieure de journalisme de Lille (France) et de l’Institut francophone du Développement durable (Québec).