- Dilma Roussef après sa réélection (Wikimedia Commons - fabio rodrigues pozzebom)
Une belle chanson encore sans rimes
La fin de l’année 2014 au Brésil a été marquée par la reconduction de la présidente Dilma Roussef, du Parti des Travailleurs, au gouvernement fédéral pour un nouveau mandat de quatre ans, par le moyen d’élections directes disputées en deux tours pendant le mois d’octobre de 2014. Au premier tour (le 5 octobre), les Brésiliens ont dû choisir l’un des 11 candidats qui se sont présentés à la présidence et ils ont confirmé leur appui aux trois qui avaient vraiment partagé l’opinion publique : Dilma Roussef (41,6 % des votes), Aécio Neves (Parti de la Sociale Démocratie Brésilienne, 33,6 %) et Marina Silva (Parti Vert, 21,3 %). Silva qui pour une bonne partie de la population représentait un vrai renouveau n’a pas réussi à séparer son image du groupe religieux qu’elle représentait, surtout après la mort tragique dans un accident d’avion du candidat d’opposition Eduardo Campos dont elle était la colistière.
Ainsi, après trois semaines de débats intenses et parfois extrêmement agressifs, avec une répercussion dans les réseaux sociaux qui a, maintes fois, dépassé l’éthique et le bon sens, Dilma Roussef remporte les élections au deuxième tour avec une différence minime des votes (51,64 %) par rapport à Aécio Neves.
Dilma Roussef a été investie le 1er janvier 2015, et a dû tout de suite s’occuper plutôt à faire face à la méfiance de la moitié de la population envers ses promesses de campagne qu’à continuer sur la voie des grandes conquêtes sociales obtenues lors de son premier mandat et des deux mandats de son prédécesseur, Luis Ignacio Lula da Silva, parmi elles, la fin de la misère pour 40 millions de Brésiliens. Tout en donnant le slogan « Patrie éducatrice » à son nouveau gouvernement et voulant dire par là que ce serait finalement le tour du vrai changement d’une société qui compte 15 millions d’analphabètes et 30 millions d’illettrés, Dilma Roussef s’est vue pourtant prise dans un tourbillon formé par la crise économique (due, entre autres, à la crise mondiale, mais aussi à un déficit du propre gouvernement et une mauvaise gestion des finances publiques) et les accusations de corruption contre l’entreprise brésilienne modèle du secteur pétrolier, la Petrobras. Quelques-unes des plus grandes entreprises de construction du pays verseraient, depuis assez longtemps, des dessous-de-table à certains directeurs de la Petrobras pour obtenir de contrats juteux et financer les partis politiques, parmi lesquels, le Parti des Travailleurs.
- Brésil terre des contrastes de Roger Bastide
Pas de rime possible
Aucune rime ne nous semble possible entre « patrie éducatrice » et « corruption systémique » au sein d’un même gouvernement. Mais le Brésil, tout en étant le pays de la musique et de la samba, n’est vraiment pas expert en rimes ; il l’est plutôt en contrastes. Cette caractéristique du pays a déjà été étudiée et clairement dénoncée par d’importants chercheurs, comme le philosophe, ethnologue et sociologue Roger Bastide dans son livre Brésil. Terre des contrastes (Paris/Montréal : L’Harmattan, 1999 – édition originale de 1957), où il souligne la diversité, le déphasage et les disparités des situations régionales brésiliennes, aspects qui ont attiré aussi l’attention du géographe Hervé Théry qui, dans son livre Brésil (1re édition 1985 ; 5e édition 2012), donne comme titre à l’un des chapitres : « La Suisse, le Pakistan et le Far West ».
Si nous revenons au début de cet article, on voit que le système électoral brésilien est, lui aussi, marqué par les contrastes : le vote est obligatoire pour tous ceux qui ont entre 18 et 60 ans et si l’on ne peut pas voter il faut justifier son absence ou en subir les conséquences, car des confirmations de vote sont exigées pour assumer, par exemple, un poste public. Cette obligation permet un taux considéré bas d’abstentions – 20 %. Ainsi, en octobre 2014, presque 143 millions d’électeurs brésiliens se sont rendus aux urnes pour choisir non seulement le président de la République, mais aussi pour renouveler deux tiers des sénateurs fédéraux, élire leurs représentants à la Chambre des Députés, 27 gouverneurs d’État et 1059 représentants de parlements d’État.
- Voter, toujours voter ! (Collection personnelle de Cristina Casadei Pietraroia)
En sachant que le nombre actuel de Brésiliens dépasse les 200 millions, selon l’IBGE (Institut Brésilien de Géographie et Statistique), nous pouvons imaginer les péripéties que font certains d’entre eux pour aller voter : des familles entières qui se déplacent dans le Sertão du pays ou des gens d’Amazonie qui vont voter sur des pirogues. Des scènes inouïes passent à la télévision afin de montrer l’effort du gouvernement pour que le vote « arrive » dans les régions les plus lointaines du pays. À l’opposé de l’obligation du vote, la modernité est présente par le système de vote électronique depuis 1996, qui permet un dépouillement extrêmement rapide : les résultats sont disponibles quelques heures après la fermeture des bureaux de vote, le jour même des élections.
Un autre fait qui présente plusieurs contradictions dans ce domaine : les femmes brésiliennes peuvent voter depuis 1932 (et sont obligées à le faire à partir de 1946), bien plus tôt que les femmes de plusieurs pays européens (1971 pour la Suisse), mais la politique brésilienne ne compte que 9 % de femmes à la Chambre de Députés et 10 % au Sénat, ce qui ne va pas non plus avec l’élection d’une femme à la présidence de la République, réélue pour un deuxième mandat….
De la modernité, oui (le vote féminin, une présidente à la tête du gouvernement et des urnes électroniques qui arrivent dans les moindres recoins du pays), mais côtoyant la faible présence de femmes, de noirs et de représentants des petits producteurs dans les institutions politiques ainsi que le vote obligatoire, imposition arriérée et perverse qui, associée à la corruption présente dans le financement des partis politiques par de grandes entreprises, semble sortir de la pire phase du Moyen Âge avec ses fiefs, souverains, seigneurs féodaux et leurs (pas toujours fidèles) sujets.
- Une société connectée (Flickr - maxwell mariano)
Toujours pas de rime… heureusement
À cet énorme système de contradictions, possible en grande partie par un manque d’investissement des États dans l’éducation brésilienne de base, s’oppose un autre : celui des Brésiliens qui œuvrent tous les jours pour de meilleures conditions de vie pour eux et pour le pays, le monde des moyennes, petites et micro entreprises, parfois individuelles, et d’organisations non gouvernementales qui misent sur l’innovation pour surmonter les défis. Ainsi, en 2012, on comptait 10 000 entreprises dans le domaine de la technologie créées par de jeunes entrepreneurs avec très peu d’argent et beaucoup d’idées. Ce sont des startups qui ont fait bouger, à la même année, 2 billions de reaux.
Grâce à une loi générale pour les petites et moyennes entreprises qui facilite leur ouverture et un paiement simplifié de taxes et d’impôts (le système « Simples »), le Brésil fait figure de leader mondial, avec une augmentation de 23 % à 34,5 % d’entrepreneurs en dix ans, d’après la recherche Global Entrepreneurship Monitor (GEM).
Ici, le petit négoce (les petites entreprises ouvertes par des personnes entre 18 et 64 ans) est responsable pour plus de 52 % de la création d’emplois formels et représente 40 % de tous les salariés brésiliens. Ces chiffres dépassent ceux des pays comme les États-Unis (20 % d’entrepreneurs), le Japon (10,5 %), l’Italie (8,6 %) et la France (8,1 %). Presque 5 millions sont des « micro-entrepreneurs-individuels » (MEI), selon les données de 2014, et qui ont droit à la retraite, aux congés maladie et maternité. En plus de bénéficier d’une réduction d’impôts, les micro-entrepreneurs ne doivent avoir qu’une recette annuelle de 60 000 reaux, soit 20 000 dollars.
Innovation et créativité
Les Brésiliens sont ceux qui achètent le plus de téléphones cellulaires, de postes de télévision à haute définition, de caméras digitales et de tablettes parmi les huit principaux pays émergents et industrialisés (données de 2010, selon Accenture Consultant) et ce qui pourrait être considéré comme un problème se transforme en bénéfice grâce à la créativité et la capacité à réagir des Brésiliens, comme Renato Sabbatini, directeur de l’EduMed. Fondé en 2000, cet institut a pour objectif de développer des projets dans les domaines de l’éducation à distance et de la télémédecine, en partenariat avec les universités, les centres de recherches, les hôpitaux et les entreprises. Grâce à un système de télévision digitale interactive, via satellite, 200 antennes déjà installées dans le pays facilitent l’accès des écoles et universités aux transmissions vidéo et à l’Internet à très haut débit.
Comme Sabbatini, Romero Rodrigues, 29 ans, figure parmi le classement Abril des 50 champions de l’innovation au Brésil (http://info.abril.com.br). Avec ses associés, il a développé en 1999 un logiciel de capture d’informations dans les sites de commerce électronique, pouvant ainsi créer un site de comparaison de prix, le BuscaPé, qui emploie aujourd’hui 204 personnes et est capable de comparer les prix de 15 millions de produits de 60 000 magasins.
Du côté des Organisations Non Gouvernementales, quatre brésiliennes apparaissent parmi les cent les plus importantes du monde (http://theglobaljournal.net - 25/01/2015) : Saúde Criança (Santé Enfant), Viva Rio, Instituto da Criança (Institut de l’Enfant) et Centro de Inclusão Digital. Elles ont réussi, respectivement, à réduire de 85 % l’hospitalisation des enfants au Brésil, à diminuer la violence dans les communautés pauvres de Rio de Janeiro, à aider à la création d’entreprises qui visent la transformation de la société et le développement durable, et à inclure dans la société digitale des milliers de Brésiliens.
Ainsi, si d’un côté on ne parle en ce début d’année que de corruption et de crise, de l’autre la capacité à créer et à réagir des Brésiliens, nous permet de rêver, de rêver à de belles rimes pour mieux chanter notre pays.