CONSIGNE : "Ecrire (au plus) une page (A4) en commençant par la formule empruntée à André Breton : "il me fait jouer de mon vivant le rôle d’un fantôme" (dans "Nadja")."
Il me fait jouer de mon vivant le rôle d’un fantôme, lui, ce regard qui m’observe mais ne me voit pas.
Le monde entier est-il une scène peuplée de fantômes ? Si je me sens invisible aux yeux des autres, ceux que j’observe ne sont-ils pas aussi une version spectrale d’eux-mêmes ? Mes parents, mes amis, cette femme sur les marches de l’église et cet homme sur son bateau se voilent d’un drap blanc à l’opacité changeante. Tous sont des proches éloignés et des inconnus qui le resteront à jamais. La vie est un jeu de masque où chacun s’amuse et s’illusionne. Mais parfois, être le comédien de ma propre vie m’épuise. Il a mon visage, ma taille et silhouette, un corps qui ne se perd pas mais se transforme, lentement, inévitablement. Parce qu’il me fait jouer de mon vivant le rôle d’un fantôme, le rôle reste le même tout en changeant au gré du vent du temps qui me pousse en avant.
Il ne me hante pas depuis toujours. Petit, mon rire s’épanouissait quand la joie m’imprégnait de son charme. La fausseté ne trouve pas sa place dans l’éclat de voix des enfants. La spontanéité les sauve de la mort vivante. Plus l’âge augmente, plus la descente vers les faux-semblants devient inévitable. Le regard d’un au-delà se matérialise petit à petit comme la barque de Charon dans la brume du Styx, d’une silhouette aux contours brouillés, il émerge avec la clarté de l’eau. Ce regard pénétrant mène à des Enfers gardés par un Cerbère que seule la musique orphique de la solitude endort. Eurydice meurt lorsque son amant la regarde.
Mon fantôme a besoin de ce regard pour se montrer. Je me souviens de notre première rencontre après une chute dans les graviers. Le rouge aux joues et aux genoux, je lui avais demandé :
– Qui es-tu ?
– Je suis toi et ton ombre.
– Pourquoi t’es-tu emparé de mon corps ?
– Vois ce doigt pointé vers nous, c’est à cause de lui.
Sa présence aigre-douce me hante autant qu’elle me protège des autres. Ses créateurs ne pourront jamais lever le voile blanc qui couvre mon vrai visage.
Cependant, comme toute vie, celle du fantôme est vouée à disparaître. Il n’est qu’une apparition dont la mort me fait renaître. Il cesse de m’habiter au moment précis où je m’abandonne à la pensée d’un autre, lorsque j’interprète ses mots et lui prête ma bouche. La salle plongée dans l’obscurité me révèle enfin. Tout comme mon fantôme, j’ai besoin du regard de spectateurs pour m’épanouir et d’une scène pour m’animer. Je joue et pourtant, les paroles et les gestes des personnages sont plus naturels à exécuter que n’importe quel pas épié dans une rue par des gens cachés derrière leurs volets.
Debout dans la loge, je me prépare à intégrer mon vrai corps. Je me rappelle la première fois où je me suis retrouvé. Mes parents m’avaient rapporté les murmures du public d’alors : « C’est qui ce garçon, il est nouveau, je ne l’ai jamais vu avant ? », « Quelle voix pour sa taille ! », « Mais si, c’est le petit à lunettes et bouclettes, le fils du docteur ». Dans le miroir de la loge se reflète mon incarnation. Le fard et le costume maquillent les traits du fantôme qui cessera de me hanter dans quelque instants. Et alors, pour une heure ou deux, mon corps et mon esprit se rejoindront dans cette identité tierce sans laquelle je ne suis qu’une ébauche de moi-même.
On toque à la porte. « Plus que cinq minutes ! » Je sens la nervosité s’installer dans mon ventre. Cette peur, je la respecte ; elle est comme la présence familière d’une boule de poils qui m’accompagne de salle en salle. Une dernière expiration et je me lève. Dans le couloir, je salue d’un sourire ma femme, mon frère rival et mon fils.
Les secondes s’égrènent. L’excitation monte des deux côtés de la scène, celle d’hier et du jour d’avant qui m’obsède et précède mon dévoilement. Ce soir, le rideau s’ouvre, je joue pour la centième fois le père du prince danois.