La consigne : réécriture d’une microfiction de Regis Jauffret, « Après la pitance », (Microfictions, éd. Gallimard, 2007, Folio, p. 21-22.) Voici son début :
« — Nous n’invitons jamais personne à dîner.
En revanche, si certains sont assez stupides pour nous convier, le jour dit, nous nous précipitions chez eux ventre à terre. Nous arrivons toujours une demi-heure à l’avance, afin que personne n’ait encore attaqué les biscuits à l’apéritif. Nous nettoyons les raviers en vidant la bouteille de champagne. Quand les autres invités arrivent, nos hôtes sont bien obligés de rapporter à boire et à manger. Avec mon mari, nous jouons des coudes pour qu’ils en soient réduits à la portion congrue. Quand il n’y a plus rien à grignoter, nous demandons à passer à table.
— Nous n’avons rien mangé à midi.
Ce qui est exact, car depuis la veille nous jeûnons en prévision de ces agapes gratuites. EN tout cas, les hors d’œuvre sont une formalité, et le contenu de la corbeille à pain saute directement dans notre estomac comme un ballon dans le fond d’un panier de basket solidement cousu. Le vin file dans notre gosier, comme l’eau d’une vaisselle dans le tuyau d’évacuation d’un évier. Le plat de résistance ne nous résiste pas davantage que la jardinière de légumes, la salade de feuilles de chêne, les quatre fromages du plateau, et le fraisier acheté une fortune chez Fauchon. (…) »
Dans les jardins, près d’un kiosque, nous étions accablées par la sensation de léthargie, complète et délicieuse, qui accompagne les débuts d’après-midis ensoleillés. Les bains de soleil, ceux du printemps, sont plus doux que les enfers signés par la saison estivale et, avec mes amies et ma famille, nous en profitions sans dire mot, le visage tourné vers le ciel, les membres réchauffés par la lumière. Il n’y avait pas grand monde autour de nous ; les rares passants, probablement le ventre plein des banquets dominicaux, avaient l’air d’être dans le même état de torpeur paresseuse que nous, un sourire niais sur les lèvres ou une main sur leur bedaine. La plupart nous ignorait, nous contournait, ne souhaitant pas nous déranger. Oh, ils nous regardaient un instant, vaguement, comme s’ils voyaient trouble, car nous devions être particulièrement tentatrices, là dans l’herbe molle, étirées et posées comme ces femmes séduisantes qui habitent certains tableaux. Beaucoup regardaient notre taille fine, d’autres jalousaient notre cou délicat, je les entendais chuchoter quelques compliments.
Le voisinage le savait, nous passions nos journées à nous nourrir, à faire les gourmandes, à jouer aux belles demoiselles dans les parcs et les jardins, à apprivoiser les oiseaux, à nous plaindre des vents frais et des nuages gris, tout en valsant toutes ensemble, n’ayant cure des commérages et des jalousies. Nous passions pour des choses fragiles, des choses faciles. Nous n’embêtions personne, pourtant il y en avait toujours un pour venir nous insulter et nous humilier en osant sourire en se penchant vers nous. Un sourire de prédateur. Oui, il y en avait toujours un pour oser poser ses sales pattes, encore grasses de leur repas, collantes de sucre, sur l’une d’entre nous. Et c’était toujours la même histoire, là, personne ne regardait, cette fois tout le monde ignorait, contournait, trouvait ça normal. J’en avais ma claque de ces abrutis, de ces monstres qui nous séparaient et qui nous arrachaient à leur guise. Un jour, quand je ne serai plus pâquerette, je serai plante carnivore. La plus grosse, la plus gourmande, la plus vive, et je leur boufferai les doigts.