Consigne : Ecrire une page (au maximum une page A4) "inspirée" par la scène inaugurale du film "Le mépris" de Jean-Luc Godard.
Elle ouvre le frigo et prend un yaourt. Un velouté. C’est tout ce qu’elle arrive à manger, les veloutés. Pas besoin de mastiquer, pas même besoin de faire fondre la texture dans la bouche, ça s’avale tout seul même si la déglutition reste difficile. Elle ne le sucrera pas, le sucre l’écœure. Tout l’écœure. Elle a déjà perdu deux kilos. Deux kilos en deux mois. Deux mois qu’elle est suspendue à ses appels. Deux mois qu’elle attend de le retrouver, une fois par semaine au mieux, pour deux heures au plus.
Elle s’installe à la table. Elle est prête. Il sera là dans un quart d’heure. Elle ouvre l’opercule avec application, elle prend son temps, et prend une cuillère à ses lèvres. Bientôt il sonnera, il lui sourira crânement et l’embrassera à pleine bouche puis il l’entraînera, comme une princesse, dans la chambre. Dans la chambre conjugale. Elle se dégoûte.
Elle jette un œil à la fenêtre. Il pleut. Elle pleure. Hier, elle a laissé Marc lui faire l’amour. Elle était étendue sur le dos et a attendu. Elle savait qu’il la regardait dans les yeux. Il la regarde toujours dans les yeux quand ils font l’amour. Mais hier, elle a détourné la tête. Elle ne le supporte plus. Elle ne supporte plus de l’entendre respirer, d’entendre ses bruits de bouche et la platitude de ses discussions. Elle ne supporte plus jusqu’à son existence. Pourtant, ils étaient bien ensemble. Il est gentil Marc, attentionné. Il voit bien que sa femme lui échappe. Elle s’est remise à fumer. C’est un signe. Elle avait arrêté quand ils s’étaient mis ensemble. C’était il y a quinze ans, quinze ans déjà, quinze ans qu’elle n’avait jamais regardé un autre homme. Elle s’est remise à sortir tard le soir avec ses amies. Il ne la reconnaît pas, il lui dit. J’ai besoin d’air, elle lui répond. Il s’énerve. De plus en plus souvent, des éclats de voix jaillissent de la maison et s’étouffent dans un claquement de porte.
Elle avale une autre cuillerée malgré les larmes qui roulent sur ses joues, il faut manger. Elle est amoureuse. Elle est dingue d’Antoine, elle voudrait se fondre en lui. Quand ils se voient, elle boit tout. Tout ce qu’il est la séduit, la voix d’Antoine, les mots d’Antoine, les gestes d’Antoine. Son corps (ses fesses), son visage (sa bouche, ses yeux). Pourtant, il a été clair dès le début. Il ne quittera pas sa femme. Et de fait elle ne voit aucune évolution dans leur histoire. Elle s’était dit qu’il tomberait amoureux. Comment ne pourrait-il pas l’aimer alors qu’elle l’aime tant ? Mais non. Elle sent bien son détachement. La première fois qu’ils ont couché ensemble, il lui a dit qu’il ne trouvait rien d’intime dans le sexe. L’intimité c’est le quotidien qui la crée. Se rend-il compte de ce que ça lui a coûté de se donner à lui ? La dose de courage qu’il lui a fallu pour confier son corps à un autre que son mari ? Elle se donne à lui. C’est bien ça le mot. Son désir la rend totalement soumise, il sublime tout, elle accepte tout.
Encore une bouchée. Dans quelle merde elle s’est foutue. Elle est en train de tout perdre. Avec quelle légèreté pourtant elle était rentrée à la maison la première fois qu’ils se sont vus. Quand elle s’est installée au volant de la voiture familiale, elle a souri rageusement. La petite fille bien sage, celle qui avait toujours obéi, celle qui traversait toujours aux passages cloutés, elle avait tout envoyé en l’air, elle l’avait fait. Elle s’était libérée en une soirée du poids de son éducation, d’interdits bien intériorisés. Le lendemain, ça l’avait vite ramassé. Le manque et la culpabilité. Le manque avait triomphé. Elle était prête à le revoir, le voir chez lui et baiser dans le lit de sa femme. Le voir chez elle. Elle n’avait plus aucune once de moralité. Elle s’avilissait.
Une dernière cuillère, elle le finira après. Elle regarde l’heure, il ne devrait pas tarder. Dans une heure, elle commencera à avoir mal au ventre. Elle voudrait qu’il ne parte jamais, que jamais il ne la quitte. Elle se fait honte. Elle a tout perdu. L’amour de celui qui partage sa vie, dont elle supporte plus ni les colères, ni les caresses. Elle n’a rien gagné, si ce n’est un vide béant laissé par celui qui ne l’aimera jamais.
La sonnerie retentit. Elle se lève, replace le yaourt aux trois-quarts entamé dans le frigo et se dirige vers la porte d’entrée, les yeux éclaircis d’une lueur d’illuminée.