Consigne :
Regarder le tableau "La Parole" de Victor Brauner.
(le tableau est de 1938 - il est conservé au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg).
Écrire UNE page en "interrogeant" le tableau et en essayant d’en dégager un savoir.
Penses-tu pouvoir me comprendre ? Ah, je ris. Les morceaux de couleur s’envolent, poussés par mon souffle, et toi, tu les vois bouger. Tu les regardes même danser. Comme des bouts de papier, des confettis. Une sorte de pétales qui tombent vers le haut, d’une sorte de plante qui n’a aucun corps. Ils valsent et tes iris aussi, entre le clair et l’ombre. Mon souffle chantonne presque, le froissement de l’air contre les couleurs résonne, quelque part, dans un souvenir. Un souvenir. Il y en a un dans le rouge. Un autre dans la forme de ma tête. Ma tête en est-elle une ? Il y a en revanche une sensation, elle effleure ma jambe. La tienne aussi. La mienne se tend et vient s’enrouler autour de tes hanches. L’autre suit. Et tu t’accroches à moi. Je suis devenu le souvenir, j’apporte la sensation. Un demi-corps mêlé au tien, c’est parfait, tu ne te souviens plus du reste. Ni de la poitrine, ni du visage, ni des lèvres. Il n’y a que moi. Que ça. Tu as du mal à imaginer tes doigts s’enfoncer dans ma chair mais je t’assure que tes mains sous mes cuisses me tiennent et que mes chevilles dans le bas de ton dos sont croisées, fermement, verrouillées, et retiennent le souvenir qui n’en est pas un à vrai dire. C’est un secret.
Mais tu me lâches. Je tombe sur le drap, la draperie, la voilure, le tissu, le jupon, peu importe, je tombe sur le vert et le rouge et le noir. Et tu me regardes. Tes lèvres sont entrouvertes maintenant. Tes yeux ronds. Le sang un peu plus chaud dans ta gorge. Sous tes joues. Oui, il y a des anses, deux, sur mes hanches. Des poignées, et ta première idée a été de vouloir me posséder, te t’agripper juste là et de me serrer. Tu m’aurais embrassé, mais je n’ai qu’un demi corps, le haut à côté te semble étrange, étranger, alien. Oui, alien, comme dans le film. Les films. Ceux qui t’ont faite grandir. Des attributs humains et des attributs aliens. Comme elle, celle que tu aimes. Oh oui, tu l’aimes. Malheureuse, déformée, abîmée et parfaite, tu l’aimes. Je parle de qui ? Tu penses à qui ? Toujours aux films ou à elle ? Les deux peut-être ? Rêve ou réel, tu n’as jamais su choisir. Non, en fait, tu as fait ton choix il y a des années de ça. Ce sera le rêve, et rien de réel. Jusqu’à elle. Elle est réelle, tu as du sortir du rêve. Oh, tes yeux brillent. Tu ne veux pas parler d’elle, d’accord. Mais tu penses constamment à elle, comment veux-tu que moi je parle d’autre chose si elle est tout ce que tu me donnes, tout ce que tu donnes à tout ce que tu regardes ?
Tu t’entends ? Je ne suis rien et tu me donnes tout, je ne m’anime qu’à travers toi et tu es probablement folle de me donner autant parce qu’autour de toi, ne les regarde pas, autour de toi ils regardent mais ne voient pas et ils tournent, ils passent à autre chose, n’animent pas autant, ne donnent pas autant, c’est ce que tu penses, c’est ce que tu crois, stop. J’ai toujours la même tête, oui. Je t’échappe un peu. Fond noir, formes géométriques, du brun, un début de quelque chose et pas de fin, une fin et pas de commencement. En fait, je n’ai rien à voir avec elle. Où est-ce que tu es allée chercher ça ? Tu projettes ta conscience sur moi et dans ma bouche. Ma bouche qui souffle toujours mais ne rit plus. C’est une bouche affreuse, je sais. Merci. Et ce que je souffle est organique, palpable. Une serpillière ? Un fantôme à poils longs ? Tu es ridicule, et tout ça l’est aussi. Le charme s’est effacé. Tu es partie quand je t’ai parlé des autres parce que tu as pensé à eux. Les autres. Je suis un autre. Une autre ? Une autre chose. Tu as vu ? Les tâches mauves et blanches tombent toujours vers le haut. Réfléchis. Rien n’a changé, reviens.
Tu pars ?
Je ne t’ai rien appris. Pas vrai ? Ah, je ris.
Tu es partie m’écouter ailleurs. Tu m’entendras toujours.