C’était un matin comme tous les autres. Elle avait décidé de partir parce qu’elle savait que les choses seraient mieux ainsi. Un train c’est tout aussi bien. Elle portait un gros sac de trek, il était lourd pour elle. Sa petite bibliothèque dans le dos, elle s’était carapatée à Paris en bonne compagnie. Un quai de gare, puis deux. À ses côtés, un garçon fin faisait le chemin avec elle. Ils avaient traversé les paysages et regardaient les nuages en essayant de deviner leur nom. Un métro puis descendre du métro. Puis un deuxième métro, puis le bus. La violence humaine l’avait frappée au visage lorsqu’ils avaient rejoint la surface de la terre. Sortir des entrailles parisiennes était une épreuve. Cette chaleur, ce mouvement grouillant partout, toujours. Puis la fatigue du voyage avait commencé à prendre le dessus, ils étaient perdus, ne sachant où s’orienter dans cette perte totale de repères. « Vos papiers, s’il vous plaît », c’était leur ami qui était venu les chercher. Ils avançaient dans la ville, ne cherchant pas à comprendre le chemin, ils avaient tellement hâte d’arriver. Ils quittèrent l’artère fémorale de la ville et s’engouffrèrent bientôt dans une petite rue plus calme où se trouvait un lycée de banlieue. Elle avait été frappée par la rapidité avec laquelle ils avaient quitté cette grande agitation bouillonnante. Ils s’arrêtèrent devant l’entrée d’une grande grille de fer gris. C’était là, leur nouveau petit nid. Ils traversèrent la cour intérieure d’un pas rapide, à la fois pressés d’arriver et ayant hâte de retrouver les autres. Une porte que l’on poussa, puis l’escalier jusqu’au premier. La porte d’entrée s’ouvrit. Ses sens à elle furent perturbés. Une large lumière rose baignait tout l’appartement dans une chaleur froide. Un large « coucou » comme une bienvenue accueillante. Une jeune femme se tenait là, un grand sourire aux bras ouverts. Cette jeune femme qu’elle ne connaissait pas encore mais qu’elle saurait apprécier, plus tard. Elle s’engouffra dans la chambre de son ami qui était venu les chercher, puis elle appliqua la technique des trekkeuses. Elle s’assit sur le lit, le dos bien droit puis détacha d’abord la ceinture ventrale. Clac. Elle desserra les lanières de ses épaules puis défit son sac entièrement. Bien vite, elle retourna dans le salon et prit le temps, cette fois-ci, de se présenter. Elle savait qu’elle aimerait cette femme, elle le sentait déjà. L’appartement vêtu de murs blancs avait cette odeur, cette odeur si particulière. L’odeur du neuf dans cette vieille ville. Comme un parfum de bambou qu’on trouve dans les restaurants à sushi. Un microcosme s’installait déjà. Puis, les moments qu’elle vécut se teintèrent de contours flous. Elle ne savait plus exactement. Ils étaient cinq, quelques semaines plus tard, ils seraient six. Le nombre parfait, l’équilibre total. Six c’est trois filles et trois garçons. Six c’est trois femmes et trois hommes. C’est six esprits qui fonctionnent et qui résonnent. Elle le savait depuis quelque temps, sa place était ici. Vous savez, cette lumineuse et magnifique impression d’être exactement là où nous devons nous trouver à cet instant même. Un « six clos » qui s’ouvrait sur une durée de vie. Chacun savait que cela ne durerait pas mais que cela durerait quand même, un temps. Exister pour les autres, que vous, vous deveniez mon monde. Quelques semaines, quatre, peut-être six. Ce sentiment de la fin sublimait celui du début, comme une date limite à la consommation. Le sourire de ce joyeux petit monde tenait en ses imperfections et ces loufoqueries. Une DLUO difficile à conserver. Cet appartement ne possédait pas de frigo mais il avait l’avantage d’être entouré par un large balcon. Le balcon devenait le lieu de conservation par excellence. Le livre trônait aussi sur son petit bureau rouge et immonde. Genet régnait en maître dans cet appartement, aussi bien dans le frigo que sur son Balcon. Ce petit bureau rouge donc, immonde par ses petites paillettes collées dessus. Quand sa tête ne travaillait plus et qu’elle se perdait dans ses pensées, elle réfléchissait sur l’existence de ces paillettes. Comment étaient-elles arrivées là ? Peut-être était-ce un enfant qui jouait à dessiner et faire ces petits dessins laids de l’enfance où seule compte la joie d’étaler des couleurs. Ce petit garçon, c’était un petit garçon, avait alors voulu parfaire son œuvre d’art en ouvrant le gros pot de paillettes. Il lui était difficile d’ôter le couvercle. Ses petites mains remplies de feutres n’avaient pas la force de dévisser le pot en plastique, alors dans un excès de caprice nerveux, il l’avait tourné de toutes ses forces et les paillettes s’étaient répandues partout. Quelques petites miettes s’étaient alors figées là, sur ce bureau. La peinture se décollait, le rouge tirait sur le rose. Les petites poignées rondes des tiroirs qu’on ouvrait trop souvent s’étaient tachées du noir des mains sales des enfants. Je revois déjà, dans l’entrebâillement de la porte, le regard sévère du parent, à la fois sidéré, et énervé s’apprêtant à sermonner l’enfant de son regard perdu parce qu’il avait fait une bêtise.
C’était un appartement pour trois et ils étaient six. Cela posait problème. Peut-être était-ce à cause de ce surnombre que les plombs sautaient souvent. Un habile jeu de lumière s’était installé entre les différentes pièces. Il était impossible pour eux d’allumer les chambres sans que tout le reste de l’appartement ne soit plongé dans le noir. Cette émanation puissante était vectrice de sens. Elle ne faisait pas que faire sauter les plombs. Elle créait une symbiose où tout rentrait en parfaite harmonie. Cette harmonie avait néanmoins était mise à mal par l’arrivée de l’électricien. Fatigué d’être dans la semi-obscurité, l’un d’eux avait finalement trouvé le courage d’appeler ce réparateur de l’énergie. Seul problème : l’électricien connaissait la propriétaire. Étant six dans un appartement à trois pour une longue durée, cela posait une difficulté. C’est parce que la sous-location est illégale en France qu’ils s’étaient retrouvés pieds-nus sur le balcon et dans le froid. Ils se cachaient de l’électricien, priant pour qu’il ne les trouve pas. Par un habile saut de chat, l’un d’eux avait réussi à se faufiler dans l’une des chambres qui communiquait avec le balcon. C’était aussi ces longues soirées hypnotisantes teintées de rose. En effet, un néon rosé trônait dans cet appartement blanc. La journée, il se tenait éteint. OFF. Mais vers 19h, 20h, il s’allumait. ON. Les plombs sautaient. Lorsque le néon était allumé, le temps changeait. Il proposait une autre manière de traverser les instants. C’était comme ces petits cubes posés nonchalamment sur la nappe rouge du salon. Directement sur le sol, un petit goûter s’était improvisé. Ce n’est pas vrai. Il était prévu. Six tasses de thé était posées. Plus tard dans la soirée, lorsqu’elle réalisa enfin que cette nappe était humide, elle fut incapable de comprendre comment une tasse de thé avait pu se renverser sans qu’elle ne s’en aperçoive. Ses doigts touchaient le tissu alourdi par l’eau et son cerveau se heurtait à la dureté de cette information. Comment cela avait-il pu lui échapper ? Ce n’était qu’un détail mais elle en resta contrariée. Le néon était allumé. ON. Elle traversait le monde à l’envers et se retrouva sous terre. Tous ses sens s’étranglèrent dans son crâne. Le temps était long et doux. Elle était docile y compris alors. Dans une douceur diffuse, ses cheveux heurtèrent le tissu mou et épais du lit. Pause. Après avoir testé ce 365 de la vie, les choses se calmèrent. Tout repris son calme. Les jours s’allongèrent pour ne former qu’une suite infinie et calme de moments heureux. Tester une vie en communauté, enfermés en plein Paris pour une durée déterminée. C’était un contrat social cadré qui laissait place à la magie du moment. Six petites boîtes crâniennes dans une grosse boîte en béton. Il était là assis devant moi. Ces petits yeux plongés dans les miens. De si petits yeux qui transperçaient l’immensité. La journée, ils ne se parlaient pas beaucoup, presque pas en réalité. Le flux d’énergie était si intense qu’il permettait de se croiser toute une journée sans s’adresser la parole. C’était un exercice reposant. Ils étaient suffisamment nombreux pour ne pas avoir à exister constamment aux yeux des autres. La synergie circulait si bien entre eux qu’elle pouvait se permettre de devenir figurante de la scène. La vie se passait de mots. La vie se passait d’elle. Elle aimait parfois faire partie d’un décor, comme un retrait volontaire. Elle se mettait alors à observer les autres dans leur globalité. Elle captait ces dialogues sacrés et sublimes qui se produisaient au détour d’une conversation ou d’un échange de regards volés. Une oscillation constante organisa les jours qui s’écoulèrent tranquillement. En effet, la journée un calme studieux régnait dans l’appartement. Chacun était réparti dans les différentes pièces et travaillait calmement. Calmement n’était peut-être pas le mot approprié. En effet l’un d’eux était guitariste. Il passait plusieurs heures de la journée à inonder les lieux de sa musique. L’étude de la guitare classique peut être une aide à la concentration. Par sa rigueur, son application et sa discipline, elle est propice à l’étude. Néanmoins, entendre pendant plusieurs heures les mêmes notes peut porter atteinte à votre santé mentale. Ce long guitariste aux cheveux en pétard était le paysage musical de cet appartement. Lorsqu’il ne jouait pas, il sifflait. Si il ne sifflait pas, il inventait des chansons toutes plus farfelues les une que les autres. Il était la note de musique. Parfois, une jeune femme sortait de sa chambre, l’air contrarié. Ses cheveux étaient épais et d’un marron profond. Elle était difficile à cerner, profondément tendre, elle passait le plus clair de son temps à faire part de ses tribulations amoureuses aux autres. Elle souffrait. Elle était touchante par sa volonté à se donner un air détaché de tout. En réalité, tout la traversait. Une certaine connaissance des choses émanait de ces quatre-vingts mètres carrés. Il lui arrivait d’être entouré par un joyeux cercle dansant et chantant faux. C’était beau. Une connexion s’inventait. Comme si leurs corps les gênaient par un surplus d’eux-mêmes. Parfois, une odeur de cigarette émanait de lui. Il était reconnaissable à son long peignoir. Un peignoir qui s’étirait dans le temps. Il était d’un bleu nuit un peu sale avec des petites rayures blanches côtelées. Souvent, de petites chaussures bizarres accompagnaient son accoutrement imparfait. 15h, l’heure du goûter. ON. Tout a changé. Les heures défilent lentement maintenant. Il avait cette odeur si réconfortante et familière. Une odeur de câlin du soir. Son corps prenait des allures de lieu de vie. Il sentait la poussière et le gâteau au chocolat. Un joyeux bordel en somme. Tout n’était que calme et volupté. Les choses s’accélèrent parfois. Alice était arrivée la dernière. C’était comme un petit chat qui était rapidement passé dans entrebâillement de la porte avant que cette dernière ne se referme. Un temple très privé et si fermé. Les humains parfaits dans une situation imparfaite. Un souvenir lui revint alors. Elle repensa au métro. Quelle étrange atmosphère que le souterrain parisien. Les gens s’entassaient tous vrillés sur ces petits rectangles noirs. D’un coup, elle prit conscience de la tristesse de la scène. Trop occupée par la peur de se faire voler ses biens précieux par des mains habiles se glissant dans son manteau, elle n’avait d’abord rien vu. Puis, ses yeux s’ouvrirent. Dans la rame du métro bondée toute cette énergie s’était entassée. Une énergie qui mourrait parce qu’elle n’existait que pour elle. Le métro, ce lieu si laid qui pourrait être si beau. Elle s’était souvent demandée comment il était possible de se sentir si seule dans un lieu où tant d’humains et de chaleur humaine régnaient. Elle lui manquait. Depuis longtemps elle se tenait dans les silences, au détour de chaque coin de rue et dans leur absence. Elle espérait la croiser dans cette boulangerie ou sur cette place. La nuit elle avait chaud, le jour il faisait froid. Souvent, elle reconnaissait le moment qu’elle vivait au lieu où elle s’endormait. La nuit, ses yeux s’ouvraient et dans une quinte d’angoisse, perdue dans un lieu immense et noir, elle se demandait où elle était. Sa mémoire était mauvaise. Il lui était difficile de séquencer ses souvenirs et de les aligner dans une juste temporalité. Parfois, elle se demandait même si elle avait vraiment vécue cela ou si ne c’était qu’une illusion fantasmée. 11h11. C’était long, si long. C’était aussi la première fois qu’elle faisait tant de choses. Une douce intensité donc, baignée d’une énergie dynamique. Elle s’était retrouvée là, dans ce large rectangle. Ce rectangle projeté dans la cour des grands. Des petits personnages blancs qui évoluaient avec des petits bleus dans un ballon. Les guilis. Les papouilles dans les cheveux. C’était un peu sa manière à lui de tester les gens. Certains posaient des questions, d’autres cherchaient à comprendre. Lui, il observait leurs doigts. La finesse des traits laissant des sillons dans les cheveux. La sagesse des doigts, la douceur du toucher qui tranche avec la longueur des ongles. Si son cuir chevelu acceptait la main, mon ami se sentait alors en confiance. Je ne comprenais pas le principe entre les Français et les Écossais. Les positions dehors, les positions de sortie de ballon, toutes ces choses qu’elle ne comprenait pas. Elle avait envie de gaufre, heureusement un gâteau au chocolat cuisait. Elle se souvient du marché hier. Les choses continuaient, elle le savait. Parfois, elle sentait ses bras qui fondaient et qui s’éloignait d’elle, très loin et qui partaient sans cesse. C’était comme ses phrases qui n’allaient pas. La balle sort et voilà, ils mettent un peu d’effet. C’est difficile de communiquer en tant que chute. C’était frustrant pour lui et elle avait envie de caramel. Un marathon à la troisième mi-temps qui disparaissait dans les nébuleuses bibliques. Elle se souvient, elle était en CM1. Tous les midis, elle devait se ranger pour aller à la cantine. Elle avait du mal à mettre son long manteau trop grand pour elle. Il était trop lourd pour ses petites mains. Souvent, la maîtresse l’aidait, elle en faisait un peu exprès pour attirer cette attention si particulière. Une attention stricte et cadrée qu’elle arrivait parfois à transformer en attention maternelle. Elle sortait de la classe parmi les derniers et ses quelques amies l’attendaient. Elle se souvient de ce geste, l’enfant qui attend dans le rang et qui tend la main invitant ainsi son ami à la rejoindre. Une fois à l’unisson, le large portail s’ouvrait. C’était un gros portail d’école primaire vert foncé difficile à ouvrir pour des mains fragiles et insignifiantes. Une petite route de campagne constituait le principal danger sur le chemin de la cantine. Ces trois mètres cinquante de goudron s’imposaient comme un monstre à franchir pour de si nombreuses petites jambes. Ce qui la marqua, c’était le coin parfaitement perpendiculaire que formait la route avec l’école. C’était fascinant de reproduire si respectueusement ces figures géométriques à l’échelle de la route. Ce n’était que quelques pas. Dix, peut-être vingt mais pas plus. Ce sont ces quelques pas qui lui reviennent maintenant. Sa petite cadence accélérée, alléchée par la gourmandise et la surprise que constituait le repas du midi.