Le théâtre de la tête noire, depuis son ancienne église désacralisée à Saran (qui jouxte Orléans), vient de me passer la commande de texte « Partir en écriture ». Ce théâtre est labellisé « Scène conventionnée pour les écritures théâtrales contemporaines », en clair cela signifie qu’elle a l’audace de croire qu’un auteur vivant peut aussi raconter le monde d’aujourd’hui... Il s’agit donc d’une résidence d’écriture en immersion vers une destination libre pour faire naître des pièces de théâtre d’auteurs francophones (Ingrid Boymond [France] et Hakim bah [Guinée] partageront cette même aventure)
J’ouvre les yeux. Pérou. Mongolie. Argentine. Alaska. Groenland. Cambodge...
J’ai toujours été fascinée par les récits des écrivains voyageurs...
Un de mes premiers souvenirs de lecture, c’est « Apoutsiak, le petit flocon de neige » de Paul Émile Victor, l’histoire d’un petit esquimau qui a bercé mon enfance, sur les illustrations on le voyait dépecer des phoques ou dormir enveloppé de fourrures dans le dos de sa mère.
Des envies d’ailleurs...
Je me rappelle alors cette pensée de Rudyard Kipling « Tout bien considéré, il n’y a que deux sortes d’hommes dans ce monde, ceux qui restent chez eux et les autres... »
Direction le Cambodge
J’arrive à Phnom Penh, et, je pense à Kerouac « Écrire est un boulot... Alors il faut que je bouge ! » J’achète un petit carnet, outil nomade par excellence. J’écrirai des bribes, des directions, je fouinerai ; ce que je préfère dans l’écriture c’est ce voyage-là, quand tout est possible quand je n’écris pas un mot, mais que toutes les particules de fictions volatiles se déposent.
Partir en écriture, c’est ouvrir le champ des possibles. Une histoire viendra en route...
La visite du lendemain, à Tuol Sleng l’ancien lycée français devenu centre de torture « S-21 » sous les Khmers rouges, inscrira les premiers mots, peut être qu’un personnage les reprendra...
« La première chose qui m’a frappé / En arrivant ici à Tuol Sleng / C’est une pancarte “No Pokémon game here” / Interdit d’attraper un Pokémon sur les tombes blanches à l’entrée du musée / Chercher Pikachu dans les salles de tortures/ Défier et combattre sur le mémorial érigé au milieu des bâtisses rectangulaires / Plus de 15 000 morts entre 1975 et 1979 / Un des seuls rescapés encore vivants signe son livre à la sortie / Et se demande comment c’est possible / Une dame lui coupe les poils des oreilles / “Ici c’était un site de sang et de mort / Aujourd’hui c’est un lieu pour étudier l’histoire” / C’est écrit sous le Pokémon barré de rouge / Un peu plus loin dans la cour il y a un barnum / Une cagnotte pour financer les sorties scolaires des élèves cambodgiens / moins de 6 % des élèves connaissent le site »
Je poursuis la visite...
Et c’est avec émotion que je rencontre la peinture de Vann Nath (décédé en 2011). Certaines œuvres sont exposées dans les couloirs de la prison. Il fut l’un des sept rescapés de Tuol Sleng. Avant d’être arrêté, il peignait des affiches de cinéma, après la libération de la prison par les Vietnamiens en 1979, il peindra toute sa vie des scènes de torture, le sang et la peur. Je l’imagine chercher chaque jour les tonalités de rouge sur sa palette.
C’est terrifiant de comprendre comment le régime des Khmers rouges a fonctionné.
De l’évacuation de Phnom Penh en trois jours le 17 avril 1975 (littéralement transformée en ville fantôme envahie par la jungle, tout comme les temples montagnes d’Angkor) poursuivie ensuite par l’évacuation de toutes les villes du pays, les populations citadines seront contraintes à travailler dans les campagnes, beaucoup mourront de faim et d’épuisement. La doctrine des Khmers rouge opposait « l’homme nouveau » (majoritairement des citadins considérés comme pervertis par le capitalisme) au « peuple ancien » des campagnes. La dictature de Pol Pot entraînera la mort d’un quart de la population de 1975 a 1979 (1,7 million de cambodgiens)
- Le peintre Vann Nath
Pendant la période du régime des Khmers rouges, l’art et les artistes au Cambodge seront supprimés. Certains encore utiles pour faire des portraits ou des bustes de Pol Pot survivront, comme le peintre Vann Nath. Les années qui suivront, les artistes survivants tenteront par leur art de témoigner ou de combler le vide d’images, la plupart du temps, seules les images de propagande ont été épargnées.
Pour le réalisateur Rithy Panh, il est essentiel de retrouver et de sauvegarder les archives du pays, c’est ainsi qu’il a créé le centre Bophana (Du nom d’une jeune femme disparue à Tuol Sleng) pour lutter contre l’amnésie collective et ce problème d’absence d’images « témoins » et leur importance dans le processus de reconstruction (thématique qui sera au cœur de son film documentaire « L’image manquante » en 2013. Le centre Bophana se donne aussi comme mission de former les jeunes cinéastes, Rithy Panh quand on l’interrogeait sur le ressassement autour des thèmes du génocide cambodgien déclarait qu’il ne pouvait pas travailler sur autre chose, mais que la jeune génération pourrait raconter d’autres histoires...
En tout cas, une résidence d’écriture au Cambodge interroge forcément sur les histoires à raconter... et sur la place des artistes, de l’Histoire qu’ils traversent et des histoires qu’ils raconteront.