Je vais probablement vous surprendre, mais je ne vous dirai pas que j’aime la langue française. Je ne vais pas non plus vous parler des façons dont je l’utilise dans mon travail et au quotidien. Une langue, peut-on la comparer à un instrument ? « Bien avant de servir à communiquer, le langage sert à vivre », écrivait le linguiste Émile Benveniste. En suivant la logique de son propos, je vous dirai que la langue française, je la vis, et ce de manière très complexe, depuis plus d’une trentaine d’années maintenant. Et cette francophonie personnelle, j’évolue à travers elle.
Pourtant, la façon dont mon parcours débutait n’avait rien d’extraordinaire. En Russie, et surtout à Saint-Pétersbourg, qui garde sa réputation de capitale culturelle ouverte au monde occidental, l’apprentissage des langues étrangères est une activité encouragée et valorisée dès le début de la scolarité et même dès la petite enfance. Il était donc assez prévisible pour la fille aînée d’un Estonien qui, lui, avait décidé de ne pas quitter Leningrad (nom soviétique de la ville) après la chute de l’URSS, de commencer à apprendre à l’école deux langues étrangères, dont le français. Eh oui, l’accent français contribue depuis des siècles au genius loci de Saint-Pétersbourg, historiquement francophone grâce aux échanges culturels franco-russes.
En même temps, tout ce qui m’arrivait en lien avec la langue française me tombait dessus souvent in extremis, au hasard du dernier moment, pour ainsi dire. Quand j’avais 7 ans, mes parents m’ont inscrite au groupe d’allemand à l’école, mais suite à une demande de la part de la famille d’un camarade de classe, qui apprenait déjà cette langue, je me suis retrouvée dans un groupe de français, chose qui n’était pas prévue, mais que je n’ai jamais regrettée plus tard. En quatrième année à la fac de lettres, sur le conseil de ma professeure de français, j’ai décidé de m’inscrire au Collège Universitaire Français de Saint-Pétersbourg, établissement d’enseignement supérieur français en Russie. Je suis arrivée au bureau une demi-heure avant sa fermeture le jour de la clôture des inscriptions. Pareil pour la bourse du Gouvernement français, je n’y croyais pas trop jusqu’au moment où ma note de mémoire a été augmentée et que mon projet de recherche sur le théâtre littéraire a été classé meilleur par le jury français. Il en a été de même pour mon contrat d’allocation de recherche à Paris 8. Mon directeur de thèse a signé mon dossier très tard dans la journée, et j’ai dû le glisser sous la porte du secrétariat fermé, et devinez quoi, c’était le dernier jour pour le dépôt du dossier. Finalement, c’est moi qui ai empoché le contrat d’allocataire monitrice et puis d’ATER par la suite, sans pourtant trop m’y attendre, tellement j’étais hantée par mon syndrome de l’imposteur à l’époque. Bien plus tard, je suis partie sur un coup de tête à Moscou, embauchée par un PDG francophone pour travailler comme directrice créative dans une maison d’édition qui publiait des magazines et autres ouvrages de vulgarisation à destination du grand public.
Il y a eu beaucoup de portes fermées dans ma vie, je dois le dire, et ces portes s’ouvraient assez rarement devant moi, mais certaines s’ouvraient quand même grâce aux rencontres avec des gens passionnants. Avec le recul, je constate que je partais toujours ailleurs, toujours à l’aventure dès que ça devenait contraignant ou injuste, quand ça commençait à être moins inspirant, quand ça ne me permettait plus d’explorer ma créativité et de suivre mon élan. Ça rendait atypique et peu conventionnel mon parcours qui était déjà assez précaire, comparé à ce que j’aurais pu vivre si j’avais suivi une trajectoire plus rationnelle. Or, comme je viens de le suggérer, nos vies se construisent grâce à nos rencontres et à nos décisions, c’est comme ça. À un moment donné, on comprend que ça nous mène vers ce que nous devenons en fin de compte, et rien ne peut y remédier. Heureusement, d’ailleurs. Et donc le fait d’avoir écrit ma thèse de doctorat en France, de traduire des livres russes, de publier des articles et des poèmes en français, tout ça m’a permis de trouver ma voix, que je m’exprime en russe ou en français. Je ne peux pas le nier si je veux être sincère avec vous et avec moi-même. Si je devais définir le rôle de la langue française dans ma vie, je dirais qu’elle a toujours été pour moi une sorte de fil conducteur qui déterminait et qui continue à déterminer mes choix, à la fois bons et mauvais.
Avant de fonder ma propre structure où j’enseigne le FLE en tant qu’experte à Saint-Pétersbourg, j’ai longtemps travaillé comme professeure de langue française à l’Institut Français et au Collège Universitaire Français. J’ai accumulé énormément d’expérience, j’ai pu aiguiser mon sens de la langue. Le français, je le maîtrise presque intuitivement maintenant. Je peux dire qu’à force de m’approprier une langue qui m’était étrangère, à force d’évoluer en approfondissant mes expériences de vie qui en étaient inséparables, je n’éprouve plus vraiment ce sentiment d’insécurité linguistique qui accompagne souvent nos débuts. Au départ, on se pose beaucoup de questions. Souvent, on soigne tellement sa grammaire qu’on arrive à faire même moins d’erreurs que les « locuteurs natifs ». Il y a parfois un doute qui persiste : cette langue, et si j’allais l’oublier, si j’allais perdre le niveau ? Suis-je d’égal à égal avec les locuteurs natifs ? Ai-je droit de créer à l’intérieur d’une langue étrangère ? Aurai-je autant de notoriété avec ma poésie francophone ? Or, au fil des années passées au contact de la langue française, j’ai compris finalement que la francophonie ne supporte aucune hiérarchie de ce genre. La langue française est une source de créativité disponible à tous et à toutes, il suffit juste de s’y aventurer. Une langue est vivante, elle se transforme sans cesse. Il faut la suivre de près, saisir chaque détail, chaque nouvelle expression qui apparaît, être à l’écoute de sa grammaire actuelle, aller sur le terrain et vers les gens qui la parlent. C’est ce que j’essaie de transmettre aux apprenants quand j’enseigne la langue française.
Enseigner, c’est une tout autre question. Comment enseigner une langue étrangère à l’époque des applications éducatives créées selon les modèles privilégiant l’ubérisation, où le rôle de l’enseignant se réduit de plus en plus à rendre un service ponctuel sans continuité pédagogique ? Où on va jusqu’à dire qu’un cours, c’est un « produit », un objet commercial somme toute ? Donner des cours en ligne, ça va encore : ça rapproche, ça rend l’apprentissage disponible à ceux et celles qui se trouvent à l’autre bout de la planète, surtout maintenant, où nous sommes encore tous séparés pas la menace invisible du virus qui a envahi la planète.
Je fais aussi attention à rendre mes cours de français accessibles aux publics de tous les horizons, ne pas les réserver aux élites. Quand j’étais étudiante à Saint-Pétersbourg dans les années 1990-2000, je ne pouvais pas me permettre d’améliorer mon français avec un professeur particulier ou en suivant des cours payants en groupe. En dehors des quelques heures de cours par semaine dispensées à l’université, je le perfectionnais seule, à travers les livres et les chansons françaises. C’est pourquoi sans doute j’adore surtout enseigner aux jeunes étudiants et aux jeunes spécialistes et je voudrais bien sûr que ces jeunes puissent se le permettre. Curieux, brillants, modernes, ils et elles pétillent d’énergie créative. Qu’est-ce qu’on se marre parfois avec mes groupes ! Mais je dois dire que j’aime en général être au contact des gens de divers âges et métiers. Je constate alors combien on est tous différents. Chacun a son propre talent, son « super pouvoir », sa vie et sa trajectoire. Humainement, c’est très enrichissant.
Et puis, enseigner, ça contribue à la création des ponts d’échange entre plusieurs cultures. Quand j’enseignais la bioéthique et l’histoire des idées en français aux étudiants marocains, tunisiens, algériens, malgaches, ghanéens et congolais venus en Russie pour obtenir leurs diplômes, on a eu des conversations philosophiques passionnantes et des fous rires, et tout cela était possible et faisable parce que nous maîtrisions – et c’est un simple constat empirique – tous et au même moment la langue française. En même temps, nous nous trouvions loin de toutes les terres francophones.
Je voudrais terminer mon témoignage avec un de mes poèmes, rempli d’espoir pour notre planète.
Je me suis réveillée si jeune
La mémoire manquait encore tellement
De choses et de personnes
Que je devais voir, retenir
Ou garder près de moi.
Je sentais le bruit rythmé
Produit par le monstre-monde,
Immense et affectueux,
Qui communiquait sans cesse.
Dans les rues, je pouvais tout vivre.
Il s’y cachait ma présence,
Le centre et les environs,
Mais je me trouvais déjà
Aux abords des villes
Qui m’avaient un jour envahie.